Culture
Expert - Pékin contemporain

Chine : le retour de Rauschenberg

Au centre Pompidou à Paris le 11 octobre 2006, "Pantomime" de Robert Rauschenberg dans une rétrospective consacré à l'artiste plasticien américain, précurseur du Pop Art.
Au centre Pompidou à Paris le 11 octobre 2006, "Pantomime" de Robert Rauschenberg dans une rétrospective consacré à l'artiste plasticien américain, précurseur du Pop Art. (Crédits : JACQUES DEMARTHON / AFP)
Néo-dadaïste, précurseur du Pop Art et très influente chez les artistes chinois des années 1980, l’oeuvre de l’artiste plasticien américain Robert Rauschenberg est exposée à Pékin au Ullens Center for Contemporary Art (UCCA), du 12 au 21 août.
Robert Rauschenberg est peut-être l’artiste qui a eu le plus d’impact sur la jeune génération d’artistes chinois nés dans les années 1960 et 70. Son expo-événement en 1985 « ROCI in China », dans ce qui est maintenant le Musée national de Chine, fut un moment crucial pour la future « 85 New Wave » des artistes contemporains chinois.

L’expo eut lieu pendant que la Chine vivait l’un de ses plus grands moment d’ouverture du point de vue culturel et politique ; un élan spontané de désir, changement et participation malheureusement terminé dans le carnage de Tian’anmen en 1989. Un élan qui, depuis ce moment, n’a été réveillé que partiellement, et de façon trop liée a l’explosion consumériste dans les années 2001-2008 qui ont accompagné la Chine vers les Jeux Olympiques. Apres quoi, le mot « ouverture » a surtout été synonyme de l’ouverture des marchés, alors que dans les dimensions culturelles et politiques, la tendance à se renfermer a graduellement pris le dessus. Un système complexe de règles, obstructions, censures, peurs et opacité, s’est construit et renforcé par le « règne presque absolu » de Xi Jinping.

Dans ce climat de tension, le choix de la part de l’UCCA de ramener Rauschenberg en Chine aujourd’hui, avec une rétrospective focalisée sur cette expérience de plusieurs années dans le pays, est d’autant plus intéressant qu’il pourrait provoquer indirectement une revitalisation intelligente et subtile. Dans la mesure où Rauschenberg a eu un impact incroyable et hautement transformateur en 1985, son oeuvre revient comme l’écho d’un moment unique encore vivant dans la mémoire de ceux qui étaient là à l’époque, mais aussi présent dans le récit collectif des nouvelles générations malgré leur état d’anesthésie façon shopping mall.

Rauschenberg fut un artiste révolutionnaire, novateur. Son grand succès commercial, critique et médiatique le confirme comme un « exemple » à suivre selon le modèle de la réalisation pragmatique du « Chinese Dream ». Son travail a toujours été physiquement exubérant et monumental, pas seulement dans le sens de ses œuvres uniques, mais aussi par la façon dont il a récupéré, accumulé, assemblé, installé, une quantité impressionnante de matériaux et objets hétéroclites, tous provenant de la vie réelle, de manière surprenante, amusante, originale et reconnaissable. Au fil des années, il ne s’est jamais laissé limiter par un seul médium, mais il en a inventé de nouveaux, avec des improvisations et des expérimentations continues. Il ne s’est jamais posée le problème de l’exécution manuelle ou mécanique d’une oeuvre ni de son unicité ou de sa reproductibilité. Il a simplement créé dans toutes les modalités qui l’intéressaient.

Considéré par beaucoup d’experts comme l’initiateur du Pop Art, Rauschenberg n’a jamais critiqué le marché de l’art et il l’a toujours accepté comme quelque chose de nécessaire pour soutenir sa propre recherche. Surtout parce que son défi a été depuis le début « d’inventer » un marché pour toutes les « poubelles » qu’il ramassait dans les rues de New York et qu’il transformait ensuite en œuvres d’art.

Alors, si l’on s’arrête à ces aspects généraux et en partie superficiels, avec une comparaison hasardeuse mais amusante, on pourrait dire que Bob Rauschenberg a été une sort de précurseur de l’entrepreneur, et aussi de l’artiste chinois (ou italien)… Un peu artiste, un peu flibustier, un peu génie, grand travailleur, tout le temps en action, mais avec un coté opportuniste (dans le sens du timing) qui arrive à imposer ce qu’il fait avec enthousiasme, sans qu’on puisse comprendre tout à fait de quoi s’agit.

