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Gwadar : heurs et malheurs d’une ambition sino-pakistanaise mal née

Le port de Gwadar, situé dans la province pakistanaise du Balouchistan. (Source : Synergia Foundation)
Le port de Gwadar, situé dans la province pakistanaise du Balouchistan. (Source : Synergia Foundation)
« Shenzhen pakistanaise » ? « Future Dubaï » ? Le port de Gwadar devait être la pièce maîtresse des « Nouvelles routes de la vie » en Asie du Sud et jusqu’au golfe Persique. Mais la réalité n’a pas suivi.
*Le Point / AFP, 25 octobre 2017.
Voilà un long septennat, l’hebdomadaire Le Point détaillait dans un article à ses lecteurs l’existence d’un projet industriel en développement dans une province pakistanaise que peu de gens placeraient sans peine sur une carte, le Baloutchistan : « Dans un coin oublié du Pakistan, la Chine se bâtit un port d’ambition mondiale »*, résumait fort bien le titre de l’article. Les trois premières lignes introduisant le propos complétaient idéalement l’esquisse recherchée : « Gwadar, modeste port de pêche au sud du Pakistan, veut croire à son étoile. Pauvre et excentré, il a été choisi comme clé de voûte de l’ambitieux projet de développement que nourrit la Chine pour son instable voisin occidental. »
Sept ans plus tard, pour Islamabad comme pour la population locale de cette province riche en ressources naturelles, mais la plus pauvre et la moins développée du pays, l’enthousiasme est largement retombé et de bonne étoile, il n’est plus que rarement question.
*Un projet lui-même directement intégré « Nouvelles routes de la soie » ou « Belt & Road Initiative » (BRI) promue depuis 2013 par le gouvernement chinois pour officiellement améliorer la connectivité, le commerce, la communication et la coopération entre les pays d’Eurasie.
Au printemps 2015, Pékin vantait – on n’ose écrire ici imposait – aux autorités pakistanaises les multiples mérites à venir d’un futur China Pakistan Economic Corridor (CPEC*), « un projet bilatéral de grande envergure visant à améliorer les infrastructures au Pakistan afin de faciliter les échanges commerciaux avec la Chine et de renforcer l’intégration des pays de la région ». Pour ce faire, le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif paraphaient la bagatelle d’une cinquantaine d’accords et autres Memorandums of Understanding totalisant 46 milliards de dollars destinés à financer ce projet pour le moins très ambitieux. Et terriblement couteux pour le contribuable pakistanais en bout de chaine. Le chef de l’État chinois présentait le projet à son partenaire comme un « cadeau » fait au Pakistan. Un cadeau a posteriori plutôt indigeste sinon empoisonné.
*Frontière irano-pakistanaise 70 km à l’ouest. **Dont le principe est de relier sur 2000 km la sensible province enclavée du Xinjiang chinois à l’océan Indien (mer d’Arabie) via le territoire pakistanais. ***Soit 9 ans après la fin des travaux et 3 ans après que sa gestion ait été confiée à une entreprise d’État chinoise.
Possession du Sultanat d’Oman entre 1784 et 1958 située sur la péninsule du même nom, ouverte sur la mer d’Arabie 500 km à l’ouest de la tentaculaire cité portuaire de Karachi, la ville de Gwadar, ses 90 000 habitants, son port en eau profonde et sa proximité avec l’Iran voisin* et le tout proche golfe Persique, trône à l’extrémité Sud du CPEC**. Lors de la cérémonie officielle d’ouverture du port de Gwadar fin 2016***, le chef du gouvernement Nawaz Sharif, dithyrambique, s’emportait sur le sujet : « Ce jour est l’aube d’une nouvelle ère ». Le moins que l’on puisse dire, quelques huit longues années et bien des déceptions et revers plus tard, est que le propos de ce vétéran de la scène politique pakistanaise ne s’est guère révélé prophétique.
Tout autant que celles et ceux qui, en République populaire de Chine, voyaient – bien hardiment… – en ce « joyau » du CPEC, une sorte de « Shenzhen pakistanaise », sinon « la future Dubaï ». Passons sur ces projections prêtant, avec le recul, à sourire.
*The Times of India, 14 mai 2024.
Car de comparaisons ou, plus modestement, de vagues ressemblances avec ces exemples chinois ou émirati, au printemps 2024, il n’est jusqu’alors guère de traces, tant s’en faut. Avec sa très décevante sous-activité – un maximum de 22 navires par an dans ses années fastes !* -, Gwadar et ses trois seuls quais opèrent à des années-lumière de son parent portuaire Karachi et ses plus de 4 millions de conteneurs traités annuellement. Une sous performance indiscutable sinon critique pour l’économie pakistanaise. Des résultats abyssaux que l’on ne retrouve dans aucun autre des dizaines de ports (océan Indien, Pacifique, Atlantique) dont le management est « confié » (partiellement ou en totalité) aux mains d’un acteur chinois. La belle performance que voilà.
