Culture
Entretien

"Nouvelle Jeunesse" : poésie punk à Pékin la cannibale

Photo du chanteur chinois de punk-rock Bian Yuan
Le chanteur chinois de punk-rock Bian Yuan, leader du groupe Joyside. (Credit: Marcel Münch via Visual Hunt / CC BY-NC-SA)
« Feng Lei avait compris que la poésie avait le pouvoir, le pouvoir de changer le monde. » Feng Lei, c’est le héros du dernier roman du sinologue Nicolas Idier, Nouvelle Jeunesse (Gallimard), en librairie ce jeudi 25 août. Héros tragique, poète rocker hybride, un oeil noir et l’autre bleu, le jeune Chinois a été élevé à Londres par un grand-père superstar du rock anglais. A 20 ans, il revient à Pékin, la ville de son père, poète lui aussi, ancien révolté de Tian’anmen, qui l’a abandonné quand il avait 6 ans. Feng Lei s’épanouit dans l’underground pékinois des années 2000 : il boit, se drogue, fait l’amour, chante, écrit, gagne de l’argent, oublie de dormir. En une décennie, il devient le « porte-voix de sa génération », adulé par les médias occidentaux comme le Jim Morrison ou le Rimbaud chinois.
Le roman de Nicolas Idier nous transporte dans l’énergie punk des ruelles pékinoises et l’absurdité d’une capitale cannibale. « Feng Lei, tu es plus fort que Mao ! » s’entend dire le héros dans une librairie parisienne. Vraiment ? Mao, justement, le poursuit, via l’un de ses sosies professionnels, Zhang Xiaopo, un ancien camarade de classe qui réapparait brutalement dans sa vie. Feng Lei, au final, « ne sait plus trop où crécher ». Sa vie est comme un tour de moto la nuit sur le 2ème périph de Pékin : à 400 à l’heure, sans aucun obstacle à part lui-même. Nicolas Idier nous dénoue les fils de son roman.

Entretien

Nicolas Idier est sinologue, agrégé d’histoire et spécialiste de l’histoire de l’art de la Chine. Ancien attaché culturel en charge du Livre à l’Ambassade de France à Pékin (2010-2014), il est aujourd’hui basé à New Delhi, où il dirige le Bureau du Livre à l’Institut français en Inde (Ambassade de France). Ecrivain, il est l’auteur du roman La Musique des pierres (Gallimard, 2014) et il a dirigé l’ouvrage collectif Shanghai, Histoire, Promenades, Anthologie, Dictionnaire (Robert Laffont, collection « Bouquins », 2010). Pour 2017, il prépare, entre autres, la publication d’un autre livre collectif : Histoire de la culture chinoise (Robert Laffont, Bouquins).

Photo de Nicolas Idier
Le sinologue et écrivain Nicolas Idier. (Crédit : DR)

Comment est née l’idée de ce roman, Nouvelle Jeunesse ?

J’ai consacré mon dernier livre intitulé La musique des pierres à un peintre chinois d’aujourd’hui très porté sur la Chine classique. Il s’était exilé aux Etats-Unis pendant près de vingt ans puis était revenu au pays dans les années 2000 pour garder sa latitude de créateur ; il réinvestissait la Chine classique dans son art. Après ce livre, je voulais écrire sur une autre stratégie de création pour ouvrir l’espace de liberté individuelle. J’ai vécu à Pékin quelques années. Je sortais souvent le soir dans les petits bars-concert « garage ». J’ai vu des jeunes qui échappaient à l’image cliché sur la jeunesse chinoise, qui étaient en marge du projet d’enrichissement de la classe moyenne. Quelle était leur vie, à eux ? Ils étaient retranchés dans leur art, qui ne leur rapportait ni gloire ni argent. Comment en étaient-ils arrivés à créer cette vie dans les marges ?
