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Aukus : tout vient à point à qui sait attendre, même la trahison

Le président français Emmanuel Macron et l'ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull sur le pont du HMAS Waller, un sous-marin de classe Collins opéré par la Royal Australian Navy, à Sydney en mai 2018. (Source : F24)
Le président français Emmanuel Macron et l'ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull sur le pont du HMAS Waller, un sous-marin de classe Collins opéré par la Royal Australian Navy, à Sydney en mai 2018. (Source : F24)
Les dessous de la formation de l’alliance Aukus entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie posent de très embarrassantes questions sur la diplomatie française, le futur de la France en Indo-Pacifique et l’autonomie de ses pouvoirs régaliens. Des questions qui s’inviteront dans la campagne présidentielle.
L’enquête de plusieurs chercheurs sur l’annulation du contrat des sous-marins français à l’Australie révèle des faits nouveaux, qui pour autant ne constituent pas de réelles surprises si l’on se place dans un contexte historique moins court. Il n’est pas, en effet, inconnu que les états-majors des trois pays, et en particulier ceux des États-Unis et de l’Australie, sont intimement liés. Canberra est un allié formel de Washington, dont il accueille des GI’s. L’industrie de l’armement et les réunions des think tanks sont un corollaire de cet état de fait.
La volonté chinoise de sortir du lac fermé que constitue la mer de Chine et de contrer le « déni d’accès » américain dans l’océan Pacifique n’est également pas nouvelle. Elle s’est manifestée d’abord par des prises de position sur les îlots de la mer de Chine et, de manière croissante, par une influence multi-dimensionnelle sur les îles du Pacifique, notamment au Vanuatu, où cette percée s’est confrontée directement à la présence australienne. Pour ajouter de l’huile sur le feu de la dépendance de l’Australie vis-à-vis du commerce en provenance de Chine, les intérêts privés et gouvernementaux de l’empire du Milieu se sont affirmés dans les médias australiens, dans l’immobilier, dans la finance et dans l’université, parmi d’autres secteurs. L’arrivée au pouvoir d’une majorité conservatrice en Australie en 2018 a renforcé la volonté de contre-attaquer.
Selon l’enquête des chercheurs, un concours de circonstances a fait émerger le choix de sous-marins à propulsion nucléaire de construction américaine dès mars 2021. Cette solution, d’abord envisagée avec la France, avait été écartée par l’incapacité de l’Australie à assumer les implications de cette technologie. Mais la question chinoise, l’imbrication des politiques étrangères, des renseignements et des forces armées des trois pays, la communauté linguistique et culturelle, la chance on ne peut plus opportune qu’Aukus offre au Royaume-Uni, tous ces facteurs vont s’aligner pour écarter la France d’un contrat qui, au passage, était conditionné à un partenariat avec l’Américain Lockheed-Martin.
Quant aux États-Unis, la prééminence d’un océan que leurs navires sillonnent depuis la fin du XVIIIème siècle a été redéfinie sous l’administration Obama par un membre émérite de l’élite gouvernementale. Marin, titulaire d’un doctorat d’Oxford, membre de toutes les institutions de la planète « politique étrangère » et haut-fonctionnaire aux multiples postes, Kurt Campbell a passé sa carrière à servir les intérêts américains en Asie-Pacifique. Pour la secrétaire d’État Hillary Clinton, il est l’auteur du « pivot vers l’Asie », qui n’implique pas tant un désengagement vis-à-vis de l’Europe que vis-à-vis du Moyen-Orient, des miasmes duquel Obama veut se libérer.
Son bureau a donc joué un rôle-clé dans la défaite française, au sens strict, soit dé-faire ce qui avait été fait. Mais là encore, seule une incompréhension de l’histoire longue peut expliquer l’aveuglement du gouvernement d’Emmanuel Macron.

Retour vers le futur

Les géopoliticiens européens, et français en particulier, sont souvent frappés d’européocentrisme quand ils considèrent la politique étrangère américaine. L’histoire est pourtant limpide. L’intégration territoriale des États-Unis, terminée sur le continent en 1848, s’est faite d’Est en Ouest. Il en suit que le chef d’État qui siège à Washington a le dos tourné à l’Europe et le regard tourné vers l’Asie. Si la réalité historique ne suffisait pas, il pourrait se remémorer les mots du premier président de l’Union, celui qui donna son nom à la capitale, et qui, avant de se retirer, enjoignait ses compatriotes de ne pas se mêler des rivalités, des ambitions et des caprices de l’Europe.
Le corollaire des injonctions de la Farewell Address de George Washington est la doctrine Monroe, énoncée en 1823, qui réserve l’Amérique latine aux États-Unis, et donc prend possession de toute la côte Pacifique. Autrement dit, le tremplin d’une conquête du vaste océan qui occupa les États-Unis jusqu’en 1945. D’île en île, les territoires acquis incluront les Philippines, Guam, la Micronésie en association, les Samoa américaines et Hawaï. Une diplomatie dynamique se charge du reste. La puissance à repousser est d’abord l’Espagne, mais de plus en plus le Japon, qui seul force l’entrée en guerre des États-Unis fin 1941.
La guerre du Pacifique n’est pas, comme on l’entend trop souvent, une guerre de défense des démocraties par un sauveur valeureux, mais une guerre de conquête. Jusqu’à développer et larguer les deux premières bombes nucléaires, sans aucune utilité militaire, pour humilier un pays déjà vaincu, l’occuper pendant dix ans et donc refonder ses institutions.
Que l’Indochine française fût pétainiste était bien pratique : cela permettait d’invalider la présence française le long d’une côte hautement convoitée, et d’y prendre place. Les États-Unis ont payé le prix lourd pour la tentative de contrôler le Vietnam. Mais la centralité de la mer de Chine aux débats actuels, et à la formation d’Aukus, démontrent à quel point cette côte est stratégique. Pour les États-Unis, le Pacifique est américain ou il n’est pas. Dans la mesure où la Russie et la Chine en sont riveraines, il est au centre de la nouvelle guerre froide.

