Histoire
Expert - L'Asie en Russie

 

Russie-Chine : l'histoire sous le joug mongol

Peinture de Gengis Khan exposée au Aer Mountain National Geopark Museum de Mongolie Intérieure.
Peinture de Gengis Khan exposée au Aer Mountain National Geopark Museum de Mongolie Intérieure. (Crédit : Liu zhaoming / Imaginechina).
*Россия и Китай – четыре века взаимодействия, под ред. А.В. Лукина, изд. Весь Мир, Москва, 2013 (Russie et Chine – quatre siècles d’interaction). Ce livre rassemble les contributions de nombreux spécialistes russes, et présente à la fois l’histoire des relations russo-chinoises, la situation actuelle, et les perspectives de développement de ces relations. Plus de 600 pages de lecture passionnante.
Pour présenter l’histoire des relations entre la Russie et la Chine, nous avons choisi de remonter jusqu’à Gengis Khan. Nous aurions alors pu titrer : « This is the beginning of a beautiful friendship » pour reprendre le final du film Casablanca (1942), de Michael Curtiz, avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, revisité par Emir Kusturica dans Chat Noir, Chat Blanc (1998). Et ce malgré l’ironie patente dans l’histoire des relations entre la Russie et la Chine. Cette histoire doit en effet être rapprochée des invasions mongoles et de l’histoire de l’Eurasie – aujourd’hui de mieux en mieux connue et étudiée*. Notamment car l’épisode mongol, malgré sa longévité – presque trois siècles – ne conduira pas à l’unité des espaces russe et chinois. Au contraire, ils se trouvent tous deux sous la domination de l’empire mongol, sans être pour autant véritablement unifiés.
La période du joug tataro-mongol en Russie et ses conséquences ont joué un rôle très important dans le développement historique du pays, et de son orientation vers l’Est. Même Pierre le Grand, qui règne entre 1682 et 1725 et passe pour un souverain tourné entièrement vers l’Europe, n’a pas abandonné la conquête de l’Asie (Asie centrale et Sibérie, notamment la région de l’Altaï, où de nombreux forts sont installés). Un grand nombre d’historiens considèrent également que cette période, où ce qui deviendra la Russie est inclus dans un espace purement asiatique, est fondatrice des spécificités russes – que ce soit pour déplorer cet héritage ou pour le mettre en valeur.
*Le clergé était par exemple exempté de certains impôts ou charges, et nombre de ses membres les plus influents faisaient allégeance au khan. Pour plus de détails et d’explications, on peut se référer entre autres au livre de P. Gonneau et A. Lavrov, Des Rhôs à la Russie, histoire de l’Europe orientale 730-1689, éd. PUF « Nouvelle Clio », 2012 ; ou à celui de Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, éd. Flammarion « Champs Histoire », 1997, réédité en 2009.
Ce qui est sûr, c’est que la Moscovie, qui donnera plus tard naissance à l’empire russe, se constitue à cette époque. Elle se consolide via l’église orthodoxe. Les Mongols n’imposèrent pas leur religion aux espaces conquis et profitèrent d’une certaine manière du quadrillage territorial orthodoxe qui organisait un territoire politiquement très fragmenté notamment à travers son système de monastères. Une consolidation de la Moscovie due aussi aux alliances nouées avec les khans mongols au détriment d’autres principautés russes ; ce qui garantissait aux princes moscovites une certaine marge de manœuvre dans la conduite des affaires intérieures, en particulier pour la conquête d’autres principautés, qui pour certaines se révoltaient contre les Mongols*.
Mais revenons à des temps encore plus anciens. Le nom même pour désigner la Chine, Kitaï, a la même origine que le Cathay de Marco Polo. Il est emprunté aux Kitai, ou Khitan, à l’origine de la dynastie Liao (907-1125), un peuple de langue altaïque dont l’empire occupe un territoire correspondant partiellement à la Mandchourie (voir notre contribution à ce sujet). Cette région paraît décidément centrale dans l’histoire des relations sino-russes.

