Politique
Analyse

Présidentielle au Kirghizistan : la seule démocratie d’Asie centrale à l’épreuve du vote

Affiche de campagne du candidat soutenu par le pouvoir Sooronbai Jeenbekov pour l'ection presidentielle du dimanche 15 octobre, dans le village de Kok-Zhar, le12 Octobre 2017. (Credits : AFP PHOTO / Vyacheslav OSELEDKO)
Affiche de campagne du candidat soutenu par le pouvoir Sooronbai Jeenbekov pour l'ection presidentielle du dimanche 15 octobre, dans le village de Kok-Zhar, le12 Octobre 2017. (Credits : AFP PHOTO / Vyacheslav OSELEDKO)
En Asie centrale, les citoyens du Kirghizistan sont appelés aux urnes ce dimanche 15 octobre pour élire leur cinquième président. Dans un contexte d’instabilité économique, de dépendance énergétique envers ses voisins et de menaces terroristes à ses frontières, la seule démocratie d’Asie centrale doit faire face à de nouveaux défis. Tour d’horizon des enjeux de cette présidentielle.

Contexte

Situé au cœur du jeu géopolitique entre la Chine, la Russie et la Turquie, le Kirghizistan occupe une place singulière en Asie centrale. Tout en étant l’un des pays les plus pauvres de la région avec un salaire moyen de 180 euros par mois, cette petite république montagneuse peuplée de près de 6 millions d’habitants se distingue de ses voisins par une relative bonne santé démocratique. Un esprit guerrier épris de liberté règne chez ce peuple d’anciens nomades qui, en 2005 et 2010, a renversé sans ménagement ses deux anciens présidents, Askar Akaev et Kourmanbek Bakiev. Pour Adrien Fauve, chercheur à l’Université Paris-Sud, « c’est peut-être la première fois dans l’histoire du pays que le changement d’élite gouvernementale se fera de manière apaisée, sans avoir besoin de recourir aux mécontentements de la rue ». Cette démocratie est pourtant très fragile, car le pays est gangréné par la corruption. Il se classe au 136e rang mondial de l’indice de perception de la corruption sur 176 pays, selon Transparency International. L’enjeu de cette présidentielle est d’éviter que le pays ne glisse vers l’autoritarisme comme l’a récemment fait le Tadjikistan.

Depuis 2011, le Chef de l’État est élu pour un mandat de six ans et n’a pas le droit de se représenter. La campagne présidentielle de 2017 a été lancée début septembre : parmi les 10 candidats en lice restants, une seule femme. Lors de la précédente élection de 2011, la participation avait été relativement faible, près de 57%. Cette année, elle risque de l’être encore plus, car les électeurs doivent se munir d’un passeport biométrique. Or, seuls 2,9 millions sur près de 3,8 millions d’électeurs potentiels possèdent ce sésame.