Le sens du Brexit

N’oublions pas que le Brexit fut voté par une majorité de moins de 2 %. Mais qu’elles que soient les hypothèses a posteriori sur les motivations de ce vote, c’est le choix de la sortie qui l’emporta.
D’aucuns prétendront que le coût de la participation britannique à l’Union européenne constituait le principal grief du Royaume-Uni envers l’institution. Cette considération n’est pas plausible pour la seconde place financière mondiale. Alors, de quoi s’agit-il ?
Dans une fameuse conférence sur l’intégration européenne en mai 1962, le général de Gaulle notait, parmi quelques sentences d’une lucidité implacable, que l’Angleterre « en tant que grand État et nation fidèle à elle-même, ne consentirait jamais à se dissoudre dans quelque utopique construction« .
Outre les intrusions croissantes de l’UE dans les affaires britanniques, le danger que représentait l’intégration politique pour le siège permanent du Royaume-Uni au sein du Conseil de sécurité de l’ONU était impensable. Car même si la discussion d’un siège européen en rotation entre les États est restée théorique, et a été démentie par Paris, Londres ne songeait pas à entrer dans un tel débat. En politique internationale, où la confiance repose sur la certitude, semer le doute en dit déjà long.
Il n’est pas anodin que la formation d’Aukus permette au Royaume-Uni de cimenter à la fois son statut (et sa technologie) en tant que puissance nucléaire, et son alliance avec la grande puissance américaine et son retour dans l’espace de son ancien empire, aujourd’hui centre du jeu. Pour ce retour, le Royaume-Uni est prêt à rendre service, et l’a démontré en jouant le rôle d’intermédiaire entre l’Australie et les États-Unis dans la déconstruction du contrat français. Pour l’Angleterre de Boris Johnson, Aukus est, comme disent les Américains, « just what the doctor ordered », soit la prescription du médecin à une nation en transition post-européenne.

Fidélité

Au regard de l’histoire, il est permis de se demander qui, dans ce conflit en miroir, a trahi qui. Et la voix du général de Gaulle, invoquant la notion de fidélité qu’une nation se doit, ne cesse de retentir. Car la diplomatie française n’ignore pas l’histoire de cette région. Elle n’ignore pas le soutien que l’Australie a apporté, plus ou moins discrètement, aux indépendantistes kanak au cours des dernières décennies, au nom du sacro-saint principe wilsonien de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, dont une des premières fonctions fut de limiter la présence française au Proche-Orient au cours des deux guerres mondiales. Elle n’ignore pas le double jeu australien sur la force nucléaire, autrefois manipulée pour vilipender les essais nucléaires français. Partie fondatrice du traité de Rarotonga pour une zone dénucléarisée dans le Pacifique Sud, l’Australie s’engage aujourd’hui dans une voie pour le moins trouble envers les traités de non-prolifération.
La France n’ignore pas non plus qu’elle est insérée dans un espace majoritairement anglo-saxon où sa langue, instrument de puissance, est contestée. Comment est-il possible que les discussions secrètes entre les trois « alliés » anglo-saxons au Sommet du G7 n’aient pas transpiré, et ce bien avant juin 2021 ?
Enfin, une question cruciale se pose : quels bénéfices la France a-t-elle retiré de ses bons et loyaux services au sein de l’Alliance atlantique, si ce n’est une perte croissante d’autonomie en matière de politique étrangère, un enlisement au Sahel coûteux en troupes d’élite, le droit d’être associée à la débâcle afghane et l’annulation de quelques méga-contrats d’armement, qui de surcroit, sont conditionnés à la permission de Washington ? Entre la soumission et la nation « fidèle à elle-même », les États-Unis ont ostensiblement choisi.
Si la campagne présidentielle française est, à cette heure, médiatiquement dominée par un candidat à qui l’on reproche de jouer les professeurs d’histoire, c’est sans doute que quelques leçons n’ont pas été apprises. De l’Indo-Pacifique à l’Ukraine, le sine qua non de la souveraineté s’impose à un monde qui croyait faire corps dans la mondialisation.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.