La dynastie Liao sera au début du XIIe siècle délogée de ses possessions par d’autres peuples nomades qui donneront naissance à l’empire mandchou des Jin (1115-1234). Les Kitai (кидани / kidani en russe) s’installeront par la suite en Asie centrale. Ils sont connus sous le nom de Kara-Kitai ou Kara-Khitan et passeront au début du XIIIe siècle sous le contrôle des Mongols de Gengis-Khan (Чингиз Хан / Tchinguiz Khan en russe). Ceux-ci effectueront à la même époque des conquêtes significatives et soumettront les Jin pour les intégrer à l’empire Yuan.

*Cette période des IIe et Ier siècle avant J.C. est celle des guerres puniques et macédoniennes qui vont étendre l’influence de Rome sur l’Orient, avec notamment des contacts – pas vraiment pacifiques – avec l’empire séleucide dont le territoire est immense…
Dès le IIe siècle avant J.C., les Romains avaient connaissance d’un empire lointain où l’on fabriquait de la soie, grâce à leur commerce de marchandises avec les peuples contigus à la République romaine* – par capillarité, pour ainsi dire. De même, les premières informations dont disposaient les Russes leur arrivaient par l’intermédiaire des différents peuples qui jalonnaient les routes commerciales depuis l’Asie, comme les Kitai. Les marchands russes les rencontraient sans doute même avant le XIIIe siècle, c’est-à-dire avant la grande entreprise de Gengis Khan et l’expansion de l’empire mongol. Et donc bien avant l’établissement d’un véritable empire russe et de ses velléités de conquête vers l’Est.
Néanmoins, c’est bien l’empire mongol qui va, semble-t-il, marquer une étape importante des relations entre les futures Chine et Russie, puisque sous le joug mongol (de 1220 à 1480 environ), il y aura aussi bien des Chinois en Russie que des Russes en Chine.
*Le nom chinois donné à ce régiment est traduit en russe par « охранное войско из русских, прославляющее преданность », ce qui donnerait en français « régiment russe de la garde, qui se distingue par son dévouement/sa loyauté ». Les auteurs ne précisent cependant pas quel était le rôle exact de ce régiment. **Россия и Китай – четыре века взаимодействия, p.16.
De manière assez étonnante, il existe un régiment de prisonniers russes (русский полк)* à la cour de l’empereur à Pékin, mentionné pour la première fois dans les sources chinoises en 1330. Bien que l’existence de ce régiment soit attestée depuis quelques décennies déjà en 1330, les années qui suivent marquent une augmentation de ses membres. Leur nombre est estimé à quelques milliers, et ses soldats vivaient dans un camp aménagé par le gouvernement impérial au nord de la capitale. Les prisonniers-soldats y pratiquaient l’agriculture pour subvenir à leurs besoins, et chassaient le gibier pour fournir la table de l’empereur. Malheureusement, les informations manquent sur le rôle exact joué par ces hommes, sur leur vie quotidienne, et on ignore ce qu’il est advenu d’eux après la chute de la dynastie mongole en Chine. Certains pensent que le régiment a émigré vers l’Ouest et qu’il faudrait chercher ses descendants dans le Sichuan, mais rien ne permet franchement de confirmer cette hypothèse**.
*Je rappelle à toutes fins utiles que Gengis Khan n’a pas participé personnellement à la conquête des territoires russes, puisque c’est son petit-fils Batu qui dirigera cette conquête avec son oncle et fondera la Horde d’or. Pour plus d’informations à ce sujet, je renvoie les francophones à deux ouvrages fondamentaux : René Grousset, L’Empire des steppes, publié en 1939 chez Payot et réédité en 2001, et Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, op.cit. ** Les Tatars de Crimée feront encore parler d’eux sous Catherine II au XVIIIe siècle, dans le cadre de la lutte entre les empires russe et ottoman, et font d’ailleurs l’actualité récente. Les Tatars seront en particulier un des obstacles à la conquête russe de la Sibérie, avec le khanat de Sibérie (XV et XVIe siècles). La politique russe envers les Tatars depuis la fin du joug mongol est dans l’ensemble assez ambivalente, entre octroi de territoires et d’autonomie et tentatives d’assimilation par russification et conversion à l’orthodoxie – un certain nombre des célèbres familles nobles de Russie descendent d’ancêtres tatars russifiés et christianisés.
Quant aux « Chinois » de l’armée de Batu-Khan (Батый / Baty en russe), ils vont aller jusqu’en Russie lors de la conquête de 1236*. La capitale des Mongols de la Horde d’or est Saraï, près de la Volgograd actuelle. On sait cependant que l’expansion mongole n’impliquait pas une colonisation des territoires conquis par les Mongols ou leurs alliés, mais leur mainmise sur les territoires russes durera des années 1220-1230 jusqu’aux années 1480 officiellement. D’ailleurs, nombreux sont les princes russes qui contractent des unions matrimoniales avec des princesses mongoles ou tatares, et ce bien sûr dès les premiers temps de l’invasion mongole. En réalité, les Russes eurent fort à faire avec leurs voisins tatars jusqu’au XVIe siècle et la conquête de Kazan par Ivan IV (le Terrible) en 1552. Les Tatars sont les héritiers des Mongols, auxquels leur nom est toujours associé en russe – on parle du joug tataro-mongol (татаро-монгольское иго) pour cette période du XIIIe au XVe siècles. Ils étaient eux bien installés sur certains territoires**.