Par ailleurs, j’ai eu une fréquentation très poussée, amicale avec un grand nombre de poètes chinois qui avait vécu l’âge d’or des années 1980. Après 1989, ils ont continué la poésie, mais avec une forme d’amertume, de désillusion. Beaucoup se retranchent dans le sud de la Chine, dans la province du Yunnan et sont assez coupés des jeunes de 20 ans de la Chine d’aujourd’hui. J’ai voulu parler de la poésie et du rock, qui sont très proches, et interroger leur rapport.
A quelques exceptions près, lorsqu’on ne fréquente pas la Chine régulièrement, on ignore tout de cette jeunesse. J’en avais marre d’entendre les discours sur les jeunes Chinois suivant tous la doxa, glissant du maoisme au capitalisme. J’avais envie de montrer la facette nocturne de cette jeunesse, une facette plus brutale. Et la meilleure manière était d’en faire une histoire simple, un roman.
De quelle personnalité vous êtes-vous inspiré pour créer le héros de votre livre, le poète-rocker Feng Lei ?
Je n’ai pas plaqué une seule personne pour créer Feng Lei. Je me suis inspiré de plusieurs jeunes qui font de la musique ou de la poésie, notamment de deux qui m’ont aimanté. Le premier s’appelle Bian Yuan : c’est le leader du groupe de post-punk chinois Joyside, qui apparaît d’ailleurs dans le livre sous son vrai nom. Il est assez magnétique, très beau, très autodestructeur aussi. Il m’a beaucoup inspiré pour ses manières nonchalantes, pour son attitude détachée de tout et en même temps vivant tout avec passion. La seconde personne est la poétesse chinoise Chun Shu qui représente la génération de ces jeunes très enfants gâtés mais toujours attirés par ce qui s’est passé avant eux. Elle compose une poésie très réaliste, très brut, dans l’esprit de l’école américaine, de Charles Bukowski. Mais elle s’interroge aussi sur la Révolution culturelle, regarde des vieux films, se demande qui étaient vraiment ses parents.
D’ailleurs, de cette poétesse, vous en garder quelque chose avec le personnage de Sam, la petite amie de Feng Lei…
Oui tout à fait, et puis d’ailleurs Sam et Feng Lei, on pourrait les fusionner. Je les ai dissociés pour en faire deux personnages car je voulais décrire non seulement la rencontre entre générations, mais aussi le fait que de nombreux Chinois qui ont quitté Pékin, reviennent par la suite. Feng Lei a été élevé à Londres. Sa mère anglaise a vécu à Pékin et a été contrainte de s’en aller pour des raisons politiques. Feng Lei y revient quand il a 20 ans. C’est une migration internationale, extérieure. Tandis que pour Sam, c’est une migration intérieure comme un grand nombre de jeunes gens qui viennent à Pékin depuis leur province. Sam est une fille du Heilongjiang [l’ancienne Mandchourie, NDLR] région un peu sinistrée tout au nord du pays. Je voulais la faire se confronter à Pékin, aux risques d’une grande ville. Elle est d’abord shampouineuse ; on lui propose quasiment de devenir prostituée ; mais elle est sauvée par la rencontre avec le monde de la nuit assez punk, alcoolisé, plein de drogues, mais très pur malgré toutes ses ombres. Elle et Feng Lei sont deux personnages qui appartiennent vraiment à Pékin, mais qui viennent de l’extérieur l’un et l’autre.
Pourquoi avoir choisi de faire un portrait croisé entre Feng Lei et Zhang Xiaopo, sosie professionnel de Mao puis chauffeur de taxi illégal ?
