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Expert - Géopolitique de l'Asie centrale

Afghanistan : pourquoi la Russie joue les Taliban contre Daech

Des miliciens afghans anti-Taliban, formés pour appuyer les forces gouvernementales de Kaboul, le 23 mai 2015 à Kunduz en Aghanistan. (Source : Foreign Policy)
Des miliciens afghans anti-Taliban, formés pour appuyer les forces gouvernementales de Kaboul, le 23 mai 2015 à Kunduz en Aghanistan. (Source : Foreign Policy)
Et si les Taliban et « l’État islamique » s’alliaient en Afghanistan ? Voilà le cauchemar redouté à Moscou qui urge depuis longtemps un dialogue entre Kaboul et les Taliban. Pour comprendre l’approche russe en Afghanistan, il ne faut pas s’arrêter à l’histoire honnie de l’envahisseur soviétique dans les années 1980. Avant et après cette période, Moscou a toujours joué un rôle dans le pays. Les dirigeants afghans dès Karzaï l’ont bien compris – et souhaité.
Zamir Kabulov est l’envoyé spécial de Vladimir Poutine en Afghanistan. Le 31 décembre 2016, il donnait une interview à l’agence de presse turque Anadolu qui permet de mieux comprendre le point de vue russe sur les Taliban. Zabulov voit la rébellion afghane comme divisée entre pragmatiques et extrémistes, mais essentiellement dominée par des forces locales, peu tentées par les sirènes du djihadisme transnational. Si l’approche russe sur « l’Etat islamique » peut être discutée, l’analyse de Zamir Kabulov est, ici, globalement juste : le « canal historique » du leadership des Taliban n’a eu de cesse, ces dernières années, de se présenter comme une force aux ambitions uniquement nationales, éloignée des objectifs de groupes comme Al-Qaïda ou Daech. L’annonce de la mort du mollah Omar a en effet entraîné des divisions au sein du mouvement, même s’il reste fort comme on peut le constater jusqu’à aujourd’hui.
La vision de Kabulov est clairement ancrée dans les réalités du terrain en ce moment. Il a sans doute été compris, à Moscou bien plus qu’à Washington, que ce qui est vrai aujourd’hui en « AfPak » peut ne plus l’être demain. Pour l’instant, l’inimitié entre Taliban et Daech est un élément déterminant du champ de bataille afghan. Mais certaines sources, rejetées par Zabihullah Mujahid, un porte-parole des Taliban, parlent d’une coopération ponctuelle entre ces derniers et l’EI pour attaquer le village chiite de Mirzawalang le 5 août 2017. Cet événement, véridique ou non, amène à penser que demain, si la guerre continue, un scénario catastrophe pour les Afghans et la communauté internationale pourrait avoir lieu : une réconciliation entre Taliban et Daech, ou la radicalisation de plus en plus de Taliban passant du côté d’un « Etat Islamique » transplanté en Afghanistan. La coopération ponctuelle supposée entre Taliban et l’EI pour la prise de Mirzawalang inquiète clairement Moscou pour l’avenir. Le positionnement russe fait donc bien sens d’un point de vue sécuritaire, en tout cas en ce moment. Si le dialogue politique entre Kaboul et les Taliban, voulu par la Russie, avait lieu, il pourrait en effet éviter à l’Afghanistan et à son environnement régional une réelle catastrophe sécuritaire à plus long terme.
L’approche russe de la situation afghane est également logique d’un point de vue diplomatique et géopolitique, en tout cas vu de Moscou. La précondition des Taliban à un plan de paix avec Kaboul, depuis longtemps, est le retrait de toutes les troupes américaines d’Afghanistan. Cela s’accorde tout à fait avec la position russe : cette dernière est très claire depuis qu’un pacte de sécurité lie Kaboul à Washington (septembre 2014), permettant le maintien d’une présence militaire américaine dans le pays. Les bases associées à ce pacte sont, selon Zamir Kabulov, l’expression d’un désir américain de contrer l’influence russe au Moyen-Orient, et celle de la Chine en Asie. Le chaos afghan est bien analysé sous l’angle de la rivalité avec Washington côté russe.