Pourtant, la libération du joug mongol qui se produit dans le même temps en Chine et en Russie, au XIVe siècle, conduira plutôt les deux espaces à se replier sur eux-mêmes, selon des modalités propres à chacun, afin de consolider leur unité et leur identité propres. La lutte qui conduira en Chine à l’établissement de la dynastie Ming au XIVe siècle (1368-1644) est contemporaine de la fameuse bataille de Koulikovo qui marque en 1380 le début de la libération du territoire russe de la domination mongole. Mais ces événements vont être à l’origine d’une recomposition territoriale, et notamment de l’apparition de Khanats mongols et/ou Tatars concurrents dans l’espace eurasiatique. Ces nouveaux acteurs formeront un écran entre les deux espaces chinois et russe pendant un certain temps.

*Il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui encore la Chine est désignée en russe par le terme Kitaï, alors qu’en Europe domine le terme de Chine – qui vient sans doute du terme Tchin mentionné par Nikitine pour désigner la Chine du sud. **Россия и Китай – четыре века взаимодействия, op. cit., p.17. Egalement L’exploration de la Sibérie, A. Garcia et Y. Gauthier, éd. Transboréal, 2014, un excellent ouvrage que je conseille vivement à tous ceux qui s’intéressent à la Sibérie et à la Russie. Le travail de traduction, de compilation et d’organisation des sources sur la conquête de la Sibérie depuis le XVIIe siècle est remarquable. ***Bien que j’emploie souvent le terme de Russie pour désigner un espace correspondant en gros à la Russie actuelle, l’Etat russe de l’époque s’appelle la Moscovie. C’est cet Etat qui sera à l’origine de l’empire russe – terme utilisé seulement au XVIIIe siècle.
Sous les Ming, aucune source ne mentionne plus l’existence des Russes ou de leur pays. Quant à la Moscovie, elle ne s’intéresse pas à la Chine, même si certaines informations parviennent de temps à autres par des biais détournés. Par exemple lors du voyage du commerçant Afanassi (Athanase) Nikitine en Inde au XVe siècle : Nikitine voyage jusqu’en Inde, où il s’enquiert des possibilités de commercer avec les pays voisins. C’est ainsi qu’il entend parler de la Chine du Sud (il l’appelle Tchin ou Ma-Tchin), et de celle du Nord (qu’il nomme Kitaa*), de la meilleure manière de s’y rendre, ainsi que du temps nécessaire au voyage par terre ou par mer **… Mais il faudra attendre la fin du XVIe siècle et surtout le début du XVIIe siècle pour que les Russes, qui commencent tout juste à explorer sérieusement la Sibérie, se décident à envoyer une ambassade vers la Mongolie et le « royaume de Kitaï »*** (voir notamment notre contribution sur le sujet).