L’héritage du président Atambaev

Le président sortant Almazbek Atambaev termine son mandat avec un bilan mitigé. Ce social- démocrate représentant le parti SDPK (le Parti social-démocrate du Kirghizistan) a réussi à préserver la souveraineté nationale. Il a su instaurer jusque-là un dialogue relativement égalitaire avec ses voisins, le Kazakhstan, la Russie et la Chine – même si ses récentes critiques envers l’oligarchie dirigeante du Kazakhstan ont compromis cet équilibre. En obtenant des injections financières de ces pays dans l’économie kirghize, jusqu’à supprimer la dette du pays, il a évité ainsi la faillite et a renforcé son pouvoir pouvoir. Depuis 2015, l’année de l’intégration du Kirghizistan à l’Union économique eurasiatique (UEE) dont les bénéfices sont encore très faibles, le président a obtenu des améliorations du statut des migrants kirghizes en Russie. Aujourd’hui, quelque 10% de la population kirghize y travaillent et envoient chaque année près de 1,7 milliard de dollars au pays.
Cependant, Atambaev est aussi critiqué pour son acharnement contre l’opposition, les activistes et les médias indépendants, notamment dans les derniers mois de son mandat. Le socialiste Omurbek Tekebaev, son principal rival et leader du parti Ata-Meken, candidat lui aussi à la présidentielle, a été arrêté en pleine campagne pour corruption et condamné à 8 ans de prison, après un procès complètement fabriqué, selon l’opposition. De même pour la condamnation à vie du défenseur des droits de l’homme, Azimjan Askarov, accusé d’incitations à la haine au cours d’événements sanglants dans le sud du pays en 2010 – allégations que l’opposition impute au chef de l’État. Rien d’étonnant à ce que les rapports de ce dernier avec les journalistes kirghizes manquent de sérénité. Pour preuve, cette amende pour diffamation de 3 millions de soms (37 mille euros) infligée brutalement au site d’information indépendant Zanoza.kg.
Si le président sortant nie toute possibilité de briguer le poste de Premier ministre à la manière du scénario Poutine-Medvedev, il compte bien rester dans la vie politique du pays. David Gaüzère, chercheur associé à l’Université de Bordeaux, doute qu’Almazbek Atambaev puisse revenir aux manettes du pays : « Les Kirghizes ne sont pas les Russes et ils ne permettront pas ça. » Cependant aux yeux du chercheur, « il gardera un rôle de second plan, de conseiller, auprès du futur président, mais officieusement, il aura toujours la main dessus ».

Le choix du président

Le président Atambaev a déjà choisi « son » candidat depuis longtemps. Il s’agit de Sooronbay Jeenbekov, le Premier ministre sortant, 59 ans. Solidement installé au pouvoir malgré un manque de charisme notoire, Sooronbay Jeenbekov, ancien ingénieur zootechnicien, se situe dans une parfaite continuité du président actuel. Selon l’agence de presse locale AkiPress, il a connu une progression spectaculaire dans les sondages. Si en mai dernier il n’affichait que 0,87% d’intentions de vote, ce score est monté en flèche en août pour atteindre les 42%. Fortement critiqué pour l’utilisation abusive des « ressources administratives », c’est-à-dire pour avoir eu recours aux fonctionnaires qu’il incite à faire voter en sa faveur, cet originaire du sud du pays, est ouvertement soutenu par le pouvoir en place. David Gaüzère est assez catégorique: « Sooronbay Jeenbekov sera au deuxième tour et gagnera les élections. Il peut bénéficier de ce qu’on appelle depuis le référendum dernier en 2016, de « l’Etat SDPK » la mise à disposition des moyens de l’État au service du parti. » Par ailleurs, la rencontre expresse du président kirghize avec son homologue russe Vladimir Poutine fin septembre aurait eu pour but de s’assurer du soutien de Moscou à la candidature de Jeenbekov. Selon l’expert russe Arkadiy Dubnov, il s’agissait de garanties apportées au Kremlin qu’en cas de victoire de son protégé, le Kirghizistan maintiendrait sa loyauté envers la Russie. Malgré toutes ces agitations de dernière minute, Moscou reste distant et n’affiche pas ouvertement ses préférences.
