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La Russie s’enrhume, les migrants d’Asie centrale toussent

Le président russe Vladimir Poutine et le président tadjik Emomalii Rahmon après le sommet de l’Organisation du Traité de Sécurité collective à Douchanbé au Tadjikistan, le 15 septembre 2015.
Le président russe Vladimir Poutine et le président tadjik Emomalii Rahmon après le sommet de l’Organisation du Traité de Sécurité collective à Douchanbé au Tadjikistan, le 15 septembre 2015. (Crédit : Michael Klimentyev / RIA Novosti / via AFP).
Frappée par la chute des cours du pétrole et les sanctions européennes, la Russie connaît une grave crise économique. Du coup, Moscou a durci sa législation sur le travail des immigrés, ce qui affecte les quatre à cinq millions d’entre eux venus des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale… Notamment ceux dont les capitales ne sont pas en phase avec les ambitions géopolitiques du Kremlin.
Makhmoudali compte les mois. Début 2013, il était déporté de Russie sans qu’on lui explique pour quel motif. « C’est la crise là-bas, ils protègent leurs emplois, regrette-t-il. Faut que j’attende encore trois ans avant de pouvoir retourner à Moscou… » Aujourd’hui, il vient chaque jour au marché du travail du « micro-raïon » (district) 82 de Douchanbé pour louer ses services dans la construction. Mais son marteau-piqueur électrique reste souvent planté dans les failles de l’asphalte de la capitale du Tadjikistan, au milieu des tristes barres d’immeubles en béton construites à l’époque de Khrouchtchev.
Autour de nous un attroupement s’est créé. Beaucoup de ses « collègues » pensent que nous sommes porteurs de bonnes nouvelles : « Paraît que Poutine va changer la loi et qu’on va pouvoir retourner en Russie, c’est vrai ? », lance l’un d’eux, un jeune. Une voiture s’arrête près du « marché », l’attroupement se dissipe pour se ruer autour du client. Makhmoudali, 43 ans, ne se mêle pas à la ruée : « Je travaillais sur les chantiers dans la région de Moscou, je gagnais dans les 800 dollars par mois, six sept mois par an, raconte-t-il. J’envoyais dans les 500 dollars par mois à ma famille… sept enfants. Maintenant, je gagne 1 000 somoni (150 dollars). »

Contexte

Depuis un an, la crise économique frappe la Russie du fait des sanctions décrétées par l’Union européenne pour son comportement en Ukraine, des cours du pétrole qui sont passés de 80 à moins de 40 dollars le baril en un an et demi – alors que les hydrocarbures représentent la moitié des recettes du pays – et de la chute du rouble qui s’est ensuivie. Du coup, Moscou a durci sa loi sur le travail des étrangers, processus entamé dès 2008 entre désir de protéger son marché de l’emploi et humeur nationaliste. Depuis le 1er janvier dernier, les migrants du travail doivent obtenir un permis de travail, passer des tests de langue, de connaissance de l’histoire et de la législation russes.

« Listes noires » russes

Surtout, c’est le code des « offenses administratives », adopté en 2001, qui sert de base aux expulsions des immigrés, lequel est aujourd’hui appliqué strictement. Du coup, plus de 350 000 Tadjiks se sont retrouvés sur les « listes noires » russes. Mais d’autres ont décidé d’eux-mêmes de revenir de Russie, les frais engendrés par les nouvelles mesures légales et la chute du cours du rouble faisant perdre son sens à une migration déjà difficile dans ce pays si rude, tant par son climat que par les conditions de vie offertes à ceux que l’on y appelle selon un mot allemand les « geistarbeiter », entre corruption, application aléatoire de la loi et employeurs véreux.
Cette crise économique est une catastrophe pour le Tadjikistan qui, comme ses voisins l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, voient plus de 90% de ses migrants chercher un emploi dans la Fédération de Russie. Autour d’un million de Tadjiks, pour une population totale de 8,2 millions d’âmes, gagnent en Russie le pain de leur famille, restée au village. Près de la moitié du PIB tadjik est formé par les remises d’argent envoyées chaque mois. C’est un record mondial ! Avec la crise en Russie, le nombre de migrants du travail tadjiks a baissé de 15% si l’on compare les dix premiers mois de 2015 avec ceux de 2014, selon le Service des migrations tadjik. Soit près de 90 000 individus qui comme Makhmoudali sont condamnés à faire vivre leur famille avec un salaire cinq fois inférieur à celui qu’ils gagnaient en Russie. Le Service des migrations de la Fédération de Russie donne des chiffres plus élevés, autour de 200 000 migrants de moins qu’en 2013.

