Culture
Expert - Transistor Asie

Chine : le casse-tête des concerts

Bon Jovi lors d’un concert au Staples Center de Los Angeles, le 11 octobre 2013. La tournée du rocker en Chine vient d’être annulée car l’Américain a affiché dans le passé son soutien au Dalaï-Lama. (Crédit : Kevin Winter/Getty Images/AFP)
Bon Jovi lors d’un concert au Staples Center de Los Angeles, le 11 octobre 2013. La tournée du rocker en Chine vient d’être annulée car l’Américain a affiché dans le passé son soutien au Dalaï-Lama. (Crédit : Kevin Winter/Getty Images/AFP)
Ces derniers jours sur Wechat et autres réseaux sociaux chinois, beaucoup de gens publiaient leur désarroi suite à l’annulation des concerts de Bon Jovi prévus la semaine prochaine à Pékin, Shanghai et Macao.
Pour être honnête, je n’ai pas grand-chose à faire de Bon Jovi, ce rockeur vieillissant, mais je constate que l’annulation de sa venue ne vient qu’allonger une liste déjà longue en Chine. Je ne peux pas m’empêcher de me mettre à la place des promoteurs, si gros soient-ils, qui ont dû perdre des centaines de milliers de dollars rien qu’en frais d’annulation, remboursements de tickets, sans parler de la perte de face auprès du public. La cause de l’annulation ? Accointances avec le Dalaï-Lama, bien sûr, la raison numéro un de ce type d’annulation par le gouvernement chinois. Bon Jovi aurait joué à Taïwan avec un fond de scène à l’effigie du leader spirituel en 2010. Idem pour le groupe américain Maroon 5, dont l’un des membres est un supporter du leader tibétain en exil. Sans oublier l’annulation du concert d’Oasis pour les mêmes raisons en 2009.
Et la liste est loin d’être exhaustive ! Disons qu’elle comprend les artistes de renommée internationale qui se sont vu interdire de jouer en Chine pour des raisons directement politiques ; mais la liste de tous les artistes refoulés pour des raisons plus obscures, notamment quand ils faisaient partie de la programmation d’un festival annulé tout entier ou d’une salle fermée du jour au lendemain pour cause de parade militaire, crise sanitaire ou autre commémoration historique, est interminable !

Tabous et listes noires

Ces refoulements absurdes à répétition nourrissent les cauchemars des promoteurs de concerts en Chine. Je n’en connais pas un, petit ou gros, qui n’ait pas eu à gérer ce type d’évènement disgracieux. Cela fait partie du jeu, un jeu frustrant qui contraste avec le développement impressionnant des festivals et la demande grandissante du public chinois en matière de musiques actuelles.
Pas plus tard que la semaine dernière, ma petite agence, Kaiguan Culture, a dû annoncer deux annulations consécutives. La première fut celle de Talvin Singh, artiste anglais d’origine indienne, qui, nous l’avons su trop tard, avait joué aux côtés du grand maître de Sitar Ravi Shankar dans un évènement pro-tibétain. Seconde annulation : celle de l’américain Afrika Bambaataa, pour cause de lenteur de paiement des avances par les salles partenaires (cela arrive), à laquelle s’est ajoutée l’explosion terrifiante de Tianjin (ville dans laquelle Afrika Bambaataa était programmé), qui a fini de terroriser complètement le rappeur.
Le dernier cas relève plus des aléas de la vie d’un agent, mais l’annulation de Talvin Singh nous rappelle à quel point on ne plaisante pas avec le Dalaï-Lama, le Tibet, mais aussi avec le Xinjiang et les Ouïghours, les événements de Tian’anmen en 1989, la pornographie, la corruption, l’anarchie, les scandales sanitaires ou encore les violences policières. Il existe une longue liste des tabous chinois et il ne faut jamais l’oublier. Les Rolling Stones l’avaient visiblement négligé lors de leur passage en Chine en 2014 et se sont vu « rectifier » la liste des chansons interprétées : les titres Brown Sugar, Honky Tonk Woman et Let’s spend the Night Together, jugés politiquement incorrects, avaient été retirés.
Il existe encore une autre liste : la liste noire du ministère de la Culture qui concerne plus directement la musique et le spectacle vivant mais aussi le cinéma et la littérature. Si vous faites suffisamment de recherches sur le Net chinois, vous la trouverez et y apprendrez que d’éminents artistes comme Patti Smith, Daft Punk ou The Chemical Brothers en font partie. J’ai entendu beaucoup d’organisateurs soupirer et dire que les artistes les plus intéressants artistiquement et financièrement ne viendraient sans doute jamais jouer en Chine. Ces mêmes organisateurs et de nombreux fans n’hésitent pas à prendre un avion pour « le monde libre », Hong Kong notamment, pour aller voir Blur ou Kraftwerk…