Quant au candidat du parti adverse, Omurbek Babanov, s’il a réussi à maintenir sa popularité à près de 40% selon AkiPress, il doit redoubler d’efforts pour affronter la grosse machine du pouvoir actuel. Candidat sans étiquette, jusque-là leader du parti Républika Ata-Jourt, Babanov est un ambitieux libéral de 47 ans, ancien Premier ministre lui aussi. Diplômé de l’Académie de l’agriculture de Moscou, ancien entrepreneur dans le pétrole, il a fait ses armes au gouvernement sous la présidence controversée de Bakiev puis celle d’Atambaev. En vrai diplomate, il a toujours su se maintenir à flot. Aujourd’hui, il promet un nouveau style de gouvernance : « Oui à la libéralisation de l’économie », « Non à la corruption », « Pour une justice indépendante », « Sécurité pour tous », « Doublement du revenu minimum »… Mais aussi séduisants soient-ils, ses slogans ne garantissent pas que son programme sera réalisé en peu de temps.
Le candidat de l'opposition à l'election présidentielle khirgize du 15 octobre 2017, Omurbek Babanov, en campagne dans la ville de Tokmok, à 60 km de la capitale Bishkek, le 22 septembre 2017. (Credits : AFP PHOTO / Vyacheslav OSELEDKO)
Le candidat de l'opposition à l'election présidentielle khirgize du 15 octobre 2017, Omurbek Babanov, en campagne dans la ville de Tokmok, à 60 km de la capitale Bishkek, le 22 septembre 2017. (Credits : AFP PHOTO / Vyacheslav OSELEDKO)
Rallié récemment par un autre candidat à la présidentielle, Bakyt Torobaev, 44 ans, du parti
« Onougou Progress », Omurbek Babanov est plus que jamais décidé à remporter l’élection. D’énormes affiches de la taille d’un immeuble de 5 étages, avec le candidat tout sourire, la main sur le cœur, drapeau kirghize au vent, foisonnent dans toute la capitale Bichkek. Le candidat a déjà dépensé près de 2,5 millions de dollars pour sa campagne présidentielle, soit trois fois plus que les autres candidats.
Si on accuse le chalenger d’acheter des votes, Mars Sariev, politologue kirghize, reste persuadé qu’il s’agit d’une pure campagne de dénigrement : « Cela fait longtemps que le Kirghizistan attend de jeunes réformateurs comme eux. Ils ont de l’expérience, aussi bien en politique qu‘en business. » Pour le politologue, les deux candidats sont « soutenus par une très large partie de la société, les jeunes, les entrepreneurs, l’intelligentsia, mais aussi par la société traditionnelle du sud et du nord ».
Alors que la confrontation s’intensifie entre les camps, on vient d’apprendre l’arrestation d’un proche d’Omourbek Babanov, le député Kanatbek Issaev du parti « Kirghizstan ». Le 30 septembre, le Procureur général a ouvert une enquête pénale pour incitation à l’émeute et intention de prendre le pouvoir au cours de la campagne ou dans l’après-présidentielle, le tout assorti d’une suspicion de collusion avec des groupes criminels. Omurbel Babanov a appelé les autorités à examiner la situation avec la plus grande impartialité. « Si Kanatbek Issaev ne m’avait pas apporté son soutien, il n’aurait pas eu de problème », a-t-il défendu.

