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Analyse

Kirghizistan : le défi chinois

Le président kirghize Almazbek Atambayev (à droite) and son homologue chinois Xi Jinping à Shanghai le 18 mai 2014. (Crédits : AFP PHOTO / KENZABURO FUKUHARA)
Le président kirghize Almazbek Atambayev (à droite) and son homologue chinois Xi Jinping à Shanghai le 18 mai 2014. (Crédits : AFP PHOTO / KENZABURO FUKUHARA)
Le Kirghizistan, petite république d’Asie centrale, est l’objet des convoitises de la Chine. Alors que la population et les élites politiques locales sont tiraillées entre les liens historiques avec la Russie et les perspectives chinoises, Pékin mise sur son poids financier. Mais entre montée de l’islam radical chez les Ouïghours, résistance russe et population farouche, la Chine doit relever de nombreux défis.
Coincé entre les géants kazakh et ouzbek, à moins de 200km du nord du Pakistan et de l’Afghanistan, séparé de la Chine par les « Montagnes Célestes », les Tianshan en chinois, le Kirghizistan est le nœud gordien de l’Asie centrale. Unique démocratie réelle dans la région, le pays est également le seul à adopter une posture souple face aux religions. Mais le Kirghizistan est également une des plaques tournantes des trafics de stupéfiants et de l’arrivée de produits chinois, incluant la majorité légale autant que les contrefaçons et la contrebande. Les Etats-Unis en font d’ailleurs un point stratégique avec une ambassade déclarant plus de 300 membres, contre 2 (!) pour l’Ambassade de France.
Pour Nargiza Muratalieva, chercheure pour le think tank CABAR, « les sanctions à l’égard de la Russie depuis 2014 ont accéléré le phénomène de désengagement financier de Moscou dans la zone ». Pressé de développer ces infrastructures, le pays s’est tourné vers d’autres opportunités. La Turquie avait un temps montré son intérêt, mais les montants proposés étaient trop faibles et les récentes tensions entre les présidents Atambaiev et Erdogan au sujet de la présence gulléniste au Kirghizistan n’ont pas amélioré la situation. La Chine à l’inverse a proposé la construction d’infrastructures à des conditions très favorables dans le cadre du projet One Belt One Road, le nom officiel des « Nouvelles routes de la soie ». Le Kirghizistan, par sa position centrale, est un des points d’intérêts pour acheminer les produits chinois en Ouzbékistan, au Turkménistan, mais aussi en Afghanistan, voire jusqu’en Iran. Comment reprocher aux dirigeants d’un des pays les plus pauvres du monde, un PIB tout juste supérieur à celui de la Somalie et inférieur à celui du Niger, d’accepter l’offre chinoise ? Qui plus est quand fonds européens et américains sont pratiquement absents.

Contestation populaire

Ce qui est une décision cohérente d’un point de vue politique soulève toutefois des contestations populaires importantes. Les deux plaintes récurrentes portent sur le manque de retombées économiques des projets d’infrastructures financés et construits par des entreprises chinoises, ainsi que les atteintes à l’environnement.
Les financements de projets d’infrastructures, généralement accordés dans le cadre du projet chinois OBOR, financent essentiellement des travaux réalisés par des entreprises chinoises employant des salariés chinois. Aux yeux de la population kirghize, ces projets, nécessitant une main-d’oeuvre peu qualifiée, pourraient permettre de réduire le chômage dans des zones frappées par la pauvreté. Néanmoins, les entreprises chinoises estiment qu’elles ont bien tenté d’embaucher des locaux au début mais que leur productivité était trop faible et leurs exigences sociales trop évolutives. « Certains groupes nationalistes ont également instrumentalisé des rumeurs telles que le vol d’ânes par les ouvriers chinois ou le fait que des ouvriers décédés durant les travaux auraient été enterrés sous les routes récemment construites », tempère Gulnara Ibraeva, spécialiste des médias kirghizes.
Peuple historiquement nomade, les Kirghizes entretiennent un rapport particulier à la nature. Considéré comme la Suisse d’Asie centrale, pour ses lacs dont le fameux Isik Kul, le plus grand lac d’altitude du monde, ses montagnes et son air pur en dehors des grandes villes, le pays peut compter sur une population au tempérament parfois impulsif pour défendre ses ressources naturelles. A cela vient s’ajouter une culture de la révolte populaire très ancrée chez les Kirghizes qui conduit les autorités à faire preuve de prudence. Plusieurs projets miniers chinois ont dû être annulés ou fortement amendés après que les installations eurent été attaquées par la population locale suite à des rumeurs d’impacts sur la santé. S’il est vrai que « l’extraction minière demeure une activité polluante, aucun impact sanitaire n’a été constaté sur les lieux où se sont produits les incidents avec la population », détaille Begayim Esenkulova de l’American University of Central Asia. Certains accusent les populations locales de faire monter les enchères auprès des exploitants. Ces difficultés incitent d’ailleurs la Chine à se tourner vers d’autres pays, tels que le Tadjikistan, considéré comme plus stable.
Si les incidents restent limités, des facteurs de contestation demeurent, encore plus explosifs. Le développement des mariages mixtes et l’apparition de théories d’un « grand remplacement » peuvent faire craindre de graves incidents à l’avenir. Les difficultés récurrentes des autorités kirghizes à contrôler les grands mouvements de contestations populaires, rendent critiques l’identification des points de ruptures par les autorités chinoises. Ces dernières, conscientes du danger, ont d’ailleurs ralenti plusieurs projets et limité leur volonté d’influence culturelle.