J’habitais le vieux Pékin dans un hutong [ruelle typique de la capitale, NDLR] du district de Dongcheng, très populaire avec ces voisins dont j’étais très proche. Mon fils est né à Pékin, il parlait très bien chinois et jouait avec les petits du hutong, le fils du scieur de plastique en face de chez nous, ou avec les enfants du restaurant d’à côté. En l’observant jour après jour, je me suis interrogé sur cette particularité de l’enfance où l’on est très proche les uns des autres, alors que les trajectoires pourront devenir très éloignées entre l’enfant des hutong, plus modeste, et l’enfant d’une famille privilégiée…
Feng Lei et Zhang Xiaopo, je voulais les faire naître ensemble et puis leur faire connaître des trajectoires qui représentent les deux manières de se rêver en Chine aujourd’hui. Feng Lei est le créateur sauvage qui a l’expérience de l’étranger et s’invente une mythologie parfaite et très forte. Xiaopo, lui, n’a jamais quitté Pékin ; il est atteint d’une malédiction à cause d’une ressemblance quasi-parfaite avec Mao. Mais cette histoire de ressemblance n’est pas venue tout de suite. Au début, ce qui m’importait était les trajectoires séparées puis réunies des deux personnages. Et puis j’ai voulu que Xiaopo ressemble à Mao car on n’échappe malgré tout jamais à Mao. C’est la mauvaise blague de la Chine : l’image de Mao est toujours omniprésente et les Chinois n’en ont pas fini avec lui. Mao est devenu une sorte de divinité, de mythe. C’est comme une « déshistorisation » du personnage, ce qui fait qu’on peut l’utiliser à toutes les sauces, qu’il est partout, dans les magasins pour touristes, dans le discours des politiques, son image est multipliée grâce aux billets de banque. Je suis assez convaincu qu’il suffit à un Chinois de fermer les yeux pour voir avec précision le visage de Mao.
Feng Lei se fait renverser par la voiture de Xiaopo, devenu chauffeur de taxi clandestin : il se fait en quelque sorte renverser par Mao, dans une sorte de meurtre rituel, un peu vaudou… alors qu’il pensait justement avoir échappé à Mao ! Sam, elle, va continuer à vivre : on peut donc y échapper. Mais à quel prix…
Quel est plus précisément le rôle de Zhang Xiaopo, un double, un témoin funeste ?
Xiaopo, comme dans une tragédie grecque, c’est le chœur. Il raconte un peu l’histoire du livre, avec cette façon qu’il a de tourner dans la ville. Quand l’histoire se développe, il est déjà chauffeur de taxi, ses clients voient sa ressemblance avec Mao ; il incarne cette présence permanente de la mémoire et en même temps la difficulté d’attraper la mémoire. Xiaopo est tout le temps là, c’est peut-être le personnage principal. Il incarne Pékin : il fait le lien entre les différents quartiers de la ville, mais aussi entre le passé et le présent. Il a été sosie de Mao, il est alcoolique, violent, très malheureux, et en même temps assez attendrissant. Tu aimerais bien le consoler ou lui dire : « C’est bon, c’est pas grave, tu pourrais faire autre chose. » Il est pris dans son désespoir. C’est un personnage contre lequel lutte Feng Lei, dès son enfance, puis le combat continue et il finira par un K.O. debout fatal. Xiaopo n’est donc pas le double de Feng Lei, mais l’incarnation de la Chine qui ne passe pas, qui a la gueule de bois, qui n’est pas la nouvelle jeunesse…
En effet, l’autre personnage de votre roman, c’est Pékin, que vous décrivez comme une « ville cannibale »… Pourquoi ?
C’est parce que Pékin absorbe tous ces mingong, [les travailleurs migrants venus des campagnes, NDLR] qu’elle les met dans son ventre, cette population flottante et non répertoriée en entier. La ville les fait disparaitre dans son immensité. Puis il y a la construction même de Pékin autour du portrait de Mao, place Tian’anmen, sur le front de la Cité interdite ; puis la ville se développe par cercles concentriques et en quartiers qui se ressemblent. Cela donne une impression un peu comme dans l’Amsterdam de « La Chute » de Camus, sauf qu’il n’y a pas de canaux, mais des périphériques. Plus la ville s’étend, plus elle continue à prendre les gens dans ses filets. Elle représente bien le mouvement de la Chine ; elle a tout en elle, beaucoup plus qu’à Shanghai où les vieux quartiers sont un peu comme de gentils musées. Au contraire, Pékin est plus organique, même si c’est peut-être en train de changer. Je parle du Pékin des années 2000 – ma première arrivée date de 2003.
