Kirghizistan : l’étonnant carnet du résistant Djekichev
Visiblement ému par cette invitation, Abdy Djekichev, revient alors sur les vérités historiques qu’il a pu restituer à travers le temps et les témoignages de sa famille. Car « jusqu’en 1990 et la chute de l’URSS, on ne parlait pas de cet oncle dans ma famille. » La raison de ce silence a quelque chose de véritablement inique lorsqu’on apprend le destin tragique d’Omor Djekichev.
Dans le fragile refuge du maquis
Ce petit carnet à la couverture élimée de cuir rouge, craquelée mais encore en bon état, est en soi un objet précieux pour reconstituer le périple de son auteur dans une Europe en guerre.
Un amoureux de la langue française
« L’amour est plus fort que la mort. »
L’histoire, en somme, prend forme. Ici, à cette page, les chiffres en français de un à cent ; à telle autre, la conjugaison des verbes les plus courants. Carnet élémentaire d’un homme qui a dû s’adapter en un temps record à une langue et une culture qui lui étaient complètement étrangères.
« Bien sûr, on peut facilement imaginer comme cette vie dans le maquis a dû être compliquée et difficile pour mon oncle… Comment faisait-il pour comprendre les ordres qu’on lui donnait par exemple ? Comment faisait-il, au début, pour communiquer afin de ne pas faire prendre de risques avec les autres maquisards ? Il y a dû avoir beaucoup de solidarité envers lui, là-bas, je pense. Ce qu’on comprend à travers les pages de ce carnet, c’est qu’Omor était amoureux de la langue française. »
Accusé et jugé pour haute trahison
La raison ? En URSS d’après-guerre, il est mal considéré d’avoir combattu dans un pays étranger, sous un autre drapeau, ajouté au fait que le statut de prisonnier de guerre est une honte totale. La propagande soviétique ne veut pas laisser de place à ces « électrons libres » de la guerre, à ces hommes chahutés par les courants de l’Histoire.
Les premiers héros sont les morts. Aussi ceux qui sont rentrés — après avoir été fait prisonniers — sont forcément suspects. Djekichev ne fait pas exception : à cette époque, ils sont nombreux à faire face à cette accusation de trahison bien qu’ils aient combattu avec les alliés de l’URSS. La sentence est immédiate. Le résistant kirghiz est condamné au Goulag et aussitôt déporté en Sibérie, où il perdra la vie, deux ans après son retour au pays. Omor Djekichev avait vingt-quatre ans.
Cette même propagande s’était fixée un objectif simple : tout ce qui ne relevait pas des combats de l’Armée rouge était à bannir. Dans ma famille, on ne parlait donc pas d’Omor. On l’avait oublié. On a commencé à en parler après 1990. Mon père, qui a aussi servi dans l’Armée rouge – il était à Berlin le 9 mai 1945 – s’est mis à me parler de son frère, peu à peu… C’est ainsi que j’ai enquêté sur cet oncle, et que ma famille m’a remis ce carnet, ces documents et ces photos. C’est tout ce qu’il reste de lui. »
Un travail de recherche historique à mener
A ce jour, il semble que trente-huit Kirghiz aient été dénombrés dans les rangs de la Résistance française, disséminés sur l’ensemble du territoire occupé
« Si nous avons désormais quelques éléments d’information sur ces résistants kirghiz, évoque l’ambassadeur de France Michel Catta, un travail plus approfondi s’impose sur les archives, ici, dans le reste de l’ex-URSS et en France afin de parvenir à en dresser une liste exhaustive et à en retracer les parcours. Ce serait un excellent sujet de travail en commun de chercheurs français et kirghiz. Sur la base de ce travail scientifique pourra être envisagé un hommage public de la République française à leur engagement et à leur sacrifice. ».
A ce jour, il semble que trente-huit Kirghiz aient été dénombrés dans les rangs de la Résistance française, disséminés sur l’ensemble du territoire occupé. « A notre connaissance, conclut l’ambassadeur de France, ils sont tous décédés aujourd’hui mais leurs familles méritent leur réhabilitation pour être à nouveau fiers de leurs ancêtres, sur lesquels on avait fait peser une honteuse suspicion. »
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don