Economie
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Kyushu secoue les chaînes globales de valeur

A Mashiki, dans la préfecture de Kumamoto sur l'île de Kyushu, la route 443 endommagée par le puissant séisme de 7 sur l'échelle de Richter survenu le 14 avril 2016 - cette photo date du 15 avril.
A Mashiki, dans la préfecture de Kumamoto sur l'île de Kyushu, la route 443 endommagée par le puissant séisme de 7 sur l'échelle de Richter survenu le 14 avril 2016 - cette photo date du 15 avril. (Crédits : Daisuke Uragami / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun / via AFP)
Les 14 et 16 avril derniers, deux séismes dans l’île de Kyushu, au sud-ouest du Japon, ont fait 48 morts et plus de 1 000 blessés, selon le dernier bilan. Après Fukushima, ce double tremblement de terre remet toujours plus en cause le modèle économique des chaînes de valeur, dont l’organisation de la production est fragmentée dans divers pays.
Aussi peuplée que la Belgique, l’île de Kyushu a un PIB voisin de celui de l’Autriche. Dans l’économie japonaise cependant, elle joue un rôle modeste, avec moins de 10 % du PIB, dont 1 % pour chacune des deux préfectures les plus touchées par les séismes du 14 et du 16 avril derniers. Il n’en demeure pas moins que cet accident aura des répercussions sur l’économie de l’archipel. Proche de zéro, sa croissance risque de se contracter au second trimestre de cette année. Certains redoutent une appréciation du yen – qui ne s’est pas encore produite – comme après les tremblements de terre de Kobe (1995) et de Tohoku (2011). Chaque fois, les assurances avaient liquidé des actifs à l’étranger pour rapatrier des capitaux et financer la reconstruction.

L’impact industriel du double séisme de Kyushu est plus grave. Il a aussitôt fait chuter le cours des actions de grandes entreprises affectées par l’arrêt de plusieurs usines situées dans l’île. Faute de pièces détachées, Toyota a stoppé durant une semaine l’assemblage de ses voitures, Honda celui de ses motos et l’industrie automobile coréenne (l’île est à 150 km de Busan) a également été affectée.

Depuis les années soixante, les industries traditionnelles de Kyushu ont cédé la place à l’électronique. Les disponibilités en terrain et en eau, ainsi qu’une main-d’œuvre meilleur marché, ont attiré les grands fabricants de semi-conducteurs. Kyushu est devenue la « Silicon Island » du Japon et on y produit près d’un tiers des circuits intégrés de l’archipel. Alors que de nombreuses usines ont délocalisé une partie de leurs fabrications de semi-conducteurs, leurs fournisseurs d’équipement sont restés dans l’île, d’où ils exportent à leurs clients implantés en Asie. Parmi ces fournisseurs, certains occupent des situations de quasi-monopole sur des niches comme les capteurs d’image de smartphone. Les deux séismes ont détruit un certain nombre d’installations et les dégâts provoqués dans les infrastructures ont freiné les exportations.

Les chaînes de valeur

Le tremblement de terre de Kyushu n’aura sans doute pas des retombées industrielles aussi marquées que le désastre de Fukushima en mars 2011. Le tsunami et l’accident nucléaire ont désorganisé la production mondiale en endommageant des entreprises fabriquant des produits qui n’avaient pas de substituts. Cet accident a d’ailleurs révélé pour la première fois la fragilité des chaînes globales de valeur. Quelques mois plus tard, les Thaïlandais ont découvert à leur tour que la nature fait plus de dégâts que la politique. Les autorités n’ayant pas relâché l’eau des barrages situés en amont de Bangkok après de fortes pluies, la région centre a subi des crues exceptionnelles qui ont fait 680 victimes. Des centaines d’usines ont dû fermé leurs portes, ce qui a mis en difficulté les fabricants d’ordinateurs – 40 % des lecteurs de disques vendus dans le monde sont « made in Thailand ». Résultat : la production industrielle a chuté simultanément à Singapour, en Malaisie et en Thaïlande. Une synchronisation qu’expliquent la généralisation des pratiques du « Just in time » dans la construction automobile (le « toyotisme ») et dans l’électronique (le « modèle Dell »).

Ces événements ont conduit nombre d’entreprises à s’interroger sur le bien-fondé de la fragmentation des chaînes de valeur, qui s’est particulièrement propagée en Asie. Une chaîne de valeur implique des échanges de composants, de sous-ensembles et de services (dont les tests) réalisés dans divers pays, pour aboutir à l’assemblage d’un bien complexe – une automobile, un téléviseur, un téléphone ; l’assemblage ayant lieu dans le pays situé à la fin de la chaîne.

Les premières chaînes se sont construites dans l’automobile aux Etats-Unis et l’industrie électronique a suivi ce modèle en éclatant la chaîne de production au niveau international dès les années 1960. Les entreprises américaines ont ainsi commencé à délocaliser l’assemblage de produits à Taïwan, Singapour, Penang et en Corée, à partir de composants exportés des Etats-Unis. Elles ont ensuite choisi de fragmenter et de délocaliser divers segments. Ensuite, cette organisation a été adoptée par les entreprises japonaises qui ont délocalisé massivement après la réévaluation du yen, puis par les firmes coréennes et taïwanaises. Ces entreprises ont réparti entre les pays chacune des étapes – fabrication, test, assemblage de la production – en fonction des niveaux de coûts salariaux, de la qualité des infrastructures et des incitations fiscales. Une organisation reprise par la construction automobile qui a implanté des lignes de fabrication de pièces, et de sous-ensemble dans les divers pays asiatiques. En multipliant les sites, cette organisation a contribué à dynamiser les échanges intra-asiatiques : on a souvent comparé l’Asie à un circuit intégré. Jusqu’à ces dernières années, le commerce lié aux chaînes de valeur était plus important et augmentait plus vite que le commerce de produits simples.

Un nouveau paradigme ?

Les accidents de Fukushima et Bangkok ont révélé les fragilités des chaînes globales de valeur. En dépit des annonces faites parfois au lendemain de ces catastrophes, il ne s’est produit aucun mouvement massif de re-concentration. Les entreprises ont en effet trop investi dans la construction de ces organisations complexes pour y renoncer. Or depuis la crise de 2008, dans un contexte caractérisé par le ralentissement, les échanges internes aux chaînes de valeur ralentissent plus vite que le commerce mondial devenu anémique. Ce type d’organisation ne s’étend plus et on évoque parfois le rétrécissement des chaines.

Dans ces conditions, si les chaînes de valeur fragmentées, dont les fragilités sont avérées, offre moins d’avantages, les entreprises chinoises qui s’internationalisent pour surmonter les hausses de coût, pourraient hésiter à adopter ce système. Ce serait alors une fort mauvaise nouvelle pour les pays asiatiques et africains. Ces derniers, en effet, attendent un grand déménagement de l’industrie chinoise analogue à celui qu’avait précipité l’endaka, la réévaluation du yen au Japon il y a trente ans.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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