Economie
Expert - Le Poids de l’Asie

 

La Birmanie, un enjeu asiatique

Mineurs freelance cherchant des pierres de jade brut dans une pile de déchets rejetés par des bulldozers, près de la mine de jade de Hpakant dans l’Etat Kachin en Birmanie, le 4 Octobre 2015. (Crédit : AFP PHOTO / Ye Aung THU)
Dix ans après l’indépendance, la Birmanie « cernée par des cactus », a basculé de l’Inde vers le Japon, puis après 1990 elle a glissé vers la Chine.

De l’Inde au Japon

1948, le Royaume-Uni et l’Inde britannique assuraient 80 % des importations de la Birmanie alors peuplée de 15 millions d’habitants sur une superficie plus grande que la France. Ravagée par deux invasions, la Birmanie, qui a le plus souffert de la Seconde Guerre mondiale en Asie du Sud-Est, apparaissait « bien partie ». Premier exportateur mondial de riz, riche en pétrole exploité depuis 1886, elle possédait des gisements d’étain, de plomb, d’argent, de jade et de rubis. Selon une mission UNESCO, 38 % des habitants savaient lire et écrire en 1949. Plusieurs travaux prévoyaient que la « Terre Dorée » serait le pays le plus dynamique. Des perspectives qui ne prenaient pas en compte les défis sociétaux : divisions entre l’ethnie majoritaire Bamar et les 135 ethnies minoritaires – 30 % de la population – dont les Shan, Karen, Mon, Kachin qu’avaient avivé la colonisation et l’occupation japonaise ; oppositions entre Birmans et Indiens dont l’immigration avait été encouragée par l’administration coloniale lorsque la Birmanie était intégrée à l’Inde britannique. La communauté indienne – 10 % de la population et la moitié de la population urbaine – dominait les secteurs modernes et l’antagonisme ethnique s’est exacerbé pendant la Grande Crise : la chute des cours du riz ayant mis de nombreux paysans dans l’incapacité de servir leur dette, leurs terres ont été saisies par les prêteurs chettiars qui contrôlaient 42 % des terres de la plaine centrale.
En 1942, une partie de la communauté indienne a fui devant les troupes japonaises. Après l’indépendance, les restrictions à l’obtention de la nationalité birmane, les nationalisations et la « birmanisation » du commerce extérieur ont provoqué de nouveaux départs qui, ajoutés à la sortie du Commonwealth ont accéléré la chute du commerce de la Birmanie avec l’Inde et le Royaume Uni.
Dénonçant le socialisme birman du général Ne Win qui s’est emparé du pouvoir en 1962, la Banque Mondiale et l’US Aid se sont retirés. En 1967, réagissant au pillage de son ambassade et aux progroms déclenchés par les manifestations de Chinois agitant le Petit Livre Rouge, Pékin a arrêté la coopération qu’avait initiée Zhou Enlai en 1961. Les Japonais ont capitalisé sur le tropisme birman pour l’Empire du soleil levant : aux lendemains de la victoire du Japon de 1905 ( voire notre article), un journal de Rangoun avait appelé à l’édification d’une zone de co-prospérité autour du Japon. Tokyo a bien accueilli l’arrivée de Ne Win qui, en 1941, avec « trente camarades » dont le père d’Aung San Suu Kyi, avait été entraîné dans l’île de Hainan pour encadrer la future armée d’indépendance birmane.
Ayant établi un consulat en Birmanie dès 1954, le Japon a signé un accord de réparation – le premier en Asie – qui a financé le barrage de Baluchaung. Alors grand importateur de riz birman, le Japon est devenu son principal bailleur de fonds. Entre 1977 et 1988, il a ainsi assuré les deux tiers de l’aide publique au développement reçu par la Birmanie, loin devant l’Allemagne (20 %). En finançant des grands projets, le Japon était le premier fournisseur de la Birmanie.
Si elle a maintenu à flot le gouvernement de Ne Win, l’aide japonaise n’a pas empêché l’effondrement de la Birmanie qui a rejoint la catégorie des Pays les Moins Avancés (PMA) en 1987 : une humiliation pour ce pays « bien parti ».

