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Expert - Géopolitique de l'Asie centrale

Afghanistan : le Kremlin livre-t-il des armes aux Taliban ?

Combattants Taliban dans le district de Shindand, province afghane de Herat. (Source : Mint Press news)
Combattants Taliban dans le district de Shindand, province afghane de Herat. (Source : Mint Press news)
Après le 11 septembre 2001, la situation de l’Afghanistan libérée des Taliban était claire. Le pays était sous l’influence de la grande puissance qui avait rendu le changement de régime possible, à savoir les États-Unis. Mais l’incapacité américaine à stabiliser le pays, avec une rébellion dont plus personne ne peut nier l’importance, a changé la donne. On constate que la Chine s’implique, de plus en plus, dans la recherche d’une solution au conflit qui ronge son voisin. Mais c’est une autre puissance qui semble, ces derniers temps, avoir une influence non négligeable sur les destinées afghanes : la Russie. Comment comprendre la politique du Kremlin en Afghanistan ? Livre-t-il des armes aux Talibans ? La réalité est plus complexe.
Le leadership américain est unanime. Le chef des forces armées américaines en Afghanistan, le général John Nicholson, le général Curtis Scaparotti du CENTCOM, et le secrétaire d’État Rex Tillerson, ont tous les trois affirmé, pendant l’année 2017, que la Russie fournissait des armes aux Taliban. Des accusations également mises en avant par des officiels afghans : ainsi, Javid Faisal, le porte-parole du chef de l’exécutif à Kaboul, et le numéro 2 du gouvernement d’union nationale, Abdullah Abdullah, ont confirmé que des armes russes se retrouvaient dans les mains des rebelles dans l’ouest et le nord du pays. Pire encore : au-delà d’armes fournies aux Taliban, les services de renseignement russes auraient, par exemple, aidé les rebelles à prendre Kunduz en 2015 et 2016, aux dires de certains responsables afghans.
Ce discours ne devrait pas vraiment étonner. Il est devenu coutumier, quand on parle de l’Afghanistan, d’expliquer le chaos local par l’implication d’acteurs étrangers. Ce n’est, bien sûr, pas totalement faux ; mais il est caricatural d’en faire la principale cause des problèmes actuels, ou de la réussite relative des Taliban. En fait, sans intervention néfaste d’un État tiers, ce serait à Kaboul et à Washington que les citoyens afghans pourraient vouloir demander des comptes. Le Pakistan et l’Iran sont souvent les boucs émissaires tout désignés, et en 2017, on vient d’ajouter, soudainement, la Russie.
Mais il y a un problème sérieux avec les rumeurs ciblant la Russie : elles n’ont jamais été confirmées par des faits. Le 22 mai 2017, pendant une audition au Sénat, le directeur de l’Agence du renseignement et de la Defense (Defense Intelligence Agency, DIA), le lieutenant général Vincent Stewart, a bien dit qu’il n’y avait aucune preuve physique de transferts d’argent ou d’armes de la Russie vers les Taliban. Il y a bien des armes russes en Afghanistan… mais celles qui ont été mises en avant, notamment par CNN, datent principalement de l’époque où les Soviétiques occupaient le pays. Ces armes étaient d’ailleurs déjà présentes dans le pays avant 2017, un fait connu de tous. Mais avant cette année, pourtant, pas d’accusation contre la Russie ; et les rumeurs répandues alors à Kaboul parlaient plutôt d’un marché « armes contre héroïne » au Tadjikistan, tenues par des mafias centrasiatiques et russe, plutôt qu’une quelconque machination supposée du Kremlin. Les rares équipements apparaissant comme « modernes » peuvent se trouver sur le marché noir sans grande difficulté. Par contre, une réalité n’est pas mise en avant par les accusateurs de la Russie : c’est que ces armes russes soviétiques peuvent aussi venir… des Américains eux-mêmes, indirectement. En effet, l’armement fourni à l’armée régulière afghane par Washington venait notamment de pays post-soviétiques. Or la corruption afghane a fait qu’une partie de ces armes a été volée : quand une vérification à partir des numéros de série a pu être en faite en 2014, on ne pouvait que constater que 43% des armes fournies avaient disparu
L’accusation contre la Russie est donc réfutable ici, en tout cas à partir des sources ouvertes à disposition. Par contre, ce qui est vrai, c’est que l’approche russe des Taliban a sensiblement évolué : Moscou les accepte maintenant comme des acteurs politiques avec lequel il faut parler pour stabiliser l’Afghanistan. Ce n’est pas un bouleversement soudain : en fait, le Kremlin avait déjà établi un contact avec les rebelles afghans actuels en 2007, pour discuter du trafic de drogues passant par l’Asie Centrale, et faisant des ravages en Russie. Mais maintenant, on sait que les discussions vont bien au-delà de ce problème : les services russes ont échangé des informations avec les Taliban sur les militants affiliés à « l’État islamique » ; et Zamir Kabulov, envoyé spécial de Poutine pour l’Afghanistan, est allé jusqu’à dire que les intérêts russes « coïncident objectivement » avec ceux des Taliban, notamment dans l’optique de la lutte contre Daech. On notera que c’est justement entre 2016 et 2017 que cette nouvelle approche a été mise en avant très ouvertement par Moscou. Les accusations sur l’armement russe supposé avoir été fourni aux Taliban pendant l’année 2017 ont donc eu lieu dans ce contexte diplomatique particulier.
Le Kremlin soutient maintenant l’idée d’un processus de paix entre Kaboul et rebelles. Les Russes considèrent que cette réconciliation est d’autant plus essentielle qu’elle permettra de mieux lutter contre le « vrai » danger pour l’ensemble de la région : le djihadisme sans frontières, aujourd’hui représenté par Daech. La Russie a déjà averti que le groupe transférait ses forces de Syrie vers l’Afghanistan, faisant de ce pays une base arrière possible pour des attaques contre elle. Selon l’Ambassadeur Vitaly Churkin, le Représentant permanent de la Russie aux Nations Unies, la situation est particulièrement grave pour son pays, l’Asie Centrale et la Chine. Pendant la revue trimestrielle de la situation afghane à l’ONU du 19 décembre 2016, Daech aurait déjà fait passer 700 familles djihadistes de Syrie vers l’Afghanistan ; et le groupe disposerait sur place de camps d’entraînement dans lesquels on retrouve notamment des djihadistes centrasiatiques et du Caucase du Nord. Son discours est allé jusqu’à laisser entendre que certains États donnaient à Daech de quoi redéployer ses combattants dans le nord de l’Afghanistan par des hélicoptères non-identifiés… Ici, on retrouve l’accusation également reprise par certains dans l’environnement régional afghan, faisant des Américains les complices de l’État Islamique. Hamid Karzai lui-même a repris cette rumeur sans fondement. Au-delà de cet aspect qui en dit plus sur l’état des relations russo-américaines que sur le champ de bataille afghan, le danger représenté par Daech reste une constante dans la vision russe de l’Afghanistan, jusqu’à aujourd’hui. Fin 2017, les médias russes, citant Zamir Kabulov, affirmaient que 10 000 combattants de « l’État islamique » se trouvaient en Afghanistan. L’approche générale du discours de l’Ambassadeur Churkin était certes exagérée et pessimiste, et on peut discuter les chiffres avancés par les Russes. Mais la crainte associée à « l’État islamique » est loin d’être illégitime : l’EI, et surtout ce qu’il représente (une idéologie djihadiste transnationale) a bien réussi à s’implanter en Afghanistan, contredisant en cela les prédictions de bien des spécialistes.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.