Politique

Tensions entre Iran et États-Unis : stupeur et tremblement en Asie orientale

Le général iranien Qasem Soleimani, tué en Irak par les Américains, le 3 janvier 2020. (Source : Euronews)
Le général iranien Qasem Soleimani, tué en Irak par les Américains, le 3 janvier 2020. (Source : Euronews)
Les Européens ont trop souvent une vision limitée de la géopolitique iranienne. L’influence de ce pays ne se réduit pas à sa partie ouest, à la fois voisine avec le Proche-Orient et plus lointaine dans ses relations compliquées avec les Occidentaux. Une simple carte, un livre d’histoire, des journaux indiens, russes ou chinois nous amènent à la même conclusion : l’Iran est aussi un acteur géopolitique clé pour l’Asie. L’assassinat en Irak le 3 janvier dernier du général Qasem Soleimani, numéro 2 du régime de Téhéran, a donc également eu des répercussions dans cette partie du monde. Y compris sur l’Asie de l’Est, région dont on oublie, à tort, les liens avec le Moyen-Orient.

Un impact significatif sur la Chine

Incontestablement, pour la Chine, l’assassinat du général a été une terrible nouvelle. 44 % de ses importations en pétrole viennent des pays du Golfe. Si l’Iran se décide à punir l’Occident en tentant de bloquer le détroit d’Ormuz, l’impact pour Pékin serait catastrophique. L’Iran est un acteur non négligeable dans le projet des « Nouvelles Routes de la Soie » voulues par le président Xi Jinping. La montée des tensions entre l’administration Trump et la République islamique menace donc directement ses intérêts.
Par ailleurs, la mort de Soleimani confirme un sentiment diffus à Pékin : l’Amérique mène une politique de déstabilisation consciente du Proche-Orient. C’était déjà très clair avant l’assassinat dans le discours de Chen Xiaodong, numéro 2 du ministère chinois des Affaires étrangères, lors du Forum sur la sécurité du Moyen-Orient, organisé les 27 et 28 novembre 2019 à Pékin par l’Institut chinois des études internationales. Chen y a présenté les États-Unis, seule puissance extérieure à véritablement peser au Moyen-Orient, comme en partie responsable du chaos qui y règne. Dans cette logique, certains intellectuels vont plus loin encore, présentant la Chine comme la cible cachée de l’assassinat de Qasem Soleimani. De fait, que ce soit directement en Asie ou ailleurs dans le monde, y compris au Moyen-Orient, la Chine considère ses intérêts ciblés d’une façon ou d’une autre par les États-Unis.
Face à une Amérique jugée belliciste, Pékin sera tenté non pas de chercher un compromis avec Washington, mais plutôt de se renforcer pour mieux se défendre à l’avenir. Car si les décideurs chinois se mettent à penser les tensions actuelles avec les États-Unis sur le plus long terme, la situation doit leur faire penser étrangement à la première administration Bush Jr : avant le 11-septembre, celle-ci considérait la Chine comme un « rival stratégique » et agissait en conséquence ; après l’attaque d’Al-Qaïda, elle a changé de priorités, offrant à Pékin la possibilité d’un développement économique et diplomatique sans entraves.
C’est dans cette optique que le professeur Minxin Pei va jusqu’à affirmer que le miracle économique chinois s’explique en partie grâce au 11-septembre. De la même manière, l’administration Obama a cherché dans un même élan à se désengager d’une diplomatie militariste désastreuse au Moyen-Orient pour mieux « pivoter » vers l’Asie. Le but étant de « canaliser », voire contrer, la montée en puissance chinoise. Il y a deux ans, l’administration Trump présentait de nouveau la Chine comme un rival stratégique. Avec l’assassinat de Soleimani, les Chinois se retrouvent à nouveau face à la possibilité d’un relâchement américain, temporaire, en Asie. Ils seront forcément tentés d’en profiter, ce qui va dans le sens de leurs intérêts nationaux de puissance montante. Mais une telle évolution risque de nourrir plus encore les tensions régionales entre nations asiatiques ; et à terme, de nourrir le discours des « faucons » pour qui une guerre froide entre Pékin et Washington est inévitable.

Pour Tokyo, un électrochoc diplomatique

À Tokyo, la mort du général Soleimani a également été une catastrophe. Des analystes japonais n’ont pas hésité à parler d’une « humiliation » pour le Premier ministre Shinzo Abe. Après tout, le 20 décembre 2019, il recevait à Tokyo le président Hassan Rohani dans l’espoir de jouer un rôle de médiateur, apaisant les tensions entre Téhéran et Washington. Il semblerait que les Japonais n’aient pas été prévenus à l’avance de l’assassinat : leur caractère d’allié fidèle des Américains n’a donc pas empêché Tokyo d’être pris par surprise. Ils en sont réduits à s’assurer de ne pas perdre la face au Moyen-Orient, sans pouvoir vraiment critiquer l’administration Trump, tout en rassurant l’opinion publique japonaise. C’est hélas le lot des partenaires « juniors » des grandes puissances que de voir leurs intérêts mis au second plan…
En pleine tournée dans les pays du Golfe, Shinzo Abe a tenu un discours clair : il faut que tous les États de la région s’engagent diplomatiquement pour la désescalade. Et si les Japonais restent prêts à soutenir la sécurité maritime régionale, ils n’iront pas jusqu’à rejoindre une coalition américaine contre l’Iran. Tant bien que mal, Tokyo va donc tenter de maintenir ses liens au Moyen-Orient sans froisser Washington. Une situation d’équilibre qui sera de plus en plus difficile à tenir. Sans doute un problème que les pays européens vont vivre de plus en plus. En tout cas pour ceux qui ont encore la capacité de mener une politique étrangère plus ou moins indépendante au Moyen-Orient. Avec la mort de Qasem Soleimani, le Japon est encore une fois confronté à un choix qu’il va devoir faire pour ce XXIème siècle : veut-il repenser radicalement sa politique étrangère vers plus d’indépendance ? Ou bien accepte-t-il, pour diverses raisons, une position de vassalité ?
On aurait tort de penser que la réponse est évidente : Tokyo a la possibilité d’avoir un moment « gaullien », s’il en a la volonté politique. Entre le caractère parfois agressif ou erratique de la diplomatie américaine, confirmé avec l’élection de Donald Trump, et la montée en puissance de la Chine, le Japon pourrait bien être tenté par une déclaration d’indépendance en politique étrangère. L’alignement à la britannique ou à l’européenne est certes une possibilité, mais ce n’est pas la seule.

