Culture
Témoin - Pékin contemporain

Le doute de l’hôte : Antony Gormley à Pékin

Une statue en fer de l'artiste Antony Gormley installée sur la plage de Crosby Beach en Angleterre.
Une statue en fer de l'artiste Antony Gormley installée sur la plage de Crosby Beach en Angleterre. (Crédit : Jonathan Nicholson / NurPhoto / AFP).
Conçu comme un lieu de devenir, une « soupe primordiale » visant à « guérir » la division entre intérieur et extérieur, l’installation Host du sculpteur anglais Antony Gormley prend tout son sens lorsqu’on la replace dans un parcours plus large, celui de l’artiste lui-même, en ce qu’elle montre la possibilité et l’intrusion du doute de l’artiste sur son propre cheminement.
Host est une installation que Antony Gormley a déjà présentée en deux occasions avant Pékin : une première fois aux États-Unis en 1991 et une seconde fois en Allemagne en 1997.

Pour la réaliser, le sol de l’espace central de la galerie Galleria Continua (située à Dashanzi Art District) a été recouvert d’une couche de boue de 23 centimètres, constituée d’eau de mer provenant de la côte de Tianjin (la grande municipalité portuaire attenante à Pékin) mélangée à 50 % avec 95 m3 de terre de la préfecture de Changping (située dans le nord de Pékin) à la couleur marron jaunâtre caractéristique.
L’espace est ainsi saturé par ce paysage naturel reconstruit artificiellement, sans aucun autre élément sculptural ou physique, et où un sens du vide et du silence assez particulier s’affirme.
Gormley décrit d’ailleurs Host comme “le lieu du devenir” dont le but est d’amener une sorte de « soupe primordiale » à l’intérieur du musée afin de “guérir” la division entre intérieur et extérieur et d’amener le monde élémentaire au sein d’un cadre culturel.

Pourtant, c’est surtout lorsque l’on remplace cette œuvre dans l’évolution de la carrière de Gormley qu’elle devient intéressante ; elle a en effet quelque chose de particulier qui la différencie de celles qui ont jusqu’à présent imposé cet artiste anglais, né en 1950, comme une référence de la sculpture contemporaine. Host paraît ainsi s’opposer à sa pratique artistique comme si elle voulait la démasquer ou tester sa légitimité.

En effet, Antony Gormley a choisi de bâtir sa recherche sculpturale autour de la figure humaine ; il l’a synthétisée et il l’a ensuite déclinée en séries – en variant matériaux et structures formelles. L’essentiel de son œuvre est ainsi construit autour d’une tentative de ré-appropriation de la représentation du volume du corps humain qui, tout en restant dans un système de référence pré-classique et classique, a réussi à s’imposer au milieu de la désintégration postmoderne et de la discussion de l’anthropocentrisme qui l’accompagne.

Cela dit, malgré une exécution attentive et une grande sensibilité dans le choix des matériaux, ses corps n’ont ni l’extraordinaire force évocatrice, ni le pouvoir de plastique et de transformation sur l’espace des figurines d’un Alberto Giacometti.

L’artiste britannique a déplacé ailleurs le “mode d’existence” de ses personnages. Il a utilisé la force de l’espace naturel et urbain, pas simplement comme support, mais comme partie intégrante de son travail, et a inventé un équilibre propre. Ainsi, les humanoïdes de Gormley – en fonte, en acier, en fer ou en aluminium, à l’aspect solide et dense ou aérien et pixelisé, à l’occasion expressionnistes, impressionnistes ou simplement modernistes – ont été placés aux quatre coins du globe, dans des lieux étonnants, difficiles d’accès ou fortement symboliques.

Dans ce mélange étrange de « Land Art » et de sculpture traditionnelle, ses figurines sont devenues la personnification d’une rhétorique plutôt sentimentale aux tons parfois vaguement paternalistes (comme pour le gigantesque Ange du Nord), parfois plus proprement poétique-existentielle où l’on reconnaît des racines romantiques et symboliques (ainsi la série de figurines placées dans lieux inaccessibles, tels les plages du nord de l’Europe ou l’Outback australien).

En occupant un espace à forte connotation émotionnelle, ces sculptures fonctionnent, non pas en raison de leur influence sur ces lieux d’accueil mais, au contraire, en fonction de l’action qu’elles impriment à l’espace qui les englobe – le tout en soulignant leur dimension anonyme. C’est de cela qu’est née l’importance d’une œuvre comme Host : la nécessité d’imposer l’existence de ces figurines se dissout pour devenir une image d’un abstrait sublime, encore organique et pas uniquement conceptuelle.

Host peut évoquer parfois une version tridimensionnelle d’une toile de Mark Rothko ; l’installation peut alors se définir de façon subjective, comme une « entité », un « hôte ». De cette façon, en la récupérant dans le domaine sémantique, Gormley renonce à se séparer complètement de l’unité anthropomorphique. L’installation porte en soi le potentiel d’effacer tout geste d’auto-affirmation représentée par chaque figurine que Gormley a placée sur la planète.

C’est à ce titre qu’il me paraît clair que cette œuvre cherche avant tout à nous inciter à nous interroger sur le choix figuratif de la carrière de Gormley. Cette installation peut, me semble-t-il, exprimer le doute qui s’empare d’un artiste qui, tout en n’ayant plus rien à prouver, hésite néanmoins à se confronter avec l’idée que tout ce qui lui a valu la reconnaissance puisse être inutile, inapproprié ou même n’être rien de moins qu’une quête dans la mauvaise direction.
Dans cette possibilité et cette insécurité, il existe pourtant une qualité qui nous renseigne sur la profondeur de la recherche de Gormley : Host substitue la nostalgie (dangereuse et superficielle) d’une affirmation symbolique trop intrusive et auto-référentielle avec une présence qui résonne, comme un témoignage, de façon plus ample, plus subtile et plus complexe.

Déjà dans plusieurs de ses installations précédentes, on pouvait voir Gormley développer une sensibilité architecturale pour l’espace, mais c’était une sensibilité encore subordonnée à la mise en scène centrale des figurines humaines. Avec Host il semble que cet impératif soit devenu superflu : tout est remis à zéro dans un processus de soustraction qui, à travers l’absence, exprime de manière plus puissante et synthétique la condition humaine que ses figurines muettes portent en elles-mêmes.

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A propos de l'auteur
Alessandro Rolandi est un artiste italien qui vit et travaille à Pékin depuis 2003. Son travail navigue entre l’art, la connaissance, le contexte social et le langage. Il utilise le dessin, la sculpture, l’installation, la performance, la photographie, les objets trouvés, les interventions, la vidéo et l’écriture textuelle. Il observe, emprunte, transforme et documente la réalité pour pour défier notre structure socio-politique, pointer ses effets sur notre vie quotidienne et sur nos schémas de pensée. alessandrorolandi.org
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