Au Kazakhstan, Erdogan échoue dans sa lutte contre Fethullah Güllen et ses lycées
Contexte
Le panturquisme est une idéologie qui s’appuie sur la parenté entre les Turcs de la Turquie et les autres peuples turcophones (les Kazakhs, les Kirghizes, les Tatars, les Ouïghours, les Ouzbeks, etc). Cette notion n’est pourtant pas l’oeuvre des penseurs turcs. Elle puise ses origines dans les travaux des orientalistes européens du XIXème siècle. Au départ, ces idées ont beaucoup inspiré les intellectuels tatars de la Crimée et de Kazan vivant mal la domination tsariste russe. Dans l’Empire ottoman en crise, elles ont aussi trouvé un large écho, en promouvant l’identité turque avant l’identité musulmane.
L’arrivée des idées panturquistes en Asie centrale s’est faite concrètement après l’effondrement de l’Union soviétique. Sur ce terrain d’un coup vidé de l’idéologie socialiste, la Turquie a cherché à se poser en pole position des nouveaux partenaires de la région. Les origines communes se sont présentées comme une justification pertinente pour les classes dirigeantes turques, qui ont vu dans l’Asie centrale une zone intéressante économiquement et politiquement.
Ces lycées, d’après les représentants d’Ankara, n’ont rien à voir avec leur Etat. Ils seraient, en revanche, les maillons d’un vaste réseau international du mouvement éducatif musulman Hizmet et les vecteurs d’influence de Fethullah Gülen, son leader spirituel, ex-allié politique et actuel rival du président Recep Tayyip Erdogan. C’est lui, Fethullah Gülen, vivant aujourd’hui aux Etats-Unis, qui a été directement mis en cause, après que le coup d’Etat a éclaté dans les rues d’Ankara, le 15 juillet dernier. Cette accusation sans preuve a engendré l’activation de l’artillerie diplomatique turque à l’étranger. Ainsi, la 18ème puissance économique mondiale a appelé le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie à soutenir le parti au pouvoir, l’AKP, dans le combat politique qu’il mène depuis 2013.
Autour de 1 500 élèves, âgé de 13 ans généralement, sont sélectionnés tous les ans sur concours pour accéder à ces établissements, réputés être des fabriques de jeunes cadres de l’élite nationale. Les déclarations de la Turquie sont tombées à un mois de la rentrée scolaire. Le flou n’a pas duré et le ministère kazakh de l’Education s’est empressé de calmer le début de panique des parents et élèves : non, les lycées kazakho-turcs n’allaient pas fermer et personne n’aurait besoin de chercher un autre établissement pour ses enfants. Et non, rassurait le ministère, aucune ombre ne ternirait l’excellente réputation des lycées visés.
Néanmoins, la fondation Katev a annoncé, le 17 octobre dernier, quel les lycées kazakho-turcs allaient être renommés. A l’occasion des 25 ans de l’indépendance du Kazakhstan, ils seront rebaptisés « Lycées de l’innovation dans l’enseignement ».
Des écoles très appréciées dans la société kazakhe
En réalité, les parcours d’excellence ne sont pas rares chez ceux qui sont passés par ces établissements. Les lycées kazakho-turcs misent beaucoup sur la participation à des concours pluridisciplinaires nationaux et internationaux, et leurs élèves se retrouvent souvent parmi les finalistes. Depuis leur création en 1992, les lycéens ont gagné plus de 12 000 médailles dans divers concours.
« Ces écoles donnent une bonne éducation aux enfants, leurs bâtiments sont protégés. Au niveau de la sécurité on n’a pas d’inquiétude. L’enseignement est dispensé en quatre langues et les lycées sont bien classés », explique Azat, dont deux de ses aînés y ont étudié et ont choisi par la suite l’Université kazakho-turque Souleîman Demirel du même réseau pour poursuivre leurs études. « Peut-être qu’ils ont de bons résultats parce que les filles et les garçons ne sont pas mélangés », s’interroge ce père de famille qui sait que la plupart de ces lycées sont des internats non-mixtes.