La Corée du Nord inquiète ?

Pour comprendre ce qu’inspire à Pyongyang la mort de Qasem Soleimani, il faut se rappeler de ses positions précédentes : le régime nord-coréen avait mis en avant le sort de l’Irak de Saddam Hussein et de la Libye de Kadhafi pour illustrer ce qui pouvait arriver à ceux qui voulaient « apaiser » les Américains. L’attitude de l’administration Trump, rejetant l’accord sur le nucléaire obtenu par l’administration Obama, et maintenant tuant le général Soleimani, ne fait que confirmer une logique refusant de faire de réels compromis sur le programme nucléaire nord-coréen.
Un certain nombre d’analystes américains se sont empressés de dire que Kim Jong-Un allait prendre la mort de Qassem Suleimani comme un avertissement très sérieux, le poussant à comprendre que Donald Trump n’est pas un « tigre de papier ». Cela ressemble plus à un espoir qu’à une analyse solide. Certes, il existe une rumeur persistante selon laquelle le père du leader nord-coréen, Kim Jong-il, aurait tellement été choqué par l’invasion de l’Irak qu’il aurait fui Pyongyang pendant plusieurs mois, par crainte que son pays soit la prochaine victime de l’armée américaine. Et l’administration actuelle a bien prouvé qu’elle était prête à frapper un régime ennemi, au plus haut niveau.
Mais quand on se rappelle que l’objectif de Washington depuis presque quarante ans est un changement de régime en Iran, et que le général Soleimani était un pilier de ce régime, cette élimination est-elle vraiment le tournant choquant qu’on nous présente ? Par ailleurs, l’Iran a une situation spécifique – un régime né d’abord d’une opposition radicale aux États-Unis -, dans une zone spécifique, le Moyen-Orient – considéré comme une zone privilégiée de projection de la puissance américaine depuis plusieurs décennies -, où les deux principaux alliés locaux des Américains, Israël et l’Arabie Saoudite, font un constant lobbying à Washington pour des actions plus offensives contre Téhéran. On est loin de cette situation en Asie de l’Est. Il n’y a pas vraiment d’équivalent du général Soleimani en Corée du Nord. Le Japon et la Corée du Sud ont une vision autrement moins belliciste qu’Israël et l’Arabie Saoudite. Et l’Iran, l’Irak et la Lybie n’ont pas une grande puissance ayant ses propres problèmes avec les Américains dans leur voisinage immédiat… Surtout avec la perception actuelle de la crise iranienne par la Chine, on voit mal Pékin totalement abandonner son voisin face aux Américains. Et contrairement à ce qu’on peut penser, le leadership nord-coréen n’est pas déconnecté du monde : il a suivi avec intérêt les tensions récentes, comme le prouve la trentaine d’articles sur les tensions irano-américaines écrites dans le journal officiel Rodong Sinmum sur ces six derniers mois seulement. Le régime comprend ce qui se passe au Moyen-Orient, et s’adaptera en conséquence. Comme évoqué par Koh Yu-hwan, un conseiller du président sud-coréen, la Corée du Nord va très probablement expliquer cette situation par le caractère « impérialiste » des Américains, rendant tout accord impossible avec eux.
L’Iran n’est donc pas un sujet secondaire pour l’Asie de l’Est. Globalement, l’impact de l’action américaine aura été négative : si Pyongyang n’a pas pris peur, Pékin a pu se sentir directement visé, alors qu’à Tokyo, pourtant allié fidèle, le Premier ministre a été humilié. Si la mort du général Soleimani n’est que la première étape vers un changement de régime iranien, il n’est pas certain que cela modifie cette conclusion. En effet, pour la Corée du Nord, ce serait la preuve que seul un régime militairement fort et doté de l’arme nucléaire peut se protéger de Washington. Pour la Chine, cela affaiblirait plus encore ceux qui, à Pékin, sont partisans d’une entente cordiale plutôt que d’une nouvelle guerre froide. Pour le Japon, ce serait un autre événement potentiellement gênant pour ses intérêts nationaux qui aurait lieu sans qu’il ait voix au chapitre, les vassaux étant condamnés à suivre. Quoi qu’il arrive pour l’Asie de l’Est, la mort de Qasem Soleimani est un événement marquant, qui va forcément avoir des conséquences non négligeables sur la diplomatie des pays de la région.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.