Pékin et Moscou en compétition

Si la Russie s’est fortement désengagée économiquement de la région, elle n’en conserve pas moins toute sa mainmise sur la sphère politique, militaire et médiatique. Mais Pékin, dont le poids économique s’accroit dans la région, voit son influence politique grandir, ce qui provoque quelques grincements de dents à Moscou.
« Pour les Russes, le chemin de fer est historiquement le vecteur pour déplacer des troupes militaires. Une partie des autorités de Moscou voient donc le projet actuel de réseau ferré déployé par les Chinois d’un très mauvais oeil », explique Alexander Wolters, directeur de l’OSCE Academy. Le tracé a fait l’objet de plusieurs attaques d’Atambaiev, l’ex-président kirghize, au motif que les retombées économiques ne seraient pas suffisantes pour son pays. Mais d’après les observateurs régionaux, il faudrait voir derrière ces déclarations une manœuvre de Moscou pour perturber le plan chinois.
D’après une source sécuritaire, la Chine ne cherche pas tant à accroitre son influence politique qu’à saisir des opportunités d’affaires. Le désengagement financier russe a fortement touché les think tanks locaux, permettant à la Chine de débaucher de nombreux experts hautement qualifiés pour décrypter les rouages de la vie politique kirghize. Cela permet à Pékin de s’assurer en amont de gros projets une oreille attentive de la part des futurs décideurs. Les potentiels ministres de la Défense ou des Télécoms des principaux candidats à l’élection présidentielle kirghize auraient ainsi fait l’objet d’intérêts particuliers.
Pourtant les deux puissances savent qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Cette compétition, coopération entre compétiteurs, s’observe notamment dans les domaines politiques et économiques. Pékin a intérêt a ce que ses relations restent bonnes avec la Russie pour s’assurer non seulement de n’avoir qu’un seul front stratégique ouvert contre les États-Unis mais aussi que le chemin de fer permettant d’acheminer les marchandises chinoises en Europe continue de pouvoir traverser la Russie. Moscou à l’inverse n’a plus les moyens de soutenir économiquement une région comprenant plusieurs pays parmi les plus pauvres du monde et où l’islam radical fleurit, et a donc besoin d’un partenaire financier.

La Chine, nouvel acteur sécuritaire régional

Pékin a conscience de ne pas être, historiquement, une puissance régionale. Malgré la présence de frontière commune entre la Chine et plusieurs pays d’Asie centrale, l’Ouest chinois a toujours fait partie des marges de l’Empire. Le « milieu des Empires », comme l’appelaient Michel Jan et René Cagnat dans un livre éponyme au milieu des années 1980, ne fait l’objet d’un intérêt des autorités chinoises que depuis peu. Au-delà des besoins de développement économique, c’est le caractère instable de la région et la menace sécuritaire associée qui préoccupe la Chine.
En aout 2016, l’ambassade chinoise à Bichkek était la cible du premier attentat d’envergure touchant les intérêts de Pékin à l’étranger. L’enquête, dont les conclusions officielles n’ont toujours pas été rendues publiques à ce jour, privilégie la piste de radicaux ouïghours. Cette ethnie originaire du Xinjiang en Chine a une importante diaspora au Kirghizistan. Bien que le nombre et les moyens des radicaux demeurent très limités, leur potentiel de nuisance dans la petite république centre asiatique demeure significatif devant la faiblesse des services de sécurités locaux. Pékin a peur que les radicaux ouïghours sévissent de nouveau contre les intérêts chinois à l’étranger, faute de pouvoir commettre des attentats en Chine.
Face à ce défi et au-delà des actions de coopération sécuritaire, la question d’une présence militaire chinoise accrue dans la zone est de plus en plus pressante. Entre 2014 et 2015, des rumeurs insistantes ont fait part d’un projet d’implantation de base militaire chinoise au sud du Kirghizistan. Si le projet ne s’est pas concrétisé et s’il s’agissait peut-être d’un « bluff d’hommes politiques influents au sud dans le cadre de conflits politiques internes au pays » selon Alexander Wolters, cela constituerait probablement un casus belli pour les Russes. Ces derniers disposent déjà de quatre installations militaires sur place et une cinquième plus importante serait à l’étude. Vladimir Poutine lui-même a rappelé lors d’une interview en septembre 2017 l’importance du positionnement stratégique du Kirghizistan pour les forces armées russes, notamment au regard de l’instabilité croissante au Tadjikistan et en Afghanistan.
Par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.