Le Tadjikistan « otage » de Moscou sur la question migratoire

Le sujet est donc très sensible à Douchanbé. La Banque Nationale du Tadjikistan (BNT) ne communique quasi plus sur le montant de ces remises d’argent, celui-ci étant trop « politisé » selon son président. En dollars, la baisse est de l’ordre de 60% cette année. En roubles en revanche, monnaie dans laquelle les migrants tadjiks effectuent désormais leurs transferts d’argent, le volume serait resté stable selon le FMI ou la Banque mondiale, qui s’appuient sur les données fournies par la BNT, ou en baisse d’environ 20%, selon des sources bancaires locales.
Le sujet est sensible à la fois à l’intérieur, c’est la preuve de l’échec de la politique d’un pouvoir miné par la corruption, et à l’extérieur, parce que cela donne un poids considérable à Moscou dans ses relations avec Douchanbé. Le président « Rahmon est otage de Moscou à cause de la question migratoire, affirme Oynihol Bobonazarova, opposante et activiste pionnière des droits de l’homme au Tadjikistan. La paix sociale ne tient que parce que le pays envoie un million ou plus de ses citoyens en Russie. Géopolitiquement, le jour où Poutine décidera que le Tadjikistan devra entrer dans son Union Economique Eurasienne [UEE], nous n’aurons pas le choix. »

L’Union économique eurasienne « positive » pour l’émigration kirghize

Le Kirghizistan voisin, avec ses 6 millions d’habitants, lui est devenu en août dernier membre de l’UEE, projet lancé fin 2011 par Vladimir Poutine afin de donner corps à un bloc dominé par la Russie, sur les ruines de l’URSS. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, le maître du Kremlin est tout à son idée de faire émerger un monde multipolaire où la Russie serait un acteur clé. Ainsi, les Kirghizes ont vu les procédures pour travailler en Russie considérablement simplifiées et la « liste noire » les concernant est en train d’être « nettoyée ». Mesures très importantes pour un pays dont près du tiers du PIB est constitué par les remises d’argent de ses migrants.
« C’est ce qui explique une remontée du nombre de nos émigrés en Russie. Ils sont passés de 560 000 début 2014 à 508 000 un an plus tard, du fait de la crise qui frappe la Russie, à 523 000 aujourd’hui, remontée due à notre entrée dans l’Union Eurasienne », constate Almaz Assanbaïev, le vice-ministre kirghize du Travail, de la Migration et de la Jeunesse, qui va bientôt rejoindre le tout nouveau Service des Migrations créé sur le modèle russe.
« L’UEE est positive pour nos migrants. Les Kirghizes peuvent aller sans visa et sans s’enregistrer en Russie. Il leur faut décrocher un contrat dans les 90 jours. Cela simplifie la vie. Mais du point de vue politique, notre pays a abandonné de sa souveraineté », dit Maïrambek Japanov, le directeur exécutif de Zamandash, une organisation qui vise à défendre les migrants et fédérer leur diaspora. Ni le Tadjikistan ni le Kirghizistan ne semblent envisager le futur sans les migrations d’une partie substantielle de leurs citoyens. En réaction à ce choc venu de l’extérieur, les autorités des deux pays ont initié des programmes visant à aider les migrants à mieux connaître leurs droits en Russie, à réussir les tests de langue notamment (pour les Tadjiks), à bénéficier de relais mieux structurés chez le grand frère… afin donc que l’économie nationale continue de reposer largement sur leurs remises d’argent.
Les organisations internationales recommandent de créer les conditions pour que soit amélioré le climat économique de ces ex-républiques soviétiques, afin d’instaurer une croissance durable et moins dépendante des chocs extérieurs. Moins de corruption, moins d’arbitraire dans la collecte des impôts, en particulier avec les PME, meilleur accès au crédit… Mais surtout, elles, comme les experts locaux, réclament de vraies réformes dans l’éducation et la formation professionnelle. Cela permettrait d’avoir une population capable de mieux se défendre à l’étranger, d’y gagner de meilleurs salaires, de monter ses propres affaires au pays. Mais au Tadjikistan par exemple, les autorités ont fait passer en 2012 le taux de TVA de 6 à 18% pour les activités des établissements d’enseignement professionnel. Mauvais signe.
Par Régis Genté, à Douchanbé et Bichkek

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A propos de l'auteur
Régis Genté est journaliste, correspondant du Figaro, de Radio France Internationale (RFI) ou du Monde Diplomatique dans l'ancien espace soviétique depuis 2002. Installé à Tbilissi en Géorgie, il observe les soubresauts d'une région en pleine mutation depuis 1991, de l'Ukraine aux contreforts des Pamirs, des bords de la mer Noire à la steppe kazakhe. Il est l'auteur de "Poutine et le Caucase" (Editions Buchet Chastel, 2014).