Politique
Expert - Géopolitique de l'Asie centrale

En Afghanistan, le processus de paix risque l'échec (1/2) : la responsabilité des Talibans

Le mollah taliban Abbas Stanikzai (au centre) lors de pourparlers inter-afghans à Moscou le 6 février 2019. (Source : Washington Post)
Le mollah taliban Abbas Stanikzai (au centre) lors de pourparlers inter-afghans à Moscou le 6 février 2019. (Source : Washington Post)
Où vont les négociations entre Talibans et Américains ? Vers une « capitulation négociée » ? Un vrai processus de paix est-il possible en Afghanistan ? Encore faut-il que la rébellion souhaite faire des compromis et mette au second plan les intérêts particuliers qui la traversent, notamment le trafic de drogue. C’est l’une des clés pour sortir de quarante années de guerre civile, régionale et internationale.
Un plus grand emploi de la force en Afghanistan. C’est ainsi que l’administration Trump, comme l’administration Obama avant elle, a d’abord pensé changer la donne dans le pays. Si des représentants du Pentagone ont systématiquement utilisé des éléments de langage pour faire croire qu’une telle approche aller fonctionner à terme. Mais les services de renseignement n’ont pas caché pas leur pessimisme depuis plusieurs mois, et avec eux, nombre d’analystes réalistes qui ont suivi les 17 ans de guerre afghane. Le dialogue actuel entre Américains et Talibans visant à lancer un véritable processus de paix inter-afghan, ne pouvait être que la conséquence logique d’une telle situation.
Quatre points sont essentiels dans ce dialogue : la question du retrait des forces militaires étrangers, un sujet capital pour la rébellion afghane ; l’assurance que l’Afghanistan ne redevienne pas une base d’opérations pour les djihadistes transnationaux, la raison principale pour laquelle Washington s’est engagé militairement dans le pays après le 11 septembre ; et, après ces priorités, l’application d’un cessez-le-feu et d’un réel dialogue inter-afghan, c’est-à-dire entre gouvernement légal et rébellion. Pour l’instant, des progrès ont été évoqués par les Américains et les Talibans dans le cadre des deux premiers sujets, même si on parle plus d’esquisses que d’un accord clair. Mais le temps qui passe ne travaille pas forcément pour la paix : sans résultats concrets, la population pourrait se désespérer, questionner la possibilité même d’un processus de paix, et ceux qui ont un intérêt à prolonger le conflit pourraient agir pour faire capoter le dialogue entre les deux parties.
Bien entendu subsiste le danger que la géopolitique internationale et régionale s’en mêle (lire notre article). Mais tous les acteurs du conflit aiment à rappeler qu’en fin de compte, le processus de paix devra d’abord être le fait des Afghans eux-mêmes. Qu’est-ce qui pourrait mener le dialogue dans l’impasse ? Quel est le jeu des Talibans ?

