Culture
Reportage

Japon : quel avenir pour le théatre nô ?

Manjirô Tatsumi joue la pièce "Shari" dans le rôle du démon Sokushitsuki, poursuivi par le gardien Idaten pour avoir volé une relique de Bouddha
Manjirô Tatsumi (à droite) joue la pièce "Shari" dans le rôle du démon Sokushitsuki, poursuivi par le gardien Idaten (incarné par l’acteur à gauche) pour avoir volé une relique de Bouddha. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).
7 juillet. L’arbre aux voeux est en pleine feuillaison devant l’entrée du théâtre nô Kôri, dans le département d’Osaka. Aujourd’hui, c’est la tanabata ou fête des étoiles, jour important du calendrier lunaire où est célébrée la rencontre annuelle de la tisserande Orihime (Véga) et du bouvier Hikoboshi (Altaïr). Selon la légende, c’est le 7e jour du 7e mois de l’année que les deux êtres aimés peuvent traverser la voie lactée qui les sépare pour se retrouver le temps d’une nuit. Quelques heures avant minuit, en attendant leur retrouvaille et la réalisation de tous les souhaits, la soixantaine de spectateurs prennent peu à peu place avant que ne commence la représentation.

Contexte

Le nô est le plus ancien art théâtral du Japon, apparu il y a environ 600 ans, et comprend de la musique et de la danse. Il a évolué à plusieurs reprises et s’est perfectionné pour prendre sa forme actuelle vers le milieu de l’époque Edo (1603-1867), afin de satisfaire les seigneurs locaux.
Le Japon compte aujourd’hui près d’un millier d’acteurs professionnels de nô et environ 70 théâtres. Il y a une trentaine d’années, les spectateurs étaient dix fois plus nombreux et la majorité d’entre eux étaient des amateurs. Face à cette situation, comment réagit le monde du nô pour retrouver cet engouement passé ?

Un programme dans l’air du temps

« Le programme de la représentation de ce soir était impensable à l’époque », explique Manjirô Tatsumi, acteur professionnel qui, en tant que shite, joue le personnage principal dans les pièces de nô. « Nous ne pouvons plus penser uniquement aux amateurs de théâtre nô, mais aussi nous adapter à d’autres catégories de spectateurs », précise-t-il.

Après les deux premières pièces, dont la première, Shari, jouée entre autres par Manjirô Tatsumi, ce fut au tour de Tsukasa-tayû d’entrer sur scène. Dans un premier temps uniquement éclairée par quelques lanternes, pour transmettre aux spectateurs une ambiance mystérieuse. Visage blanchi, dents noircies et chevelure décorée, la femme se produit sur scène durant une dizaine de minutes vêtue d’un sur-kimono violet. « En général, les gens s’imaginent que les tayû portent une coiffure et des vêtements extravagants, mais j’ai choisi une tenue plus discrète aujourd’hui, comme c’était le cas il y a environ 250 ans », explique Tsukasa-taiyû après sa performance. « Normalement, nous sommes pieds-nus sur scène, mais j’ai porté des chaussettes tabi aujourd’hui », ajoute-t-elle. C’est qu’il existe une règle d’or pour qui foule les planches d’un théâtre. « La scène de nô est un endroit sacré qui, pour ne pas être souillé, impose à tous de porter des chaussettes blanches », explique Kaoru Nakao, maître de conférences en histoire du nô à l’Université d’Osaka.

Manjirô Tatsumi explique le rôle des masques portés par les acteurs principaux dans le théâtre nô. Ici, un masque de femme.
Manjirô Tatsumi explique le rôle des masques portés par les acteurs principaux dans le théâtre nô. Ici, un masque de femme. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).
Tsukasa-tayû est une courtisane du plus haut niveau qui pratique aussi les arts, et est ainsi à distinguer d’une oiran ou d’une geisha. L’histoire de ces femmes remonte à la création de Shimabara, le plus vieux quartier des plaisirs du pays. Cette activité a aujourd’hui pratiquement disparue, puisqu’il n’existe plus que cinq tayû appartenant à deux maisons. Mais, tout comme les acteurs de nô, ces courtisanes ont le souhait de perpétuer la tradition japonaise. La présence de l’une d’elles ce soir au théâtre nô est exceptionnelle. « C’est très rare », commente Kaoru Nakao. « Il y a encore quelques années, seuls les acteurs de nô étaient autorisés à monter sur scène », précise-t-elle. Mais cette pratique se développe peu à peu, surtout depuis l’inscription du nô sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2008.
Danse de Tsukasa-tayû, courtisane de très haut rang, accompagnée par une joueuse de shamisen.
Danse de Tsukasa-tayû, courtisane de très haut rang, accompagnée par une joueuse de shamisen. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).

La pièce principale

Après un moment de discussion entre Manjirô Tatsumi, Tsukasa-tayû et Senzaburô Shigeyama, acteur de kyôgen (intermède comique), devant les spectateurs, vient le moment de l’entracte, précédant la pièce principale. « Cette pièce sera une bataille avec le sommeil pour ceux qui n’ont pas d’imagination », prévient Manjirô Tatsumi.

L’acteur principal, ce soir une femme, Hiroko Tamai, a commencé sa préparation deux heures avant l’apparition sur les planches. Avant de revêtir ses vêtements, elle a pris soin de vérifier la position de son masque dans les loges. « L’angle du masque est très important, car c’est lui qui transmet les sentiments », explique Manjirô Tatsumi. « Il est ajusté au moyen de trois coussinets de taille différente », précise-t-il. L’entrée sur scène approchant, les acteurs se réunissent dans la pièce au miroir, devant lequel seul le shite est autorisé à s’installer.

