Politique
Entretien

Attentat de Saint-Pétersbourg : la Russie directement menacée par les djihadistes d'Asie Centrale

Un homme regarde un écran d'ordinateur affichant une photo d'Akbarjon Djalilov, principal suspect dans l'attentat du métro de Saint-Pétersbourg. Crédits : AFP
S’agit-il d’un loup solitaire ou d’une action collective ? Pour l’instant, un seul nom a été cité dans les communiqués du Comité d’enquête chargé de faire toute la lumière sur l’attentat suicide qui a frappé le métro de Saint-Pétersbourg ce lundi 3 avril. La bombe artisanale a tué quatorze personnes et en a blessé quarante-neuf autres. Elle aurait été actionnée par un certain Akbarjon Djalilov. Âgé de 22 ans, le kamikaze est originaire du Kirghizistan. L’attentat n’a pour l’instant pas été revendiqué, mais c’est la piste kirghize qui est privilégiée. Les services de renseignements s’intéressent particulièrement à la vallée du Ferghana, qui a fourni de nombreux combattants aux troupes de Daech en Syrie. D’après David Gaüzere, expert de l’Asie Centrale, la migration vers le nord de l’Afghanistan de ces combattants de l’organisation État Islamique menace la Russie et l’ensemble de la région.

Entretien

David Gaüzere est le président du Centre d’Observation des Sociétés d’Asie Centrale (COSAC), une association qui a pour objectif d’étudier les évolutions sociétales dans la région. Docteur de géographie humaine et sociale à l’Université de Bordeaux III, il est membre du Centre Montesquieu de Recherches Politique.

Il est régulièrement invité à s’exprimer à titre d’expert sur le site de notre partenaire Novastan, ainsi que dans le Nouvel Obs. Il tient également un blog Mediapart.

Expert de l'Asie Centrale, David Gauzëre, vice-président de l'association des Kirghizes de France et de leurs amis.(Crédits : DR)
Expert de l'Asie Centrale, David Gauzëre, vice-président de l'association des Kirghizes de France et de leurs amis.(Crédits : DR)
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les origines du kamikaze du métro de Saint-Pétersbourg ?
David Gaüzere : Akbarzhon Djalilov est un citoyen d’origine kirghize, mais désormais de citoyenneté russe. On sait en tout cas qu’il portait sur lui un passeport de la Fédération de Russie. Né en 1995, c’est quelqu’un qui a juré fidélité à l’organisation État Islamique. Il serait allé combattre en Irak et en Syrie et serait revenu avec pour mission de tuer ce que l’organisation terroriste considère comme des « infidèles ». Selon le GKNB [Les services secrets du Kirghizistan, NDLR], Akbarzhon Djalilov est originaire de la région d’Och dans le sud-ouest du Kirghizistan. Il vient de la célèbre vallée du Ferghana qui est une zone à peuplement à majorité ouzbékophone. Son nom et son identité indiquent qu’il est à la base de citoyenneté kirghize et de nationalité ouzbèke. Il vient de cette région où sont passés de nombreux djihadistes ouzbeks qui ont commis déjà plusieurs attaques. Je pense notamment à l’attentat contre une discothèque d’Istanbul le 31 décembre dernier et à d’autres qui ont précédé, eux aussi commis par des radicaux venant de cette même région.
Cette vallée du Ferghana a été décrite comme un havre de l’islamisme radical. Comment expliquer que les terroristes aient pu y faire leur nid ?
D’abord, il faut rappeler que c’est l’une des vallées parmi les plus densément peuplées de l’Asie centrale. On compte environ 11 millions d’habitants sur 22 000 km2 de plaines. C’est à peu près aussi étendu que le département de la Gironde. Contrairement aux vastes étendues quasi désertiques du reste de l’Asie Centrale, cette région est donc très densément peuplée. C’est aussi la rencontre entre trois frontières et trois ex-républiques soviétiques : Le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Le but de ce découpage à l’époque de l’URSS, dans les années 1920 et les années 1930, était de répartir les parties arables, et donc cultivables de la vallée aux États alentours. Voilà pourquoi nous avons une population à majorité ouzbékophone, que ce soit au Tadjikistan, avec la ville de Khodjent, au Kirghizistan pour les villes d’Och et de Djalalabad. Ensuite, en 1991, il y a eu les indépendances. Ces frontières très artificielles, avec plus de 21 enclaves dans la vallée (la plus saugrenue est par exemple l’enclave ouzbèke de Sokh située en territoire kirghize et peuplée à 100 % de Tadjiks), ont été internationalisées avec les indépendances. Un an avant en 1990 et vingt ans plus tard, jour pour jour, en 2010, il y a eu des pogroms à Och. Ces pogroms ont opposé les Kirghizes aux Ouzbeks. Une situation de conflit que l’on retrouve dans plusieurs points de la vallée. Ce qui fait que les tensions et l’exacerbation interethniques y sont très fortes.
Ils ont d’abord formé des clubs sportifs, qui se sont politisés dans les années 1990. Puis ils ont commencé à envoyer des combattants au Tadjikistan entre 1995 et 1997.
En dehors des contextes géographiques et historiques, sait-on pourquoi cette vallée est devenue le terreau des organisations terroristes ?
C’est là, tout le paradoxe… Du fait de cette situation explosive, la vallée de Ferghana est restée en marge des préoccupations des États. Du coup, elle a été un peu la grande oubliée des politiques de développement. Ce qui fait qu’à la suite des pogroms, de nombreux combattants locaux ouzbékophones, ont succombé aux sirènes de l’islamisme. Ils ont d’abord formé des clubs sportifs, qui se sont politisés dans les années 1990. Puis ils ont commencé à envoyer des combattants au Tadjikistan entre 1995 et 1997. La guerre civile au Tadjikistan a duré de 1992 à 1997, mais c’est surtout dans les deux dernières années du conflit que les islamistes radicaux ont débarqué dans ce pays et ont mené, pour la première fois, des incursions meurtrières dans la vallée du Ferghana. Ils ont ensuite émigré vers l’Afghanistan où ils ont fondé différents groupes islamistes – le plus symptomatique étant le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan, fondé en 1998. Depuis 2010, il a été rebaptisé Mouvement Islamique du Turkestan. Il y a bien sûr quantité d’autres groupes.

