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Indo-Pacifique : comment le pacte AUKUS change la carte

Le 15 septembre 2021, le président américain Joe Biden annonce le nouveau pacte de sécurité AUKUS, entre les États-Unis, le Royaume-uni et l'Australie, lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche, en visioconférence avec le Premier ministre australien Scott Morrison (à gauche) et le chef du gouvernement britannique Boris Johnson (à droite). (Source : ZDNET)
Le 15 septembre 2021, le président américain Joe Biden annonce le nouveau pacte de sécurité AUKUS, entre les États-Unis, le Royaume-uni et l'Australie, lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche, en visioconférence avec le Premier ministre australien Scott Morrison (à gauche) et le chef du gouvernement britannique Boris Johnson (à droite). (Source : ZDNET)
« Les événements modifient tout », écrit Balzac dans son César Birotteau. En une dizaine de jours, depuis l’annonce le 15 septembre de l’annulation du contrat des sous-marins, la forme de l’Indo-Pacifique et la position de la France dans cet espace ont déjà changé. La formation d’Aukus, nouveau traité de défense entre l’Australie, le Royaume-Uni et l’Australie, pose des questions que la France ne peut éluder. La crise serait-elle une opportunité ?
Le 25 septembre, le magazine britannique The Economist consacrait sa couverture à la réémergence des États-Unis en Asie. On y trouvait un article qui expliquait les raisons et les implications du renversement d’alliance et qui, surtout, présentait une carte surprenante de la zone.
Si le concept d’Indo-Pacifique est apparu récemment dans les médias, il est une réalité stratégique de longue date pour les États-Unis, pour qui le Pacifique fut la priorité diplomatique du XIXème siècle. L’idée de la nécessité de contrôler l’espace unifié qui s’étend de Los Angeles à Mombassa au Kenya est plus tardive. Elle implique d’abord d’avoir gagné la guerre du Pacifique en 1945, d’avoir écrasé l’impérialisme japonais, de s’installer durablement dans la péninsule arabique et le golfe Persique (ce qui est fait entre 1943, première crise iranienne et 1945, lorsque l’Arabie saoudite confie au président Roosevelt l’exploitation du pétrole saoudien) ; et enfin, de se préparer à remplacer l’ancienne puissance britannique sur la cruciale route des Indes, tâche accomplie entre 1947 et 1956. D’une puissance maritime à une autre, l’hégémonie présuppose de contrôler les portes – la Corée en est une – et les charnières – en l’occurrence les détroits – qui jalonnent la route. En parlant de détroits, le plus important pour le commerce mondial, avant Ormuz et Bab-el Mandeb, est celui de Malacca, qui se trouve soudain au cœur de la carte publiée par The Economist le 25 septembre.

Un Indo-Pacifique vertical

Avec le contrat australien, la France, présente dans les océans Indien et Pacifique par ses territoires et communautés d’outre-mer, se sentait naturellement rattachée à un espace géostratégique horizontal, passant par Papeete, Nouméa, Canberra et La Réunion pour aboutir sur la côte orientale de l’Afrique. La deuxième zone maritime au monde, juste derrière les États-Unis, comptait bien que sa conduite d’allié fidèle, cimentée par son retour au commandement intégré de l’OTAN en 2007, la positionnerait fermement au sein de l’alliance occidentale en Indo-Pacifique. Car ce qui est en jeu est la rivalité pour le contrôle de ce que les géopoliticiens appellent « l’île-monde », soit le contrôle par les mers de la masse terrestre qu’est le continent eurasiatique. Un contrôle qui pourrait bien conduire à une confrontation avec la Chine.
Dans la carte du 25 septembre, l’axe vertical d’AUKUS positionne l’Australie au sud d’un espace qui englobe l’Indonésie, une bonne partie de l’Asie du Sud-Est, la mer de Chine et l’Asie du Nord, le Japon à l’Est et l’Inde à l’Ouest. On ne trouve aucune mention de la présence française dans cette carte.

