Culture
Témoin - Pékin contemporain

 

Dans les interstices entre le langage et l’infini : Yang Jian à White Space Beijing

Le travail de l'artiste Yang Jian
Le travail de l'artiste Yang Jian (Crédit : White Space).
Vito Acconci (1940), poète, artiste conceptuel et figure historique et séminale de la scène expérimentale newyorkaise des années 1960-1970, essaya avec certaines compositions de réaliser de l’architecture avec le langage et les mots.
Il créa des poèmes dans lesquels le son de la voix, son timbre, les mots et les images dirigeaient la perception vers des relations spatiales : des plans, des volumes et d’autres élements structurels, de façon à établir un espace simultané où l’architecture et le langage puissent coexister et se refléter dans un jeu de miroirs.
Une fois qu’il eut choisi de devenir architecte et designer à plein temps, Acconci, a continué d’essayer de recréer ces genres de correspondances, avec ses designs d’extérieur et d’intérieur.
Dans sa dernière exposition « The Beginning of Infinity » à la galerie White Space de Caochangdi, à Pekin, l’artiste chinois Yang Jian fait sienne l’expérience du grand conceptuel américain – avec une expérimentation différente.

Comme on peut le lire dans l’introduction donnée par la galerie : « Cette exposition montre un roman écrit par Yang Jian sur le temps, les chemins et la destination finale, à travers la forme d’un labyrinthe construit par un architecte anonyme qui a laissé des notes derrière lui. »

Notre voyage dans ce « labyrinthe » – construit avec des structures métalliques mobiles et de longues feuilles en plastique polymère souples blanches et translucides qui fonctionnent comme des parois – commence comme si nous étions en train de visiter une mystérieuse institution scientifique dont on ne connait ni le but ni l’emplacement précis.

Aperçu de l'intérieur du labyrinthe de Yang Jian.
Aperçu de l'intérieur du labyrinthe de Yang Jian. (Crédit : D.R.).
A chaque tournant on peut lire, sur les feuilles-parois, des phrases et des notes qui nous donnent quelques explications sur le processus de construction utilisé par l’architecte ; mais aussi de simples « fragments de vie » qui, selon le moment, soit s’identifient à sa ligne de pensée, soit courent juste à côté, en parallèle.

Concrètement, la largeur du labyrinthe est limitée : le chemin n’est ainsi assez large que pour une seule personne. De même, les structures métalliques et les feuilles-parois en plastique sont froides et nues. La logique de répétition « sevère et aseptisée » à l’oeuvre, pousse le visiteur vers un chemin spécifique qui pourrait – en puissance – être défié ou perverti (toutes les feuilles-parois sont en réalité souples et amovibles) mais qui exerce un tel pouvoir psychologique qu’il réoriente notre perception de l’environnement vers un sentiment d’emprisonnement.
Pendant notre « voyage », nous rencontrons plusieurs objets et « des choses » : certains sont informels comme cette sculpture hybride et étrange faite d’une plante d’intérieure entourée d’un ruban de plomb, le tout s’appuyant sur une tige de soutien ; d’autres sont reconnaissables et métaphoriques comme cette version en plomb et scotch industriel du lapin d’Alice au pays des merveilles. Certains sont issus de la vie de tous les jours comme ce cabinet médical sur roues ou cette lanterne montée sur un tripode de métreur orné de trois ampoules électriques, le tout délicatement posé sur une boîte en fer rouillée.

L'une des oeuvres de Yang Jian visible dans le labyrinthe.
L'une des oeuvres de Yang Jian visible dans le labyrinthe. (Crédit : D.R.).
Enfin, d’autres sont plus sculpturales à proprement parler comme cette large feuille de plomb pliée à angle droit pour tenir debout, avec un iPad éteint inséré, dans ce qui ressemble à une blesure dans le plomb.

Ainsi, hors des mots de l’architecte anonyme, on chemine sans autre repère ou logique que celle propre au labyrinthe.

Du point de vue purement artistique, l’exposition est élégante et sophistiquée. En tant que « plasticien », Yang Jian a ainsi orchestré des contrastes subtils entre les surfaces, les textures, les couleurs et les volumes ; le tout sans jamais quitter le spectre du noir, du blanc et du gris, en ajoutant seulement quelques touches de couleurs pastel ou primaires (par exemple, les morceaux de tissus bleus et roses, les fonds d’écran verdâtres ou le rouge des chiffres numériques des led). La façon dont la lumière traverse l’espace, dont elle se reflète à travers toutes les surfaces et les matériaux est aussi intéressante car elle alterne sa propre « qualité » en passant d’un blanc lait diffus, rappelant un vaisseau spatial, à un gris-noir mat de gomme vulcanisée, jusqu’à la chaleur des surfaces de fer rouillées au dense bleu-gris du plomb.

D’un point de vue conceptuel, Yang Jian réussit à définir une interprétation physique et mentale de l’espace où le langage se matérialise dans la forme du labyrinthe. Cette « forme » est tout à la fois précise et contraignante, mais aussi indéterminée et suspendue dans une dimension présentant une moitié de matérialité tangible et une partie de projection onirique architecturale.
Au cours du périple, on peut penser se trouver dans l’un des mondes imaginaires de Borges, se croire arriver dans l’une des villes invisibles de Calvino ou se rêver acteur d’une nouvelle de Philip K. Dick ou d’un long plan séquence de Stanley Kubrick.

« L’infini » proposé par Yang Jian emporte et dérange. Ici, le monde est devenu langage et ce dernier définit et sélectionne toutes les dimensions de notre espace sans jamais nous offrir d’échappatoire possible dans quelque direction que ce soit. Ce labyrinthe intangible aux élements structuraux mobiles et réorganisables à l’infini offre des configurations illimitées qui, si elles sont inoffensives, occupent petit à petit tout l’espace vide, sans jamais proposer de signification. Nous sommes ainsi prisionniers d’une matrice qui reflète et reproduit à l’infini une complexité structurelle sans autre but que sa prolifération. La présence de ce labyrinthe, séductrice et sophistiquée suggère un « au-delà » qui tel le chant des sirènes nous pousse vers un naufrage ultime qui efface et érode toute trace et référence de notre existnce antérieure.

Gaston Bachelard dans « La poétique de l’espace » écrit : « Quelquefois, la maison du futur est mieux bâtie, elle est plus légère et grande que toutes les maisons du passé, de façon que l’image de la maison de rêve est opposée à celle de la maison d’enfance ». Et justement Yang Jian nous emmène dans cette « maison-labyrinthe du futur » et il laisse derrière nous des signes en autant d’objets éparpillés, qui viennent peut-être de la maison d’enfance.

Alors, qui est l’architecte anonyme ? La réponse est peut-être cachée dans le labyrinthe, tout autant qu’elle peut rappeler la phrase d’une chanson célèbre (celle de Hotel California du groupe Eagles en l’occurrence) : « You can check out anytime you like, but you can never leave. »

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A propos de l'auteur
Alessandro Rolandi est un artiste italien qui vit et travaille à Pékin depuis 2003. Son travail navigue entre l’art, la connaissance, le contexte social et le langage. Il utilise le dessin, la sculpture, l’installation, la performance, la photographie, les objets trouvés, les interventions, la vidéo et l’écriture textuelle. Il observe, emprunte, transforme et documente la réalité pour pour défier notre structure socio-politique, pointer ses effets sur notre vie quotidienne et sur nos schémas de pensée. alessandrorolandi.org
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