La tentation de voir le dialogue comme une capitulation négociée

Peut-on faire la paix avec les Taliban ? Pour répondre à cette question, il faut déjà éviter une lecture caricaturale de ce mouvement. Ce qui revient à accepter qu’il ait ses racines dans l’Afghanistan rural, un territoire martyrisé par une guerre civile, régionale et internationale de quarante ans, puis en partie oublié au profit de l’Afghanistan des villes après 2001. Cela revient ensuite à comprendre que le dialogue est la seule option possible. Les Talibans ne sont pas une force étrangère, hors sol. Ils puisent leurs forces de leurs racines locales, pachtounes, afghanes. Ils représentent une force non seulement militaire, mais aussi politique, qu’il faut bien prendre en compte.
Cependant, cette réalité incontestable pourrait amener les Talibans à surestimer leurs forces dans les négociations actuelles. Dernier exemple en date, une vidéo diffusée par les Talibans eux-mêmes. Elle montre Sher Mohammad Abbas Stanekzai, un de leurs représentants basé à Doha, déclarer que les Américains n’ont guère que deux choix : quitter l’Afghanistan d’eux-mêmes ou en être chassés par la rébellion. Dans son discours au ton très nationaliste, il affirme que la nation afghane (que les Taliban pensent représenter aujourd’hui, alors que la réalité les associe d’abord à un islamo-nationalisme pachtoune) a été capable de vaincre trois grandes puissances jusqu’à présent : l’Empire britannique, l’URSS, et maintenant, les États-Unis… Une vidéo pour le moins provocatrice, car le discours date du 28 avril, soit deux jours après que ce même Sher Mohammad Abbad Stanekzai s’est retrouvé face au représentant des Américains, Zalmay Khalilzad, pour négocier ce retrait tant désiré par les Talibans, mais qui n’est pas forcément assuré. Il l’est moins encore si l’on présente ce retrait non pas comme le fruit d’une négociation plus large, mais comme une défaite, comme le fait cette vidéo provocatrice.
Il semblerait qu’une partie des Taliban, comme une partie de leurs adversaires à Washington et à Kaboul, imagine que la paix signifie en fait une « capitulation négociée » de l’ennemi. Voilà une erreur d’appréciation qui vient de la même approche : croire qu’échapper à la défaite rend proche d’une victoire. Une telle attitude pourrait amener les Américains et leurs alliés à ne pas considérer les rebelles comme véritablement intéressés par l’idée d’un processus de paix.
Les faucons au sein de la rébellion afghane font l’erreur de penser que parce que les Talibans représentent clairement une partie de l’Afghanistan, son versant plutôt rural et conservateur, ils sont l’incarnation du pays tout entier. Ce qui n’est pas le cas : toute une jeunesse afghane, et l’Afghanistan des villes, rejette le retour à « l’Émirat » du mollah Omar. C’est précisément parce qu’ils représentent une partie de l’Afghanistan, mais une partie seulement, qu’ils n’ont pas réussi à reprendre le pouvoir par la seule force des armes. De même, si les Américains veulent sortir du conflit avec les honneurs, on voit mal Washington accepter qu’on présente son retrait comme une capitulation. Une attitude trop arrogante de la part des rebelles pourrait amener les Américains à penser que le processus de paix est un jeu de dupes.

Le problème des djihadistes étrangers

Les Américains et leurs alliés européens veulent à tout prix éviter que l’Afghanistan ne redevienne un refuge pour le djihadisme transnational. Les Talibans ne devraient pas l’oublier. Certes ils s’opposent clairement à Daech. Certes, Al-Qaïda ne devrait pas poser de problème particulier : le groupe a été décimé, semble-t-il, en Afghanistan, et ce qu’il en reste s’est totalement fondu dans l’effort de guerre de la rébellion. Mais il existe encore des mouvements djihadistes régionaux, comme les Centrasiatiques de l’Union du Djihad Islamique qui sont toujours intégrés à cette même rébellion afghane. Plus largement, 18 groupes considérés comme terroristes se trouvent aujourd’hui dans le pays, et la rébellion coopère de fait avec 14 d’entre eux, leur offrant sa protection en échange de son engagement dans la lutte contre le gouvernement légal de Kaboul.
Théoriquement, dans ses discussions avec les Américains, les Talibans sont censés assurer que leur territoire ne sera pas utilisé, à nouveau, par des djihadistes transnationaux. Mais il n’est pas certain que ces 14 groupes terroristes soient tous prêts à se laisser désarmer et intégrer la société afghane, oubliant leurs griefs contre des États étrangers, parfois voisins. Non pas forcément par « double jeu » des Talibans, mais plutôt à cause de choix particuliers faits par certains chefs locaux au sein de la rébellion. N’oublions pas que depuis la mort du mollah Omar, l’unité est plus difficile à maintenir au sein des Taliban afghans. Autre raison : la direction de la rébellion, comme celle du gouvernement légal, n’a pas forcément un contrôle absolu du terrain qu’il affirme avoir sous son contrôle. Ainsi, il est difficile de savoir si les Taliban afghans (et sur ce sujet-là, le gouvernement afghan lui-même) laisse le TTP (Tehreek-e-Taliban Pakistan) frapper le pays d’Imran Khan à partir de l’Afghanistan, ou s’ils n’ont pas la capacité de stopper ces attaques. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, une telle situation prouve que la rébellion afghane ne peut pas empêcher les groupes djihadistes d’utiliser leur pays comme base de repli. Ce qui est forcément problématique dans le dialogue avec les Américains.
Donner des assurances sur la question du djihadisme transnational risque de passer par la présence, d’une façon ou d’une autre, de forces spéciales américaines en Afghanistan. Ce qui risque de faire réagir les faucons au sein des Talibans. Pourtant, sous couvert de protection d’une ambassade américaine à Kaboul, ou hébergée dans un pays voisin, on voit mal les assurances des Talibans sur la question djihadiste ne pas être associées à une présence militaire américaine, directe ou indirecte, liée à la lutte contre le terrorisme.
Il sera d’autant plus important pour les Talibans de faire leurs preuves sur le terrorisme transnational que le sujet est également primordial pour tous les voisins de l’Afghanistan. En effet, les pays d’Asie Centrale, l’Iran et le Pakistan ont tous été frappés par des réseaux terroristes qui ont pu se trouver un refuge, un soutien, des frères d’armes, sur le territoire afghan. Face au danger représenté par Daech, des pays comme la Russie soutiennent le dialogue avec les Talibans dans l’espoir que cela entraîne l’éradication du danger djihadiste transnational venant d’Afghanistan. Si les Talibans n’aident pas totalement dans ce sens, ils risquent de voir Moscou mais également Pékin et nombre de pays voisins de perdre tout intérêt à l’idée d’un processus de paix inter-afghan, mais aussi au dialogue direct avec la rébellion.