On disparait assez facilement à Pékin. C’est la ville parfaite pour se faire oublier. C’est un très bon espace pour les jeunes qui veulent s’écarter du modèle de développement dominant. Pékin offre une belle plateforme pour la culture rock et punk, un peu comme Berlin, autre capitale post-communiste toute d’acier et de béton. La scène rock pékinoise a un côté « supernova » : les lieux ouvrent puis « partent » quelque part, comme une transfusion généralisée en permanence. Le défaut de Pékin, c’est d’abord la difficulté pour y développper une identité individuelle, mais cela se transforme en qualité car c’est la ville parfaite pour passer dans l’underground, dans la clandestinité. Il y a toujours eu dans l’histoire chinoise ces lieux où l’on peut se cacher, ces ilots de liberté totale. C’est la « face B » de Pékin, celle où mûrit une nouvelle jeunesse.
Nouvelle Jeunesse commence par la mort du héros. Pourquoi avoir écrit une tragédie ? Est-ce votre vision de la jeunesse chinoise actuelle, comme une génération tragique ?
C’est une question très difficile… Non, je ne pense pas que ce soit une jeunesse tragique à l’échelle de l’ensemble de la génération. Les Chinois nés dans les années 1980 ne vivent pas tous une tragédie. Beaucoup vivent plutôt comme dans un petit film sur la classe moyenne qui s’enrichit de façon ennuyeuse dans des lotissements. En revanche, pour une partie infime de cette jeunesse, une petite minorité agissante qui finalement a envie d’être en marge du grand modèle, c’est différent. Ces jeunes sont confrontés à une tragédie rien qu’à cause de leur mémoire familiale mais aussi d’un modèle de société qui a du mal à accepter les divergences. Cela renvoie à ce que nos parents ou grands-parents ont vécu sous l’occupation et la collaboration en France pendant la Seconde Guerre mondiale… Pendant la Révolution culturelle, l’aboutissement du système totalitaire, c’était qu’il n’y avait pas de ligne franche entre le bien et le mal : la culpabilité se répartit très équitablement. Il reste difficile à la nouvelle génération d’y voir clair et de savoir si leurs parents étaient du bon ou du mauvais coté.
Aujourd’hui, on pourrait croire qu’il n’existe que deux grands modèles : soit des gentils petits soldats qui vont signer en bas du projet de la Chine d’aujourd’hui et y contribuer comme de bons citoyens ; soit les jeunes veulent s’en dissocier et du même coup, doivent devenir des dissidents purs et durs. Or cela ne s’applique que très mal à la Chine car c’est le modèle ancien du dissident soviétique qui s’exile, se place complètement contre le système, qui écrit des choses qui ne lui donnent plus aucune de possibilité de retour. C’est une décision impossible à prendre, qui amène chez beaucoup de jeunes une lassitude. C’est très dur pour eux car on ne leur fait pas assez confiance pour changer les choses. Personne ne leur fait confiance : l’industrie musicale chinoise mainstream, à l’exception de quelques groupes, ne croient pas en eux, ni le public chinois, ni même l’Occident, car ce n’est pas assez clair pour nous. Il y a donc quelque chose de tragique : ne pas être, tout simplement, audible. Personne ne veut écouter la Chine dans sa diversité. On préfère considérer que la Chine n’a qu’un seul émetteur.
En même temps, ce n’est pas un livre fataliste. Il y a aussi de vraies réconciliations : Feng Lei se réconcilie avec son père, qui avait arrêté la poésie après 1989 et qui va s’y remettre. Cette génération peut panser les blessures de ses parents.
Votre livre, à travers Feng Lei, reflète une rencontre Chine-Occident à la fois très riche et marquée par un gros malaise, non ?
En réalité, la rencontre n’a pas été si facile entre la culture pop occidentale, sa façon de penser l’individu, et la Chine post-maoïste. L’histoire de Lucy et Feng Yaping [les parents de Feng Lei, NDLR] se termine mal car la période est difficile [1988-89]. Les années 1980 sont d’abord des années merveilleuses d’ouverture, de beauté et de créativité. Beaucoup de Chinois et d’Occidentaux en parlent avec des yeux embués d’émotion. La rencontre était vraiment fondée sur les notions de liberté et développement de soi. Mais malgré cet espoir, le réveil fut brutal et sinistre. Les années 1990 ont marqué ensuite un contact avec un Occident marchand qui n’avait plus du tout la volonté de parler de démocratie et de liberté créatrice.
