Economie
Expert – Le Poids de l’Asie

 

ASEAN, chantier en cours

Au Cambodge, le transport des marchandises - ici dans une rue de Phnom Penh le 31 décembre 2015 - est loin de la logistique à Singapour.
Au Cambodge, le transport des marchandises - ici dans une rue de Phnom Penh le 31 décembre 2015 - est loin de la logistique à Singapour. (Crédit : TANG CHHIN SOTHY / AFP)
En 2017, l’Asean fêtera ses 50 ans. Rappeler les circonstances de sa naissance donne la mesure du chemin parcouru depuis 1967. A l’époque, l’Asie du Sud-Est était comparée à un immeuble où, dans le meilleur des cas, les locataires se parlaient peu et fréquentaient des amis éloignés. Ainsi, l’Indonésie de Soekarno ne reconnaissait pas la Grande Malaisie, se disputait avec les Philippines et dénonçait les bombardements sur le Vietnam par les B 52 américains qui s’envolaient de Thaïlande. Le Vietnam du Sud était soutenu par les Etats-Unis et le Vietnam du Nord par la Chine et l’URSS.

Le maintien de la paix

Les premières tentatives de rapprochement ont d’abord été des échecs. Créée en 1961 entre l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande, l’ASA ou Association of Southeast Asia s’est révélée incapable de résoudre un différend entre Kuala Lumpur et Manille puis s’est sabordée. Créé peu après, le Maphilindo – Malaisie, Philippines et Indonésie – a aussitôt disparu. L’ASEAN doit sa naissance au Vietnam.

Les embouteillages de Bangkok étaient parfois considérés comme sa principale défense contre la déferlante communiste qui, selon la théorie « des dominos », suivrait immanquablement une défaite américaine au Vietnam. Oubliant leurs différends, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande ont créé l’ASEAN et, s’ils ont annoncé leur volonté de coopération, la sécurité était leur priorité.

Ailleurs, les groupements régionaux rassemblent des pays partageant une langue, une religion, une histoire. Ce n’est pas le cas de l’ASEAN. L’Association regroupe des pays très divers, de Brunei (400 000 habitants) à l’Indonésie (250 millions), des pauvres et des riches, des démocraties imparfaites et des dictatures. Surprenant les observateurs, la longévité de l’ASEAN est son premier succès. Son mode de fonctionnement (« No Action Talk only ») de même que ses principes (consensus et non-ingérence) ont souvent été brocardés. L’organisation a toutefois évité que les litiges ne dégénèrent en conflits. Dans les années 1990, elle a ainsi accueilli ses anciens adversaires (Cambodge, Laos, Vietnam) et cet élargissement s’est fait aux dépens de plus d’intégration. Mais l’ASEAN a indéniablement contribué au maintien de la paix en l’Asie du Sud Est.

Jusqu’en 2012, les Etats-membres ont parlé d’une seule voix sur la scène internationale. Ce consensus s’est brisé au sommet de Pnom Penh en 2012 : alors que la menace vietnamienne avait rassemblé les Etats de l’ASEAN, les ambitions chinoises dans les Mers du Sud la divisent.

Intégration commerciale

Une fois la menace vietnamienne disparue, l’économie est devenue la priorité de l’ASEAN. Après avoir lancé plusieurs projets, les chefs d’Etat ont proposé en 1992 de construire une zone de libre échange (Asean Free Trade Agreement). Un projet ambitieux. Il était alors plus facile de trouver une bière de marque San Miguel dans un bar new-yorkais qu’à Bangkok.

En toile de fond de cette décision, il y avait l’enlisement des négociations multilatérales (Uruguay Round), la naissance du Grand Marché européen ou l’Accord de Libre-Echange Nord-Américain (ALENA). Toutefois, la principale motivation des membres de l’ASEAN était la Chine qui commençait à attirer les investisseurs étrangers. Pour éviter d’être marginalisé, l’Association a choisi de se présenter comme un marché intégré de 600 millions de consommateurs.