Le danger spécifique de l’implication de la rébellion dans le trafic de drogues

Certains commandants au sein des Taliban, mais aussi certains chefs de guerre théoriquement pro-Kaboul, pourraient être tentés de maintenir l’Afghanistan dans un état assez chaotique pour préserver leurs intérêts financiers, dans le cadre du trafic de drogues notamment. Ce trafic est des plus importants dans le financement de la rébellion. A bien des égards, une partie des Talibans au moins connaît le même destin que les FARC en Colombie : celui d’une force combattant au nom de certaines positions idéologiques ou politiques, se transformant en cartel et considérant la paix comme un danger pour leurs intérêts économiques. Les narcoterroristes, comme les chefs de guerre, ont besoin d’un État failli pour prospérer.
S’ils veulent la paix, les Talibans vont devoir s’assurer que parmi leurs commandants les plus actifs sur le champ de bataille, certains ne soient pas tentés de saboter le processus de paix pour préserver le trafic de drogue. Sachant que des voisins, comme l’Iran, mais aussi des acteurs internationaux impliqués dans le conflit comme la Russie, souffrent du trafic venant d’Afghanistan, nombreux seront les États qui attendront des Talibans non seulement une sérieuse coopération dans la lutte contre le djihadisme transnational, mais aussi un engagement pour combattre cet autre fléau sans frontière. S’ils ne vont pas dans ce sens, les forces souhaitant le chaos en Afghanistan pour des raisons financières, et pour la préservation du trafic, pourraient prendre une importance décisive au sein de la rébellion.
Certes, le trafic de drogues n’est clairement pas le seul fait des Talibans. Il ne serait pas possible de la même manière sans des coopérations avec des forces afghanes considérées comme anti-Taliban. Mais l’importance de son implication est incontestable. Ledit trafic aide à financer des forces déstabilisatrices au niveau régional et international (mafias, groupes terroristes). Même si le sujet n’a pas été directement mis en avant, il pèsera forcément sur la façon dont la communauté internationale en général et les Occidentaux en particulier jugeront de la sincérité des Talibans, vu le rôle de l’Afghanistan sur le marché de l’héroïne et de l’opium.
Loin d’une « capitulation négociée » et sans même entrer dans le détail des discussions sur l’avenir politique de l’Afghanistan, les Taliban vont devoir accepter de faire d’importants compromis qui ne plairont pas toujours dans leurs rangs. Il n’est pas certain que la direction du mouvement qui aujourd’hui veut la paix sera capable de les imposer aux commandants combattant sur le terrain, et plus largement à toutes les tendances au sein de la rébellion contre Kaboul. Le dialogue reste la seule logique raisonnable, et cette phrase est vraie pour tout le monde : pour Kaboul, pour Washington, mais aussi pour les Talibans. S’ils veulent sortir leur pays de la situation de guerre civile dans lequel il est plongé depuis quarante ans, ils vont vite devoir se confronter aux diverses forces qui, en interne, pourraient être tentés de faire échouer le processus de paix, au nom de leurs intérêts particuliers.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.