Le lancement du « Groupe de Coordination Quadrilatéral » (GCQ) en janvier 2016 n’a fait que confirmer cette approche pour le Kremlin. Le groupe en question associait les États-Unis, la Chine, l’Afghanistan et le Pakistan, pour parvenir à un processus de paix entre Kaboul et les Taliban. L’exclusion de la Russie la présentait comme une donnée négligeable sur ce dossier, ce qui a été peu apprécié par les Russes eux-mêmes. Kabulov a ainsi vite dénoncé « l’inefficacité » du GCQ. Dès le 27 avril, il annonçait le désir russe de lancer un nouveau format prenant en compte les intérêts de « tous les Etats directement concernés »… dont la Russie. Cette prise de position a été ouvertement suivi d’effets lorsqu’il a été révélé que, fin décembre 2016, pour la troisième fois déjà, un autre groupe, composé de la Russie, de la Chine et du Pakistan, discutait de la situation afghane. Rappelant une pierre angulaire de la politique russe post-2001 en Afghanistan : le désir d’avoir une influence dans ce pays.
Cela ne devrait pas vraiment surprendre. Il ne faut pas voir la relation russo-afghane uniquement sous l’angle de l’invasion soviétique à partir de 1979, et de l’échec cuisant représenté par le retrait de l’Armée Rouge en 1989. Avant et après cette époque, l’influence russe s’est fait sentir d’une façon ou d’une autre dans le pays. On pense, bien entendu, au « Grand Jeu » pendant lequel Russes et Anglais se sont opposés au XIXème siècle ; mais aussi au soutien soviétique à Amanullah Khan, le roi réformiste, dans les années 1920 ; à la montée en puissance de l’influence soviétique à Kaboul dans les années 1950 et 1960 ; puis, après la période communiste de l’Afghanistan, à la continuation de l’implication russe, de façon indirecte, notamment dans le soutien aux forces combattant les Taliban, en tandem avec l’Iran et l’Inde.
Après la chute des Taliban, Moscou a agi en ami du nouveau gouvernement, désireux de l’aider à reconstruire et stabiliser le pays. Entre 2002 et 2005, les Russes ont apporté une assistance militaro-technique aux autorités légales. En 2007, ils ont effacé 90% de la dette soviétique de l’Afghanistan, soit 11,1 milliards de dollars. Ce sera un tournant non négligeable dans la relation bilatérale entre les deux pays, permettant une certaine relance des échanges économiques. Sur les projets de reconstruction, les Russes ont mis en avant leur expertise pour réparer les constructions soviétiques. On sait que déjà à cette époque, les Russes étaient entrés en contact avec les Taliban, preuve qu’ils ne souhaitaient pas voir les Américains totalement dominer l’évolution politique de l’Afghanistan. D’ailleurs, dès 2009, si le discours russe sur les Taliban était bien plus dur qu’aujourd’hui, il y avait également une reconnaissance du fait qu’un dialogue serait sans doute nécessaire avec certains d’entre eux pour stabiliser le pays.
Malgré la domination américaine de facto sur Kaboul, Moscou a toujours montré son intérêt pour l’Afghanistan. Les 20 et 21 janvier 2011, lorsque Hamid Karzai se rend en Russie – la première visite d’un chef d’État afghan depuis plus de vingt ans -, c’est en reconnaissance de cet intérêt. Et à la recherche d’une puissance qui pourrait aider son pays après le départ de l’OTAN en 2014. Quand on se souvient que le même Karzai avait fait un scandale en octobre 2010, parce qu’un raid visant des laboratoires produisant de l’héroïne dans l’est de l’Afghanistan comptait deux agents russes, on se rend compte que l’image de la Russie avait déjà beaucoup changé à Kaboul. Ce n’était plus l’ancienne URSS, l’ancien occupant, mais une puissance dont l’influence pouvait peut-être aider la stabilité afghane.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.