Déjouant les Cassandres, les pays du Sud-Est asiatique ont éliminé les barrières tarifaires aux échanges régionaux. Toutefois cette baisse a seulement accompagné le démantèlement mené dans le cadre multilatéral. Quel a été sa conséquence sur les échanges intra-Asean ? Ces pays échangent moins entre eux que les pays européens (autour de 50 %), et beaucoup plus que d’autres groupements comme l’UMA (Union du Maghreb arabe) ou le Mercosur. Il faut dire que le poids des échanges intra-Asean n’a pas beaucoup évolué depuis… 1965, après l’abandon par l’Indonésie de sa politique de confrontation avec Singapour au cours de laquelle ses exportations évitaient de transiter par la cité-Etat ou par Penang. Depuis, le commerce a peu varié et sa composition s’est totalement transformée.

Dans les années 1970, les échanges étaient composés de produits primaires (pétrole, minerais, produits agricoles) transitant par Singapour, l’entrepôt de l’Asie du Sud-Est. Depuis, deux éléments ont dimuné : la part de Singapour avec l’apparition de nouveaux pôles – Malaisie et Thaïlande – et la part des ressources naturelles. Par contre, les produits manufacturés, dont l’électronique, ont vu leur proportion augmenter. L’intra-ASEAN ressemble à un véritable circuit intégré. Importées du Japon, de Corée du Sud, de Taïwan ou de Singapour, les tranches de silicium qui ont été dopées dans une « fab » – une installation exigeant des milliards de dollars – sont découpées aux Philippines, testées à Singapour ou en Malaisie, puis implantées dans des lecteurs de disques durs en Thaïlande, qui seront envoyés en Chine pour être assemblés dans un produit fini.

Les partenaires asiatiques de l'ASEAN en pourcentage du commerce total de l'Association de 1960 à 2014.
Les partenaires asiatiques de l'ASEAN en pourcentage du commerce total de l'Association de 1960 à 2014.
L’odyssée de ces composants qui a représenté jusqu’à la moitié des échanges intra-ASEAN ne doit rien à l’AFTA, car ce sont souvent des échanges intra-firmes qui relèvent de régimes douaniers spéciaux (zone franche, ITA) et que, du fait de la faible valeur ajoutée incluse dans les pays, ils ne bénéficieraient pas des tarifs préférentiels prévus par cet accord. Phénomène de facto, l’intégration commerciale doit peu aux mesures prises au sein de l’AFTA. Cette intégration explique-t-elle le succès de l’ASEAN auprès des investisseurs étrangers ? Les pays membres redoutaient d’être marginalisés par la Chine qui a attiré plus d’investissements qu’eux à partir de 1992 et l’écart s’est creusé dans les années 2000 pour se résorber depuis 2010. L’ASEAN attire désormais plus que la Chine.

De facto, ou de jure, cette intégration est une réalité qui s’approfondira avec la poursuite de la croissance qui multiplie les opportunités d’échange entre les pays. Ces échanges auraient progressé plus vite si la baisse des tarifs douaniers ne s’était pas accompagnée de la multiplication de barrières non tarifaires. Elles sont la conséquences de mesures administratives, de la mise en place de nouvelles normes ou de nouvelles règles qui semblent parfois anodines.

Les entrées d'investissement directs étrangers dans l'ASEAN et en Chine entre 1980 et 2014.
Les entrées d'investissement directs étrangers dans l'ASEAN et en Chine entre 1980 et 2014.

Work in progress

Si la baisse des tarifs était bien engagée, le chantier du démantèlement des barrières non tarifaires l’était à peine lorsqu’en 2003 les chefs d’Etat ont décidé d’établir la Communauté économique de l’ASEAN à l’horizon 2015. Outre la libre circulation des biens, elle concerne celle des services, des capitaux et des personnes. Elle prévoit aussi l’adoption de politiques communes pour la concurrence, la protection des consommateurs, la propriété intellectuelle, les transports, l’énergie, les technologies de l’information, l’e-commerce et certains sujets fiscaux.

Cette annonce a surpris. S’agissait-il d’une fuite en avant ou d’une volonté réelle de mobiliser davantage les Etats ? Le chantier était en tous cas très ambitieux pour une association régionale qui n’est pas administrée par des Eurocrates. Le secrétariat de l’ASEAN situé à Jakarta n’a en effet rien à voir avec les bâtiments de l’UE à Bruxelles.