Au niveau des structures militaires aujourd’hui de l’organisation État Islamique en Syrie, on retrouve plusieurs katiba, autrement dit des bataillons qui combattent au sein de l’organisation État Islamique. Or, ces bataillons sont formés, ou en tout cas, fondés sur des bases ethniques et régionalistes. Exemple avec le bataillon Imam al-Boukhari qui regroupe des Ouzbeks et des Tadjiks de la région de Boukhara-Samarkand. Le Jamaat Sabri qui est composé essentiellement d’Ouzbeks d’Ouzbékistan. Quant au Jannat Ochiklari, il s’agit là encore d’un bataillon ouzbékophone, mais cette fois majoritairement composé d’Ouzbeks venus de la ville d’Och au Kirghizistan.

Est-ce qu’on sait si le présumé terroriste de Saint-Pétersbourg appartenait à l’un de ces bataillons ? Et si oui, lequel ?
On ne le sait pas encore, mais je dirais qu’il appartenait très probablement à l’une des trois katiba que nous venons d’évoquer. La logique voudrait que ce soit plutôt le Jannat Ochiklari, puisqu’Akbarzhon Djalilov venait d’Och. Il pourrait donc avoir été formé et avoir combattu avec ces militants ouzbékophones. Il existe de toute façon une série de grades et de niveaux chez les djihadistes partis en Syrie. On trouve ainsi des petites mains, des logisticiens. Il faut aussi souligner que parmi la garde rapprochée d’Al Baghdadi, les mieux entraînés sont les combattants des républiques ex-soviétiques parce qu’ils ont étés formés par l’armée rouge. Ces combattants d’Asie Centrale font donc partie de l’élite des combattants de Daech. Ce sont des individus aguerris, qui maîtrisent notamment les combats aériens. Leur aide a été précieuse au moment de la prise par Daech d’une base aérienne de l’armée régulière syrienne. Ils ont capturé à cette occasion quatre MIG sur la base de Takba, près de Raqqa. Trois de ces avions de chasse ont depuis été mis hors service. On peut donc dire que ces gens-là font vraiment parti de l’élite. Et parmi cette élite, on compte les soldats mais aussi les logisticiens. C’est pour ça que les Centrasiatiques en général, mais les Caucasiens aussi, et notamment les Tchétchènes de Daech.

L’année dernière, Tarkhan Batirachvili, dit Al Chichani, est mort. Il était d’origine géorgienne et tchétchène et était le ministre de la Guerre de Daech. Celui qui a pris sa place s’appelle Goulmourod Khalimov : c’est un ex-membre des Omon tadjik, c’est à dire un ancien des forces spéciales du Tadjikistan. C’est donc lui l’actuel ministre de la Guerre d’Al Bhagdadi. Après avoir été formé aux États-Unis et en Russie, on l’a aperçu en 2015 sur une vidéo dans laquelle il promettait de porter le djihad sur le sol russe.

On est aujourd’hui confronté à une migration des cadres de Daech vers le nord de l’Afghanistan, d’où ils planifient des attaques en direction des Républiques d’Asie centrale et en Russie.
Combien y-t-il de combattants actifs dans la vallée du Ferghana ?
Pour les Centrasiatiques, on parle de 7 à 8 000 hommes. On ne dispose pas de chiffres exacts, puisque ce sont des groupes très poreux. Certains d’entre eux continuent d’ailleurs de combattre en Syrie. D’autres poursuivent leur mission de manière clandestine dans les républiques d’Asie centrale ainsi qu’en Russie. Avec la perte de vitesse de Daech en Syrie, puis avant en Libye, on est aujourd’hui confronté à une grande migration des cadres de l’EI vers le nord de l’Afghanistan, d’où ils planifient des attaques en direction des Républiques d’Asie centrale et en Russie. Ces attaques n’ont pas encore vraiment commencé, mais si rien n’est fait en collaboration avec les États-Unis, l’Europe et la Russie, elles pourraient se multiplier dans les deux ans. C’est pour cela que nous devons les contrecarrer dès maintenant. Cette migration des cadres militaires et politiques de Daech vers le nord de l’Afghanistan est encore une fois un phénomène très important et très visible. Ces cadres de l’organisation État Islamique sont d’ailleurs déjà en lutte armée avec les Talibans (islamistes, mais nationalistes) en Afghanistan.
Des combattants qui agissent en Afghanistan, en Asie centrale, en  Syrie et aujourd’hui en Russie… D’autre pays sont-ils visés ?
On a par exemple un groupe autonome comme le Parti Islamique du Turkestan qui agit en Chine au travers de groupes islamiques ouïghours présents dans le Xinjiang, la grande province de l’Ouest chinois. L’organisation terroriste mène un combat à la fois au nom de l’islam et de la lutte anti-coloniale ou indépendantiste. Les terroristes ouïghours ont une marque de fabrique particulière, qui est l’assassinat à l’arme blanche, au couteau, même s’il n’est pas exclu que des bombes puissent exploser dans les grandes villes chinoises.
Propos recueillis par Sarah Suong Mazelier et Stéphane Lagarde

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