Dans les années 2000, l’Occident a entamé une nouvelle rencontre avec la Chine, en encourageant toute une génération du Pop Art à la sauce chinoise. Feng Lei va justement côtoyer cet enfer de l’art contemporain. Cet art s’est très bien vendu un temps car il donnait l’impression d’une certaine liberté et d’un sens critique. Mais petit à petit, tout s’est effiloché et cela n’a pas apporté tant de choses à la Chine. Il faut dire que la finalité était de signer toujours plus de contrat avec le gouvernement chinois. Tout cela commence à s’effondrer, à perdre en puissance. On s’est habitué à la tête de Mao peinte par Andy Wahrol. Du coup, dans la jeunesse chinoise, on constate chez certains un retour à la poésie classique, vers une Chine plus traditionnelle. Feng Lei, lui, ne sait plus très bien où se mettre. Il essaie d’être Chinois tout en gardant son patrimoine occidental, mais il voit que rien ne marche : il arrête de travailler pour CCTV [la télévision d’Etat en Chine, NDLR], puis la rencontre avec un magnat américain de l’art contemporain l’insupporte, il en tombe malade. C’est un malaise parce qu’il en demandait un peu trop. L’âge des systèmes est fini, c’est ce que je voulais montrer avec ce livre. Là où il y a un peu d’espérance, c’est dans les relations humaines. Il va peut-être falloir commencer à écouter les petites voix.
Quand vous racontez l’enfance britannique de Feng Lei avec ce grand-père, Rick Springer, superstar imaginaire du rock des années 1970, anobli par la Reine comme Paul McCartney, mais aussi grand lettré amateur de Shakespeare et François Villon, n’avez-vous pas peur de tomber dans le cliché ?
Prenez Jay Jay French, le leader de Twisted Sisters, groupe américain de glam-rock, tout comme Paul McCartney, ce sont des gens qui collent assez bien à leur cliché. Le rock est une musique faite par des gens qui se ressemblent vraiment. J’aime le côté entier de certains rockers, fidèles à leur esthétique qui est aussi une éthique, d’une manière finalement très proche de l’idéal du lettré de la Chine classique. Mais le fait que Rick soit cultivé, ce n’est pas seulement un moyen de parler d’une personnalité comme Jay Jay French. C’est davantage pour évoquer la figure du grand-père. C’est moins l’idéalisation du rockeur que celle du grand-père, qui apporte une forme d’éducation à l’état pur, sans discipline, par-dessous l’autorité familiale. C’est peut-être une des premières expériences de la liberté.
Cependant, Rick n’est pas si idéalisé que cela puisque sa fille Lucy, la mère de Feng Lei, ne lui fait pas confiance et finit par se suicider. Et puis ce grand-père rockeur qui cite Francois Villon, qui fait boire du vin à son petit-fils, a aussi ses démons. Il est très seul avec son argent, il n’a pas de femme, sa maison est envahie d’amis peu recommandables et très profiteurs. Rick est important pour mon roman, c’est le rêve du rock fantasmé. Mais il est également une projection dans l’esprit de son petit-fils chinois. Un exemple. Je voulais parler de mythe. Dans ce livre, il y a certes une histoire enracinée dans des dates. Mais je voulais parler du rock comme une mythologie.
Votre roman a justement une démarche très historique : on dirait qu’il cherche à relier toutes les différentes générations de jeunesses révoltées depuis 100 ans en Chine… Quel est votre réflexion à ce sujet ?