Promoteur, mode d’emploi

La censure est donc bien réelle en Chine. Mais cela n’empêche pas les promoteurs de continuer leur travail, souvent à leurs risques et périls. Malgré tout, beaucoup d’artistes étrangers moins stigmatisés que les grosses pop stars circulent dans le pays. Organiser des concerts est un réel casse-tête, mais on peut s’en sortir en étant débrouillard et « connecté ».
Voici en quelques points un condensé des démarches et précautions à prendre pour un promoteur qui souhaite inviter un artiste étranger à se produire en Chine :
1. Vous l’avez déjà deviné, il est indispensable de faire des recherches sur le passif politique de l’artiste à inviter et veiller à ce qu’il ne viole aucun des tabous énoncés plus haut.
2. Soumettre la demande d’autorisation de licence de concert commercial au bureau de la culture local (il est presque impossible d’obtenir celui du bureau national). Je passe tous les détails administratifs de cette partie fastidieuse qui prend 3 à 4 mois, mais il est à retenir qu’il faudra soumettre les textes originaux et traduits de toutes les chansons qui vont être jouées en Chine. A cela, j’ai l’anecdote croustillante des textes du groupe de free jazz Magma que nous avons invité en mai dernier. Leurs textes sont écrits dans une langue imaginaire intraduisible. Ce qui a été comique à expliquer à l’employé du bureau de la culture, qui, perplexe, a laissé passer le dossier.
3. Attendre la licence tamponnée du bureau de la culture avant de lancer la vente de billet et la promotion et sans laquelle les artistes ne peuvent pas demander de visa de travail.
4. Attendre encore la licence tamponnée du bureau de la culture.
5. Demander à un ami « bien placé » d’appeler le bureau de la culture pour leur rappeler poliment que vous attendez le sacro-saint papier pour lancer la vente de billet et la promotion.
6. Lancer la promotion sans la licence qui tarde trop, en prenant garde à ne pas attirer l’attention des média officiels. Privilégier donc les web medias, les groupes sur les réseaux sociaux. Faire des demandes de visa touriste pour les artistes – qui ne les autorisent pas à se produire sur une scène.
7. Attendre les artistes à l’aéroport la boule au ventre, en espérant que les douaniers ne vont pas leur confisquer leurs instruments de musique.
Si le promoteur a passé avec succès ces sept « épreuves », il peut espérer que le concert ait lieu dans une légalité relative, et ce n’est pas faute d’avoir essayé de jouer selon les règles du jeu.
Beaucoup de groupes qui se produisent dans le réseau des petites et moyennes salles de concerts viennent en Chine selon ce procédé. Comme leur venue ne risque pas d’être annoncée sur des affiches 4 par 3 aux abris bus, tout se déroule plutôt harmonieusement pour eux. Les directeurs de salles sont en général des personnes généreuses, fans de musique, surtout dans les villes de seconde et tierce catégories où l’offre culturelle est moins forte. Le prix des billets oscille entre 3 et 30 euros : c’est donc aussi une aventure financière pour les groupes et les organisateurs, d’équilibrer l’économie d’une tournée. Certains groupes viennent grâce à des subventions publiques, d’autres choisissent le modèle DIY (Do It Yourself), se partagent les recettes de billetterie et dorment durant les trajets de train pour économiser l’argent de l’hôtel.
Le métier de promoteur de concerts est donc un long chemin pavé d’embûches, et ce grand pays qu’est la Chine n’ouvre pas ses portes à tout le monde. Après l’annulation de Bon Jovi, toute la communauté musicale attend de savoir si les autres géants du rock anglais, Muse, pourront se produire comme prévu les 19 et 21 septembre à Pékin et Shanghai. Suspens…

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
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