L’avenir incertain de la Constitution

Le Kirghizistan est le seul pays d’Asie centrale à avoir instauré un régime semi-parlementaire. Les deux révolutions de 2005 et de 2010 ont mis fin à la suprématie du président. En décembre dernier, la Constitution a subi 26 amendements. Désormais, la nouvelle version, approuvée à 80% des votes lors du référendum du 11 décembre 2016, augmente le pouvoir du Premier ministre. Mais elle rend aussi les juges moins autonomes, tandis que les lois kirghizes priment désormais sur le droit international. Celui qui a œuvré à cette Constitution à la tête du gouvernement n’est autre que Sooronbay Jeenbekov. S’il remporte l’élection, la Constitution sera renforcée. Mais en cas de victoire d’Omourbek Babanov, la position du chef de l’État pourrait se trouver renforcée. Selon Babanov, le système semi-parlementaire est inefficace : « La personne qui prend les décisions doit les assumer. Et chez nous, durant les 20 dernières années, les décisions ont été prises par les chefs d’État qui ont fait porter la responsabilité par les Premiers ministres. On s’est retrouvé ainsi avec 24 chefs de gouvernement ! »

L’équilibre Nord-Sud

L’un des enjeux de cette présidentielle est l’équilibre entre les forces politiques du Sud et du Nord. Face à la capitale Bichkek dans le nord du pays, plus développée économiquement, plus ouverte et moins religieuse, les régions d’Och et de Djalal-Abad dans le Sud, frontalières avec l’Ouzbékistan, sont plus traditionnelles et connaissent une plus grande précarité. Les tensions ethniques entre les Kirghizes et la minorité ouzbèke s’enflamment régulièrement. Les Ouzbeks représentent la plus grande minorité ethnique dans le pays avec quelque 850 000 personnes vivant dans le Sud, principalement dans la vallée de Fergana. Ce conflit ethnique s’est traduit en 2010 par de sanglants affrontements qui ont fait près de 450 morts à Och et à Djalal-Abad en à peine cinq jours .
« Cet axe Nord-Sud est nécessaire pour maintenir la cohésion nationale, explique David Gaüzère. Afin qu’elle soit davantage garantie et que d’éventuelles tensions puissent être désamorcées, il faudrait que la minorité ouzbèke soit plus présente dans le débat. Cela se pratique dans le nord du pays avec la minorité russe, dont certains députés représentent le SDPK ou l’Ata-Meken au Parlement. Une partie du pays se sentirait floué si une seule formation politique accaparait tous les pouvoirs. »
Pour pallier cette divergence, le tandem président-Premier ministre représentant les deux parties du pays serait un duo gagnant. Dans ce sens, une fine stratégie politique est en train de se mettre en place. Le nouveau chef du gouvernement Sapar Isakov, le poulain du président actuel, est originaire du Nord, alors que le candidat du parti au pouvoir vient du sud. Il n’est pas étonnant que cet argument soit largement exploité par le SDPK depuis le début de la campagne.

Le terrain glissant de l’islamisme fondamentaliste

Autre enjeu de la présidentielle : l’islamisme fondamentaliste. Même s’il existe un important courant laïc de réhabilitation de la pensée tengriste et de l’islam national kirghize avec des éléments de chamanisme, on compte aujourd’hui plus d’une centaine d’institutions islamiques. Plus de 6 000 enfants étudient dans des écoles coraniques, d’après la Direction spirituelle des musulmans du Kirghizstan. En 1991, l’année de l’indépendance du pays, le Kirghizistan comptait 39 mosquées sur le territoire kirghize. Aujourd’hui, elles sont plus de 2 700.
Alors que les partis politiques fondés sur une religion ou une ethnie sont interdits, il existe néanmoins des associations religieuses puissantes. « Ces associations peuvent infiltrer la classe politique locale, notamment en s’appuyant sur la jeunesse la plus religieuse, prévient David Gaüzère, le risque étant la pression qu‘elles exerceraient sur des politiques, pour ne pas évoquer les questions liées au terrorisme. » C’est le cas notamment des religieux qui ne prônent pas la violence, mais qui tiennent un discours radical. Selon le chercheur, ils prêchent un chemin religieux plus rigoriste, surtout dans les villages reculés et sont financés par les fonds d’aide égyptiens et saoudiens. Des imams d’Och ont appelé récemment les jeunes femmes kirghizes à bien réfléchir avant de se marier avec des étrangers, car ce type d’union est « contraire à la religion » et elles pourraient souffrir de violences conjugales.
Si le président Atambaev a bien conscience des risques de radicalisation, il estime néanmoins que les interdictions seront contreproductives : « Nous avons une autre voie. Certains interdisent la religion. A mon avis, la religion doit être canalisée par l’éducation, l’explication. Il n’y a pas d’autre moyen. Si on l’interdit, elle deviendra source de radicalisation. » D’après Tchinara Esengoul, experte kirghize de l’islamisme radical, environ 850 personnes ont rejoint Daech en Syrie et en Irak depuis le Kirghizistan.
L’enjeu majeur de cette présidentielle, mais aussi celui de la jeune génération kirghize, c’est donc de réussir à entretenir l’esprit de concorde nationale sous le prisme des traditions ancestrales, de l’esprit de « kirghizchylyk », le mode de vie des ancêtres kirghizes, sans pour autant tomber dans l’ethnonationalisme.
Par Assel Kipchakova

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A propos de l'auteur
Assel Kipchakova est une journaliste d’origine kirghize spécialisée sur l’Asie centrale et la Russie. Passée par les Universités de Saint-Pétersbourg, Moscou et Sciences Po Paris, elle souhaite apporter un regard indépendant et nuancé sur les évolutions sociétales et politiques dans ces régions. Elle collabore avec RFI, Asialyst et Novastan.