Dans son oeuvre « The 1/4 Mile or 2 Furlong piece », réalisée en 17 ans, de 1981 à 1998, divisée en 190 sections avec une longueur totale de 305 mètres, maintenant dans le grand hall de l’UCCA, on retrouve une synthèse du parcours de l’artiste américain : depuis ses White Paintings, jusqu’aux célèbres Combines (dans lesquels toiles et objets différents sont assemblés en extroflexions et reliefs de toutes formes), des Glutd aux collages d’images en photographies trouvées au hasard. Le tout sur un rythme de couleurs, surfaces et signes hétéroclites vivantes et impossible à uniformiser.

Rauschenberg a grandi dans un monde de l’art dominé par l’intellectualisme exacerbé, ascétique, élitiste et machiste des peintres expressionnistes abstraits (Rothko, Pollock, Newmann, Reinhardt) qui en premier avaient inventé un art contemporain américain original et de niveaux international (déplaçant le centre artistique mondial de Paris à New York). Homosexuel, cultivé et pas dogmatique, Rauschenberg fut d’emblée intéressé par la réalité, la contamination et la diversité, plutôt que par la transcendance puriste, idéologique et militante. Il s’en éloigne vite, et sentant le danger sous l’ombre oppressante de ses « monstres sacrés », débute sa carrière avec un geste qui devient sa première oeuvre provocatrice et marque la fin d’une époque.

Avec « Erased Willem De Kooning’s drawing » (titre choisi par l’ami Jasper Johns sur demande de Bob) en 1953, l’artiste américain déplace la confrontation académique dans la vie réelle : il efface physiquement un dessin offert par le maître Willem De Kooning, et il le montre à tout le monde dans son atelier, pour l’exposer quelques années plus tard dans une galerie, en 1963. Une fois porté le coup mortel, inspiré par l’élan du voyage, de la liberté et des nouvelles philosophies asiatiques introduites par la Beat Generation, dans un mouvement commun avec ses amis et collaborateurs historiques John Cage et Merce Cunningham (porteurs des révolutions suivantes dans la musique et la danse), Bob se plonge dans le désir de combler la distance entre art et vie. Il ramasse objets, images, tranches de vie et expériences dans les rues d’un New York dangereux et vivant, en train de se transformer en centre du monde.

En peu de temps, un groupe d’artistes courageux, soutenus par quelques galeristes de talent (comme Leo Castelli), des institutions flexibles et des collectionneurs fidèles, transforment l’imaginaire collectif et la façon de regarder le monde. Dans leur esthétique hybride, provocatrice, démocratique et inclusive, la « Culture » est littéralement jetée a la rue et au contraire, la réalité et l’expérience populaire se réaffirment comme les nouveaux matériaux de la pratique artistique.
Le Pop Art est né. Un immigré polonais, designer industriel à l’apparence bizarre et fragile, expose pour la première fois une boîte de détergent comme oeuvre d’art dans une vitrine, et fait scandale. Puis il occupe une usine abandonnée qui devient l’endroit le plus branché de la planète. Les graffitis de Keith Haring et Jean-Michel Basquiat recouvrent les murs du métro d’abord, et ceux des galeries de Soho ensuite. A l’époque, même un jeune garçon chinois en recherche d’aventure, du nom d’Ai Weiwei, se débrouille avec des expédiants et des petits boulots pour être là.

Grâce à son acte de courage, Rauschenberg restitue l’Amérique à elle-même, en témoignant sa vérité contradictoire, dynamique et brutale sur le « nouveau monde » où tout est possible. Cette réalité que l’art abstrait avait refusée en s’affirmant dans la dimension subjective, se méfiant des images laissées par les horreurs de deux conflits mondiaux, revient contaminée, changeante et colorée avec les teintes brillantes et séduisantes du monde du marketing. Et si la sublimation du Pop Art s’identifiera bientôt à la nouvelle idéologie de la consommation, le mouvement reste à ses débuts avec Rauschenberg un acte de témoignage et de contamination vraiment libératoire, multiculturel, polyédrique et émancipateur.

