Culture
Transistor Asie

Le folk mongol en toute liberté

Image de la pochette de CD du duo folk mongol Tulegur, "Wind Grass Sound"
Pochette de l'album du duo folk mongol Tulegur, "Wind Grass Sound". (Crédit : DR)
Ce soir au coeur de Pékin, au Club YugongYishan, le public est mixte, moitié chinois, moitié « laowai » (littéralement « vieil étranger » en mandarin, ce qui est une marque de respect en Chine). Parmi les groupes qui se produisent, pas un seul ne chante en chinois. Ils ne chantent pas non plus en anglais, comme le font beaucoup de leurs confrères rockers, mais en mongol, la langue de leur groupe ethnique. Les mélodies rappellent le blues, le galop régulier des chevaux dans les plaines, tandis que les chants gutturaux s’élèvent soit verticalement vers les aigus, soit descendent vers la terre en un son de basse puissante. Ce chant diphonique si particulier, caractéristique de la musique de la Haute Asie, c’est le khoomei : il permet à celui qui le pratique de produire un timbre vocal à deux fréquences simultanées, l’une aigüe, l’autre basse. Sorte de Graal de la culture des steppes, il a été menacé en Chine par la « folklorisation » socialiste, l’urbanisation rapide qui repousse tous les jours les limites de la vie nomade et un système qui impose la langue des Hans – le mandarin – dans la vie quotidienne. Cependant, aujourd’hui, le chant diphonique regagne du terrain. Je connais bien les deux groupes invités ce soir : Ajinai et Tulegur. Ils ne sont pas descendus de la steppe à cheval pour l’occasion, ce sont en fait des musiciens connus de la scène locale. Ils sont mongoles ou Han, résidents à Pékin depuis de nombreuses années, et manipulent aussi bien les codes du rock que de la musique traditionnelle. Xiao Hu, le chanteur d’Ajinai et Gangzi, du duo Tulegur, sont tous les deux de minorité mongole et les auteurs d’une musique créative où se mélangent avec naturel, les mélodies des steppes, les sons de la vièle à deux cordes, la guitare électrique et le fameux Khoomei. A découvrir, le son d’Ajinai : Xiao Hu, du groupe Ajinai, est né dans le nord de la Mongolie Intérieure au milieu des steppes, dans une famille de musiciens. Son père est un maître réputé de la musique mongole qui lui a appris à manier tous les instruments sous la yourte et lors des fêtes familiales. Chez les nomades, lorsque la famille, les amis ou les voisins se retrouvent, ce sont de grandes fêtes qui s’organisent sous le ciel limpide, et la musique ne s’arrêtent pas pendant des jours. Xiao Hu est conscient de la richesse de son héritage. Il maîtrise la langue mongole, joue de plusieurs instruments, alors que d’autres jeunes de sa génération, comme Gangzi (Tulegur), ont dû tout apprendre depuis le début, faute d’avoir reçu cet enseignement de leurs parents. « J’ai découvert le Khoomei à Pékin ! confie Gangzi. Personne n’en avait entendu parlé dans ma famille en Mongolie ! Quand j’ai découvert ce chant, je suis devenu fou ! Bien sûr, j’étais très heureux à Pékin, j’écoutais Nirvana et plein de rock. Mais quand j’ai entendu le Humai, j’ai su qu’il fallait que je rentre en Mongolie pour l’apprendre sérieusement. » De retour en Mongolie, Gangzi ne trouve malheureusement personne pour lui apprendre cet art traditionnel. Déclin culturel ou faute de bonne rencontre, Gangzi apprend ce chant immémorial sur des MP3 de mauvaise qualité. Peu importe, c’est la démarche qui compte, celle de retourner aux sources de ses origines, de s’arracher à la vie urbaine et de réapprendre cette musique qui parle de paix et de grands espaces. A voir, Tulegur en concert à Pékin en 2015 :

Hanggai, du punk à la vièle

Depuis la fin des années 1990 jusqu’à 2005 où l’Unesco classe le Khoomei au patrimoine culturel immatériel, des artistes de la République de Tuva, comme Yat Kha (anciennement Huun-Huur-Tu) ou Sainkho Namtchylak, commencent à apparaître sur les scènes européennes et américaines, et à collaborer avec toutes sortes d’artistes et de producteurs de renom comme Ry Cooder ou Peter Gabriel. Ce phénomène est une révélation pour les jeunes musiciens originaires de Mongolie Intérieure. Ils découvrent que ce trésor caché est non seulement le garant de leurs racines mais aussi une formidable ouverture sur le monde. A l’instar du chanteur-guitariste Ilchi, le premier à s’être lancé corps et âme dans cette voie. En 2004, il abandonne son groupe punk pour fonder Hanggai. Fort de son passif de rocker, il apporte les influences de Rage Against the Machine ou de Pink Floyd à la vièle (morin khuur) et au banjo (tobushuur) traditionnels. Après un album intitulé « Introducing Hanggai » très remarqué en 2008, la carrière du groupe est lancée. En quelques années, Hanggai devient l’un des groupes chinois les plus exportés dans le monde. Il participe à des festivals tels que Roskilde au Danemark, Lowlands aux Pays-bas, Fuji Rock au Japon ou Sziget en Hongrie, à une période où les musiques actuelles peinent encore à se faire entendre en Chine. A voir, Hanggai au Fuji Festival à Tokyo en juillet 2011 :

Esprit nomade

Sept années ont passé depuis le début du succès de Hanggai, de nouveaux groupes se forment comme Tulegur et Ajinai et donnent la preuve que les jeunes Mongols ont renoué avec leur tradition, tout en étant conscients de leur appartenance à la société chinoise. « Il y a quelques années, j’étais omnubilé par l’identité mongole, raconte Xiao Hu. Maintenant je me dis que je veux juste faire une musique universelle. Ce n’est pas tant l’héritage ethnique des Mongols qui m’inspire que celui des peuples nomades en général. J’aime l’esprit d’ouverture des nomades ». Quant à Gangzi, s’il veut lui aussi partager la magie du chant guttural, il tient également à se bâtir une identité propre.

« Je reviens d’un festival-convention sur l’Ile de la Réunion. Là-bas, un patron de label américain m’a dit que je jouais de la guitare comme Kurt Cobain. J’étais trop fier ! Cobain est vraiment l’une de mes idôles. »

Ajinai et Tulegur seront en tournée cet été en Europe dans différentes salles et festivals. Leurs albums ne sont pas encore distribués dans le monde, mais cela n’a pas l’air d’entraver la bonne marche de leur carrière. « Nous n’avons pas de maisons de disques, commentent Xiao Hu et Gangzi. Mais nous avons chacun un manager. Grâce à eux, on tourne à travers le monde et on a accès à des évènements comme le Womad ou le Womex. C’est finalement plus facile pour le moment de tourner en Europe ou aux Etats-Unis qu’en Chine. Le public est plus cultivé… Mais nous restons confiants : le marché de la musique se développe si vite en Chine qu’il y aura de la place pour tout le monde. »

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
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