L’Europe, quel numéro de téléphone ? La question d’Henry Kissinger soulignait la faiblesse institutionnelle de la Communauté Européenne. Qu’en est-il de l’ASEAN ? Son secrétariat est situé à Jakarta, mais craignant qu’il ne soit dominé par l’Indonésie, Singapour et la Malaisie s’étaient opposés à l’établissement d’un secrétariat étoffé. Lorsqu’en 1992, l’ASEAN a lancé le traité de libre-échange, il employait 55 personnes y compris les chauffeurs et les secrétaires, et son budget était de 300 000 dollars. Il emploie aujourd’hui une centaine de professionnels et son budget, 17 millions de dollars, approche le coût des 28 Commissaires européens. Dans sa Charte, l’ASEAN stipule que ce budget est également réparti entre les pays : l’Indonésie ou Singapour cotisent autant que le Laos ! Il est difficile dans ces conditions de faire accepter une augmentation du budget. Il n’existe pas d’ « aseacrate » et les contrats des fonctionnaires de l’ASEAN peuvent être renouvelés (jusqu’à 5 fois) s’ils montent dans la hiérarchie.

Par ailleurs, le secrétariat manque de « mémoire » institutionnelle. Il s’appuie sur les administrations nationales qui en raison des écarts de développement, n’ont pas les mêmes capacités administratives. Sa principale fonction est d’organiser les très nombreuses réunions (plus de 1 000) entre les ministères des pays membres. Pas toujours productives, ces réunions ont certes construit un climat de confiance. Mais le Secrétariat n’est pas à la hauteur des réformes à mener pour construire la Communauté. Non seulement il devrait être renforcé mais il devrait pouvoir imposer aux pays membres de respecter la règle commune, ce qui va à l’encontre du principe de non-ingérence.

Douze ans plus tard, où en est-on ? Les baisses de tarifs sont achevées – avec des listes d’exception – pour les pays de l’ASEAN-5 (Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour et Thaïlande), et le seront dans trois ans pour les CLMV (Cambodge, Laos, Myanmar, Vietnam). L’amélioration des procédures douanières a fait beaucoup de progrès. Par contre, non seulement les barrières non tarifaires n’ont pas été éliminées, mais de nouvelles sont apparues. S’agissant des services, les pays n’ont pas proposé mieux entre eux qu’ils n’ont proposé pour le reste du monde à l’OMC. Faute d’avoir libéralisé le transport terrestre, acheminer des marchandise d’Hô-Chi-Minh-Ville à Singapour continue de se heurter à bien des obstacles. Quant au succès d’Air Asia ne doit pas grand-chose à la Communauté de l’ASEAN.

Près de 6 millions de personnes originaires de Birmanie, Cambodge, Indonésie et des Philippines travaillent dans d’autres pays de l’ASEAN. La circulation de cette main-d’œuvre n’est pourtant pas régulée par l’Association, qui ne se prononce pas en cas d’expulsion massive (ainsi celles des travailleurs indonésiens de Malaisie). L’ASEAN s’intéresse à faciliter la circulation des travailleurs qualifiés. L’accord conclu sur huit professions ne signifie d’ailleurs pas que ces personnes peuvent exercer librement dans les divers pays – les infirmières qui souhaitent travailler en Thaïlande doivent refaire une formation.

La Communauté de l’ASEAN est un chantier dans une conjoncture qui n’est plus favorable, tant au plan économique – les exportations ralentissent – que politique. En effet, sa dynamique institutionnelle dépend beaucoup de l’attitude de l’Indonésie, le poids lourd de la région. L’ASEAN doit sa naissance à l’abandon par Suharto de la politique de confrontation de Soekarno. Son enlisement au début des années 2000 s’explique par l’instabilité politique indonésienne. L’actuel président Joko Widodo a d’ailleurs averti que l’intégration régionale ne se ferait pas au détriment de son pays. Aux réticences indonésiennes s’ajoutent les incertitudes qui entourent la scène politique en Malaisie et en Thaïlande.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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