Le reste de l’Asie

Alors que The Economist publiait sa couverture, une rencontre de visu se terminait à la Maison blanche entre les quatre membres du Quad, les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie, auxquels se rajouteront peut-être le Vietnam, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande pour parfaire l’axe vertical du « Quad + ». Bien que marqué par les clichés du langage diplomatique, le communiqué de presse notait que les pays en présence reconnaissaient que leurs « futurs partagés seront inscrits dans l’Indo-Pacifique ». Pour l’heure, la diplomatie du Quad se limite à des échanges de technologie et de vaccins, qui s’approfondiront. Hormis une réitération des objectifs de l’accord de Paris sur le climat, ils affirment leur engagement envers un Indo-Pacifique « libre et ouvert » avec une Corée du Nord dénucléarisée. Peu importe que la vente de sous-marins à propulsion nucléaire à l’Australie crée un cas unique d’acquisition de technologie nucléaire par un signataire du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), avec les éventuelles possibilités de glissement vers l’enrichissement d’uranium, dont l’Australie est riche.
Suivant des visites récentes de la vice-présidente américaine Kamala Harris à Singapour et au Vietnam, les dix membres de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) sont déjà consultés quant à leur soutien aux objectifs d’Aukus, c’est-à-dire leur positionnement vis-à-vis de la Chine. Après plusieurs années de flirt diplomatique et militaire avec le voisin chinois, les Philippines semblent privilégier un retour dans l’axe de l’ancienne puissance coloniale américaine, alors que le Vietnam sera sans doute le plus pressé de rejoindre Quad +.
La poursuite de la course aux armements en Asie ne sera pas une conséquence imprévue d’Aukus mais bien un de ses objectifs, la zone étant, depuis une décennie, le plus grand marché en termes de croissance annuelle des importations d’armement.

Le statut de grande puissance

Comme pour marteler le message, le New York Times du 23 septembre publiait un article qui interrogeait sur le statut « passé » de la France en tant que grande puissance (« its past as a great power »). Il s’étonnait aussi qu’une question, qu’il impute à la droite française, soit encore posée. Si le quotidien new-yorkais semble avoir répondu à la question, il est utile de rappeler que la puissance inclut la force, faite de capacités comptables (« hard power ») et immatérielles (« soft power »). Les premières sont constituées de l’économique, du financier, du militaire, des matières premières, de la population et de l’espace. La puissance « douce » inclut la culture, les arts, les idées et leurs modes de distribution, les marques ou encore les savoir-faire. À cette notion traditionnelle de la force ou des capacités, le diplomate américain Chas W. Freeman ajoute, dans son classique Arts of Power, les notions de potentiel et de volonté.
En bref, la puissance n’est rien dans un pays dont le potentiel de pouvoir est en déclin. Car en diplomatie comme en finance, le pouvoir est escompté sur le futur. De même que l’on achète une action sur la base du prix escompté dans deux ans, on mise sur un pays sur la base de sa puissance projetée et non actuelle.
Comme le démontre la Russie, quel que soit le régime sous lequel elle se trouve, la volonté nationale est un élément déterminant du pouvoir : elle inclut la détermination, le courage, l’acceptation des sacrifices, l’unité nationale et la capacité des élites à prendre des risques et à mouvoir la nation dans un but commun. À ce titre, la guerre civile est le cimetière de la volonté nationale.
Ajoutons deux caractéristiques fondamentales : le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, lui-même lié au statut de puissance nucléaire « légitime », puisqu’en matière nucléaire, cinq puissances, dont la France, s’arrogent le droit d’énoncer la loi. Il n’est donc pas anodin que le contrat qui est à la base d’Aukus concerne le nucléaire.

Le sens des alliances

*Cf. Michael Parsons, « The special relationship 1945-1990: myth or reality? », in Études anglaises, 2002/4 (Tome 55), pp. 456-471.
Dans sa superbe biographie, James Chace prête au secrétaire d’État américain Dean Acheson les propos suivants : « Il est vrai que nous avons une relation spéciale avec l’Angleterre, mais seuls les Anglais le pensent. » D’autres analystes ont démontré qu’Acheson ne voulait pas que la mention d’une relation spéciale endommage les relations des États-Unis avec d’autres alliés*.
Née de la mythologie de l’aide de la France des Lumières aux insurgés américains contre le tyran George III, la relation franco-américaine souffre elle aussi d’hypertrophie du sens. La création d’Aukus est venue rappeler, avec quelque violence, que les alliances ne sont pas des religions.
Dans les contrats d’armement du XXIème siècle, l’équipement, pour autant qu’il soit chiffré en milliards de dollars ou d’euros, n’est qu’un moyen. Il sert à lier des États entre eux pour une durée forcément longue, compte tenu du temps requis pour étudier, produire, livrer, tester et, finalement, utiliser le matériel. Bien plus qu’une référence à un lien, l’anglais « to bind » implique une contrainte, exercée par la force ou par la loi, ou encore les deux si l’on estime que « force fait loi ». Vue sous cet angle, la rupture du contrat australien pourrait constituer une opportunité. La France veut-elle continuer à être contrainte (« bound ») par l’alliance transatlantique ? Les événements récents, dont le retrait catastrophique d’Afghanistan, justifient de poser la question.
Cette dernière sera, sans le moindre doute, au cœur de la rencontre entre les présidents Macron et Biden prévue pour la fin octobre. D’ici là, le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu aura regagné Paris après avoir passé deux semaines en Nouvelle-Calédonie pour mettre les touches finales à la préparation de la dernière consultation d’auto-détermination, le 12 décembre prochain.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.