D’une certaine manière, la nouvelle jeunesse d’aujourd’hui est plus proche dans ses intentions de la Chine de 1919 que de celle de 1989. Cette dernière sortait d’une période de plaies encore à vif. Tandis que lors du mouvement du 5 mai 1919, c’est une période longue qui est envisagée, avec la volonté de changer 2000 ans d’histoire, ce n’est pas rien. Mais il faut être prudent avec ces comparaisons, car le mouvement de 1919 est de plus en plus utilisé aujourd’hui par un grand nombre d’intellectuels et de politiques chinois, notamment pour ce qu’il a à dire de l’influence étrangère. Ils véhiculent une volonté de libérer une fois de plus la Chine des impérialismes, l’Amérique d’aujourd’hui en l’occurrence. Cette instrumentalisation de 1919 relève davantage d’un néo-nationalisme chinois. La nouvelle jeunesse dont je parle dans mon livre n’est pas dans le rejet de l’Occident. Le rock vient de là, cette jeunesse le sait et en est très contente. Elle est ouverte sur le monde. Toute sa force, toute son énergie vient de cette ouverture, comme l’a été vraiment le mouvement de 1919.
Dans votre roman, très souvent vous utilisez les caractères chinois sans leur transcription latine en pinyin, comme des pictogrammes indéchiffrables par le non sinologue au milieu du texte français… Pourquoi cette utilisation ?
C’est tout à fait intentionnel. L’écriture chinoise est encore aujourd’hui le principal obstacle à surmonter si l’on veut un tant soit peu comprendre la Chine. J’ai fait ma thèse sur le sinologue Simon Leys et il l’a souligné : pour rédiger son livre Les habits neufs du Président Mao [chronique de la Révolution culturelle, NDLR], il a fait un travail d’attaché de presse. Parce qu’il lisait le chinois, il avait accès aux journaux locaux, ce qui lui a permis de comprendre qu’il y avait quelque chose en cours de catastrophique pendant la Révolution culturelle. Le début de sa démarche est la maîtrise de la langue chinoise. En introduisant des caractères chinois difficiles à comprendre dans mon texte, c’est pour rappeler aux non sinologues : sans cette dimension intime qu’est l’écriture, il y a quelque chose qui indubitablement se refusera. C’est une dimension importante, une difficulté à ne pas négliger.
Par ailleurs, j’adore l’écriture chinoise, la calligraphie ; les caractères sont des petits organismes chinois, des petits portraits d’émotion humaine. J’aime bien l’organisation typographique d’un livre. Si j’ai l’occasion de mettre des caractères, cela fait une présence lumineuse chinoise. Cela me fait penser aux enseignes au néon la nuit dans la rue à Pékin, comme les deux caractères qui signifient « restaurant » [餐厅 – can ting], cela me fascine toujours.
Vous donnez une place centrale à la poésie chinoise dans votre roman, comme vecteur d’identité pour la jeunesse chinoise. Que voulez-vous montrer ?
La poésie est en Chine omniprésente encore aujourd’hui. Si vous confiez votre enfant à une nounou chinoise, une ayi (阿姨), il y a de fortes chances qu’elle lui apprenne de petites poésie des Tang, c’est hallucinant ! C’est l’expression verbale et écrite la plus populaire en Chine. Tout sort des textes poétiques et les proverbes n’en sont qu’un exemple. Encore maintenant, certains poètes rencontrent une large audience. Ce n’est pas aussi minuscule qu’en France…
Aussi, la poésie n’est pas seulement au centre de mon livre, c’est le sujet même du livre ! C’est un art écrit et chanté qui est une appropriation du langage pour dire l’émotion. Je voulais mettre de l’émotion sur la jeunesse chinoise dont on ignore à peu près tout. La poésie était la meilleure manière d’en parler, la plus universelle. Par ailleurs, elle a aussi une dimension politique. Les poètes chinois depuis Qu Yuan et les Elégies de Chu, utilisent cet art extrêmement doux, « branché » sur la nature, pour dompter leur colère. La colère est le centre névralgique de la poésie chinoise. Elle est aussi traversée par la sensation d’abandon. Le fonctionnaire lettré, quand il a compris que le souverain ne serait plus capable de prendre les bonnes décisions, décide de se mettre en retrait du monde, une démarche à la fois poétique et politique. La douceur dans la poésie chinoise contient de la tension : elle est comme un couvercle sous lequel bout la marmite.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).