Du Japon vers la Chine

Suivant la répression sanglante de la révolte étudiantes du 8-8-88 (8 août 1988), un coup d’Etat a évincé Ne Win remplacé par le Conseil d’État pour la restauration de la Loi et de l’Ordre (SLORC). Surprenant la junte, le Japon a réduit son assistance tout en maintenant une aide humanitaire.
Parallèlement, renonçant à la voie socialiste, le SLORC a ouvert l’économie. Cette libéralisation n’a pas attiré les investisseurs occidentaux qui avaient pris des sanctions après l’annulation des élections remportées par la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi. Le Keidanren, le syndicat du patronat nippon, s’est mobilisé pour une reprise des relations. En 1996, Mitsui associé à Unocal, PTT (Thaïlande) et Total ont signé un accord pour la construction d’un gazoduc (projet Yadana).
Ce revirement n’a pas suffi à maintenir la position du Japon. La raison en est que la Chine a ouvert sa frontière, abandonné le Parti Communiste Birman (PCB) qui menait des opérations de guérilla et normalisé ses relations. Décidé à transformer la région d’un « champ de bataille en un marché », le Premier ministre Chatichai Choonhavan a arrêté de soutenir les Karen et signé un accord avec la Birmanie. La géographie a repris ses droits : les principaux partenaires commerciaux de la Birmanie n’ont plus été les donateurs (Japon et Allemagne) mais les voisins.
Principal soutien au régime, la Chine a dominé le marché et la levée des sanctions n’a pas diminué son emprise : elle assure 40 % des importations et absorbe 60 % des exportations de la Birmanie – sans doute beaucoup plus. Global Witness, vient de révéler que les exportations de jade sont bien plus importantes : 31 milliards de dollars en 2014 – équivalant à la moitié du PIB birman ! – alors qu’officiellement la Birmanie en exporte 1 milliard, principalement vers la Chine.
Jusqu’à la levée des sanctions, les étrangers se sont peu intéressés au secteur manufacturier. L’exception vient du Sud-Coréen Daewoo qui avait livré une usine remboursée en services de sous-traitance qui a employé jusqu’à 5 000 salariés. Les Coréens ont été rejoints par d’autres Asiatiques et, progressant de manière exponentielle, les exportations approchent le milliard de dollars depuis 2014.
NB : Les montants réalisés -non publiés - sont très inférieurs aux montants approuvés et leur répartition géographique est inégale.
Le Japon reste le premier donateur parmi les pays de l’OCDE, mais l’aide chinoise pourrait être plus importante. Le conditionnel est de rigueur car les Chinois ne publient pas de statistiques sur leur apport en dons et en prêts. Pékin a financé des ventes d’équipement et la construction de routes, voies ferrés, barrages, télécommunications, stades, centre de conférence et aéroports, comme celui de Naypyitaw la nouvelle capitale. China National Petroleum Company (CNPC) a construit le gazoduc et le pipeline entre le port de Kyaukphyu et Kunming. La China Power Investment Corporation a, quant à elle, signé un accord pour la construction de sept barrages sur l’Irrawaddy pour exporter de l’électricité vers la Chine. Signal envoyé aux puissances occidentales, la suspension de la construction du barrage de Myitsone en 2011 a surpris les Chinois habitués à ne rencontrer aucune résistance.

charnière entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est

La démocratisation peut susciter de nouveaux basculements. La Birmanie redevient une priorité pour le Japon. Tokyo finance la construction de la zone économique spéciale de Thilawa au Sud-Est de Rangoun qui attire des industriels nippons dans l’habillement et les composants automobiles.
Vu de Delhi, la Birmanie occupe une position charnière dans le BIMSTEC, l’initiative indienne qui rassemble le Bangladesh, le Sri Lanka, la Thaïlande, le Bhoutan, le Népal – et n’inclut pas la Chine. Le relief birman étant un obstacle aux transports Est-Ouest, le BIMSTEC a identifié la route Inde – Birmanie – Thaïlande de 1360 km qui, faute de financement, n’a pas été réalisé. Ce projet susceptible de booster les relations entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud sera-t-il financé par l’Asian Development Bank (ADB) dominée par le Japon ou bien par la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, lancée par Pékin cette année ?

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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