L’épisode mongol, malgré sa longévité – presque trois siècles – ne conduira pas à l’unité des espaces russe et chinois : ils se trouvent tous deux sous la domination de l’empire mongol, sans être pour autant véritablement unifiés. La fin de l’empire mongol marquera même un éloignement entre ces deux espaces jusqu’au XVIIe siècle, période où commencera côté russe le début de la conquête de la Sibérie, et côté chinois la domination mandchoue sur le nord de la Chine actuelle – une forme de rapprochement qui n’aura de conséquences que plus tardivement.

Le joug mongol a marqué pour les deux ensembles un moment-clé dans la création de leurs futurs empires, et surtout dans le sentiment profond de l’espace géographique qui constituerait leur domaine d’influence respectif. Ainsi, on entend beaucoup parler ces derniers temps de « nouvelle route de la soie », ou d' »espace eurasiatique », de part et d’autre de l’Amour. Cela n’est sans doute pas dû au hasard, mais peut-être plutôt à une relecture contemporaine qui plonge ses racines dans l’histoire commune de cet immense espace – ce qui n’exclut pas un calcul politique de la part des dirigeants des deux pays. Peut-être cette période est-elle également fondatrice de l’identité de chacun de ces espaces : apparition d’une identité russe et d’une identité chinoise qui commenceraient à se définir petit à petit à partir de ce moment fondateur ?
*A. Herzen est cité par A. Garcia et Y. Gauthier dans L’exploration de la Sibérie, op.cit., p.33. Et les auteurs d’ajouter : « c’est avec l’assimilation de la Sibérie, son prolongement naturel, que la Rous’ [la Moscovie] devient la Russie (d’où la place unique accordée au cosaque Ermak dans l’imagerie populaire) ». On pourrait discuter ici la notion de « prolongement naturel », mais on saura gré aux auteurs d’avoir rendu la place qu’ils méritent aux autres explorateurs pionniers de la Sibérie, bien moins connus qu’Ermak mais souvent plus importants. Quant à Herzen, il faudra que nous y revenions à l’occasion : socialiste nourri d’idées européennes, il considère dès les années 1840-1850 l’océan Pacifique comme la future mer Méditerranée et comprend l’importance de la Sibérie.
En ce qui concerne la Russie en tout cas, il me semble que le legs de l’empire mongol est visible dans l’expansion de l’empire russe dès le XVIe siècle, dans la consolidation de l’URSS des années 1920-1930 et dans la sphère d’intérêt géopolitique de l’actuelle Fédération de Russie. Les mêmes espaces sont concernés : Sibérie, nord de la Chine, Asie centrale, Caucase, voire Asie mineure et même Proche-orient…
Nous avons déjà attiré l’attention des lecteurs sur le mouvement eurasiste qui cherchait à démontrer la proximité entre Russie et Asie au sens large, et a revaloriser l’influence asiatique sur l’histoire et la culture de la Russie. Mais au-delà de ces considérations, on peut penser que la ruée vers l’Est était inévitable, et à l’instar du grand Alexandre Herzen (1812-1870), on peut déclarer que la Sibérie a sans doute apporté un « supplément d’âme » et la « dimension de folie nécessaire » qui distingueraient les Russes des autres peuples slaves*.

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A propos de l'auteur
Céline Peynichou est diplômée de l'université Paris IV-Sorbonne en langue et civilisation russe et en histoire, et titulaire d'un DESS en relations internationales de l'INALCO. Elle a travaillé plusieurs années en Russie et enseigne aujourd'hui en lycée professionnel. Elle donne aussi des cours d'histoire-géographie en russe en section européenne en lycée général.
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