Je me souviens toujours d’un ami peintre paysagiste qui me dit en montrant un catalogue de Rauschenberg : « Tu vois ce qu’il fait ? Il est un paysagiste ! A la place de peindre le paysage de New York, il en récupère des morceaux et les assemble ; mais son geste est proche de celui des impressionnistes qui, pour se révolter contre l’art officiel, sont « sortis » de l’atelier pour aller peindre le monde du vrai, pour en reccueillir des impressions vraies. »

Si l’on essaie maintenant d’imaginer l’art de Rauschenberg en Chine en 1985, il n’est pas difficile de comprendre comment il a pu avoir un impact aussi puissant sur la poignée d’artistes qui à l’époque prenaient le risque de s’intéresser au contemporain. L’art de Rauschenberg est l’art d’une société ouverte et la figure de l’artiste qu’il propose est différente et expérimentale, astucieuse et entreprenante, impossible à saisir par sa capacité de muter sans cesse et d’utiliser tout et n’importe quoi pour « faire de l’art ».

Rauschenberg incarne au mieux le paradigme du « trickster », le farceur, qui s’oppose à celui du héros (en mythologie, c’est la différence entre Prométhée et Hermès). A travers un ensemble de pratiques flexibles et fuyantes, dans lesquelles la ruse, l’intelligence et l’humour se substituent à l’attitude sévère et solennelle du héros, solitaire contre tous, le trickster arrive a transgresser les règles et à faire passer des contenus et des messages nouveaux, sans la violence ni le sacrifice ultime propres à la logique judéo-chrétienne et à la tragédie grecque.

Dans une Chine qui doit faire ses comptes avec sa double nature d’économie hyper capitaliste et d’Etat autoritaire, où les artistes à succès sont souvent devenus des bureaucrates du parti ou des hommes d’affaires sans scrupule, l’art et la culture courent le risque d’être écrasés de plus en plus par le cynisme des calculs carriéristes, l’affairisme de bas étage, la censure et la désillusion.

Mais malgré tout, la Chine, là-dehors, avec la gentrification qui avance et le coût de la vie en hausse, ressemble encore à une énorme installation de Robert Rauschenberg. Une installation où des vieux camions rouillés, felliniens et surréalistes, chargées de toutes sortes de choses, se mélangent à des Tesla, des SUV et des trains à grande vitesse ; où les conducteurs des tricycles sanlunche recyclent des bouteilles pour survivre et jouent 100 yuans à la Bourse avec la dernière application de leur dernier portable ; où des projets incroyables d’ingénierie sociale (comme la conversion de millions de travailleurs non qualifiés en professionnels du secteur tertiaire)
coexistent avec la tension montante entre le désir collectif d’une société civile et celui du contrôle, de la sécurité et de la censure.

Alors ce serait beau si les jeunes artistes chinois, les moins jeunes et les nouveaux publics de l’art pouvaient aller à UCCA voir le « 1/4 Mile » ou les photos de « Study for Chinese Summerhall », les croquis froissés, les lettres retouchées, les dessins et les débris, et s’ils pouvaient aussi se renseigner sur l’ancienne expo « ROCI en Chine » de 1985.

Ce serait beau s’ils pouvaient en discuter, en comprendre la signification et le message profond : seuls une culture et un art vivants, inspirés par la réalité et partagés par tous, peuvent aider à remplir le vide éthico-existentiel de l’individu et réduire la déchirure du lien social.
Comme les premiers qui en 1985 virent les œuvres de Rauschenberg, changèrent eux-mêmes et essayèrent de changer l’histoire, d’autres ensuite continuèrent ; et malgré les défaites, personne n’a oublié l’atmosphère touchante et pétillante du Pékin du début des années 2000, qui aujourd’hui nécessite une injection nouvelle de désir et d’esprit communautaire.

L’écho de Bob Rauschenberg vient de loin et, en parallèle avec une expo magnifique sur la Beat Generation au Centre Pompidou dans un Paris blessé par la terreur, il nous rappelle comment faire de l’art avec une joie pas sentimentale, omnivore et profondément humaine, et qui soit en même temps un refuge et une arme contre le désert là-dehors.

A voir

La rétrospective « Rauschenberg en Chine » du 12 au 21 août à l’UCCA (Ullens Center for Contemporary Art), 798 Dashanzi, Pékin.

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A propos de l'auteur
Alessandro Rolandi est un artiste italien qui vit et travaille à Pékin depuis 2003. Son travail navigue entre l’art, la connaissance, le contexte social et le langage. Il utilise le dessin, la sculpture, l’installation, la performance, la photographie, les objets trouvés, les interventions, la vidéo et l’écriture textuelle. Il observe, emprunte, transforme et documente la réalité pour pour défier notre structure socio-politique, pointer ses effets sur notre vie quotidienne et sur nos schémas de pensée. alessandrorolandi.org
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