Les parents qui rêvent de voir leurs enfants récompensés des médailles des concours, parlant facilement le kazakh, le russe, le turc et l’anglais, acceptés dans les meilleurs universités kazakhes et étrangères ne sont, dans la plupart des cas, pas déçus de leur choix. Enfants et parents mettent aussi en avant l’adhésion des lycées à des « valeurs morales ».
« Nous avions des heures d’éducation [morale], se souvient Gaoukar. On buvait du thé et, pendant ce temps-là, avec l’éducatrice nous préparions quelque chose à manger. Elle choisissait un thème de discussion : « propreté », « amitié », « respect », « objectifs dans la vie ». Elle parlait de l’importance de ces choses, et puis chacune d’entre nous était invitée à donner son avis. » Gaoukhar n’a jamais entendu les professeurs, souvent pratiquants, parler de leur religion en dehors du cours d’histoire des religions. « La plupart des élèves et des anciens ne savent même pas que ces lycées ont été ouverts par des disciples de Fethullah Gülen. »
En Azerbaïdjan, 50 professeurs turcs de l’Université du Caucase ont été licenciés et doivent quitter le pays avant la fin de l’année. Mais au Kazakhstan, comme au Kirghizistan ou en Géorgie, les autorités ont refusé la demande de la diplomatie turque. En mettant en cause ces établissements scolaires qui bénéficient, en général, d’une très bonne réputation, Recep Tayipp Erdogan n’a pas seulement échoué à éradiquer le réseau de son adversaire en Asie centrale, il a aussi provoqué une vague de mécontentement et de critiques vis-à-vis de cette ingérence. Aïdos Sarym, un politologue connu au Kazakhstan, rappelait dans une interview au site Matrica.kz qu’au fil des années, ces lycées ont constitué « un véritable pont entre les deux pays, plus efficace pour leur rapprochement que n’importe quelle action de l’ambassade ».
Un partenaire économique qui compte
Pourtant au départ, à l’accession de l’AKP au pouvoir, la promotion du modèle de l’éducation güleniste faisait volontairement partie de la politique étrangère turque dans ses zones d’influence politique et économique. Ce fut le cas notamment au Kazakhstan. Dans les années 1990, en s’appuyant sur le passé turc (ou turcique), Ankara s’est servi du discours de la droite nationaliste pour s’adressant à ses homologues centre-asiatiques. Le neuvième président de la Turquie Suleïman Demirel, lorsqu’il était Premier ministre, prônait même la création d’« un monde turc de l’Adriatique à la muraille de Chine ».
Même si ce discours n’a pas rencontré un grand succès dans toutes les anciennes républiques socialistes, fraîchement indépendantes, il a permis à la Turquie de tisser des liens étroits avec le Kazakhstan. Le 5 août dernier, après s’être entretenu avec son homologue turc, le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev a déclaré : « La Turquie est un des partenaires économiques les plus proches et les plus sûrs du Kazakhstan. Nos relations fondées sur le passé historique et l’héritage spirituel commun vont continuer à se développer. » En 2015, le chiffre d’affaire du commerce entre les deux pays s’est élevé à 2 milliards de dollars. Tous les ans, le Kazakhstan exporte vers la Turquie du pétrole, du cuivre, du zinc et de l’aluminium. En 2014, en plein débat sur la mise en place de l’Union eurasiatique avec la Russie et la Biélorussie, le Kazakhstan s’est montré soucieux de garder son partenariat avec Ankara, lui vantant les avantages du marché élargi.
« Le Kazakhstan soutiendra toujours et sera toujours prêt à aider le peuple frère turc », a ainsi assuré Noursoultan Nazarbaïev lors de sa rencontre d’août avec Erdogan. Tout en maintenant que la légalité des lycées kazakho-turcs avait déjà été certifiée et que la grande majorité des professeurs qui y enseignent étaient des Kazaks, il a tout de même promis de veiller à ce qu’aucune « force travaillant contre la Turquie » ne s’y cache.
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