L’histoire se passe après la mort de Yang Guifei (Yô Kihi en japonais), l’une des quatre plus belles femmes de la Chine antique et concubine de l’empereur Tang Xuanzong (Gensô). Ce dernier, si triste de sa disparition, charge un sujet de partir à la recherche de son âme, qu’il finit par trouver au mont Penglai (Hôrai).

L’envoyé de l’empereur Tang Xuanzong (à droite) rencontre Yang Guifei (à gauche), jouée par le shite (acteur principal), qui porte un masque de femme. Derrière, les musiciens (flute traversière, petit et grand tambours japonais en forme de diabolo) ; à droite, les chanteurs.
L’envoyé de l’empereur Tang Xuanzong (à droite) rencontre Yang Guifei (à gauche), jouée par le shite (acteur principal), qui porte un masque de femme. Derrière, les musiciens (flute traversière, petit et grand tambours japonais en forme de diabolo) ; à droite, les chanteurs. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).
Après avoir informé Yang Guifei de l’état de l’empereur, le sujet lui demande une preuve de leur rencontre, qu’il pourra transmettre à Tang Xuanzong. Elle lui propose d’abord sa longue épingle à cheveux richement décorée. Mais cela ne suffisant pas, elle lui confie alors les paroles secrètes qu’elle a prononcées avec l’empereur : « Dans le ciel, nous serons des oiseaux inséparables en alignant nos ailes. Sur terre, nous serons des arbres inséparables en alignant nos branches. » L’envoyé de Tang Xuanzong prend ensuite le chemin du retour avec l’épingle, Yang Guifei le regardant partir avec tristesse.
Yang Guifei remet à l’envoyé de l’empereur Tang Xuanzong une preuve de leur rencontre : une longue épingle à cheveux richement décorée.
Yang Guifei remet à l’envoyé de l’empereur Tang Xuanzong une preuve de leur rencontre : une longue épingle à cheveux richement décorée. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).

L’espoir viendra-t-il de l’étranger ?

Tout comme le théâtre de marionnettes bunraku, le nô rencontre des difficultés, confronté à la quasi-absence d’aides de l’Etat, mais aussi au nombre décroissant de spectateurs.
« On pense que le nô est un art destiné à la haute société, mais ce n’est plus le cas », explique Manjirô Tatsumi. « L’histoire du théâtre nô passe par une succession de phases extrêmes : il a été tantôt réservé à l’aristocratie, tantôt destiné au grand public », explique Kaoru Nakao. « De nos jours, il s’agit plutôt d’en faire un théâtre populaire », ajoute-t-elle.
Les problèmes financiers actuels découlent aussi d’une particularité du nô, qui ne pratique pas de représentations multiples d’une même pièce. Résultat ? « Il y a plus de jours où les portes du théâtre Kôri sont fermées plutôt qu’ouvertes », déplore Manjirô Tatsumi.
Discussion entre (de droite à gauche) Manjirô Tatsumi, acteur de nô, Tsukasa-tayû, courtisane de très haut rang, et Senzaburô Shigeyama, acteur de kyôgen, devant la soixantaine de spectateurs réunis le 7 juillet 2016 au théâtre Kôri.
Discussion entre (de droite à gauche) Manjirô Tatsumi, acteur de nô, Tsukasa-tayû, courtisane de très haut rang, et Senzaburô Shigeyama, acteur de kyôgen, devant la soixantaine de spectateurs réunis le 7 juillet 2016 au théâtre Kôri. (© Jean-François Heimburger. Tous droits réservés).
Les étrangers, de plus en plus nombreux à visiter l’Archipel, pourraient redonner un coup de pouce au théâtre nô. « Nous avons plusieurs projets, dont des représentations d’une pièce en relai, dans plusieurs théâtres d’une même région », indique Manjirô Tatsumi. En septembre prochain, dans le cadre du relai 2016, la pièce Aoi no ue sera ainsi jouée et commentée à quatre reprises dans deux théâtres à Tokyo. Les spectateurs, acteurs de nô débutants, étrangers et amateurs du Dit du Genji – œuvre dont est tirée la pièce –, pourront suivre les explications au moyen de guides sonores et de tablettes.
« Pour les étrangers, la culture japonaise est merveilleuse, ce qu’ont du mal à percevoir les Japonais eux-mêmes car cette culture n’a que peu évolué depuis l’ère Meiji (1868-1912) », explique Manjirô Tatsumi. « Dès qu’un étranger dit que quelque chose est bien, les Japonais pensent la même chose, donc si les visiteurs étrangers sont intéressés par le nô et fréquentent ses théâtres, cela pourrait intéresser les Japonais », confie-t-il.
Une fois la pièce de nô terminée, Manjirô Tatsumi remercie les spectateurs à l’entrée du théâtre. Quelques minutes plus tard, il repart aussitôt sur les planches pour superviser la répétition d’une quinzaine d’acteurs en herbe. Tout le monde doit être fin prêt pour la grande représentation théâtrale du 22 juillet. Sur scène, des étudiants, garçons et filles. Même si un désintérêt pour le théâtre classique est perceptible aujourd’hui, la jeune génération présente ce soir est pleine d’enthousiasme. De quoi donner un peu d’espoir pour l’avenir du nô.
Par Jean-François Heimburger, à Osaka.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).