*À l’image de la dizaine de zones économiques spéciales initialement prévues sur le site de Gwadar et dont aucune à ce jour n’est opérationnelle.
Une réalité comptable et matérielle à des lieues des attentes (et des espoirs trop vite placés) qui ne se limite pas à la seule volumétrie minimale de l’activité portuaire. La désillusion se lit également dans le peu d’emplois finalement générés (par rapport aux prévisions initiales) pour la population baloutche locale, déjà mal lotie socio-économiquement. L’effet cascade « promis » sur l’activité industrielle et commerciale ne s’est jamais concrétisé*.
*Dès avant même la fin de mandat précipitée du Premier ministre Imran Khan au printemps 2022. **À l’été 2023, le « pays des purs » évite de justesse le défaut de paiement lorsque le FMI lui accorde un énième plan de sauvetage de plusieurs milliards de dollars (le 23ème depuis les années 1960). ***Et l’effet de cette contraction sur le financement de la BRI, revu lui aussi à la baisse par Pékin ces dernières années. ****Par ailleurs dans les serres acérées de la diplomatie de la dette auprès de son créancier préféré. Entre 2000 et 2021, la Chine a prêté au Pakistan plus de 60 milliards de dollars (Nikkei Asia, 9 novembre 2023). *****Parmi lesquels on compte notamment : la Balochistan Liberation Army (BLA), le Balochistan Liberation United Front (BLUF), la Balochistan National Liberation Army, la Balochistan United Army ou encore le Balochistan Liberation Front (BLF).
Les turbulences politiques à répétitions agitant le Pakistan ces dernières années*, la sévère crise économique malmenant durement la population, les finances publiques et la dette publique au point de flirter avec le défaut de paiement** et la banqueroute, la pandémie de Covid-19 et ses diverses incidences, le ralentissement de l’économie chinoise***, ne sauraient à eux seuls expliquer le revers sinon ce couteux échec sino-pakistanais, nourrissant parallèlement la déception du côté de Pékin et la rancœur du côté d’Islamabad****. D’Islamabad mais aussi et surtout de la très farouche population baloutche, de sa kyrielle de groupes insurrectionnels*****, dont l’hostilité historique vis-à-vis du gouvernement central, accusé de brader les intérêts des populations locales au profit des intérêts économiques nationaux (notamment en associant a minima les populations du cru au développement économique et aux projets industriels dans la province), nourrit depuis des décennies une colère mutant plus souvent qu’il ne faudrait en une violence aveugle, aux contours terroristes assumés.
*En 2023, le Pakistan a recensé plus de 1 500 décès (et 1 463 blessés) liés à la violence lors de 789 attaques terroristes et opérations antiterroristes (Centre for Research and Security Studies). Une partie significative de ce bilan comptable préoccupant concerne le Baloutchistan. **Cf. multiples attentats imputés aux talibans pakistanais (TTP) au Baloutchistan ces dernières années.
Avec un bilan humain et des incidences sécuritaires effroyables ces dernières années*, encore tout récemment, le 8 mai ; pour les intérêts pakistanais tout d’abord, mais pas uniquement, comme le déplorent les autorités chinoises, mécontentes de l’exposition répétée de leurs ressortissants œuvrant par centaines voire par milliers sur la noria de chantiers pakistanais associés au CPEC, aux périls criminels, insurrectionnels (comme en août dernier, l’attaque à Gwadar d’un convoi militaire escortant des ouvriers chinois sur leur chantier par la Balochistan Liberation Army ou BLA) et terroristes** récurrents.
*Interdite au Pakistan depuis 2006, la BLA est également présente sur la liste américaine des entités terroristes globales (Specially Designated Global Terrorist ; SDGT).
Courant avril, dans le district de Noshki (150 km au sud-est de Quetta), des hommes de la BLA* ont successivement bloqué l’autoroute reliant le Pakistan à l’Iran, kidnappé une douzaine de passagers de bus en provenance du Punjab, avant de les assassiner froidement. Le mois précédent, un commando de la BLA lourdement armé prenait d’assaut un complexe gouvernemental à Gwadar, faisant plusieurs morts parmi le personnel de sécurité.
*Communiqué de presse conjoint, ministère chinois des Affaires étrangères, 16 mai 2024.
« Le Pakistan veut accélérer le projet lié à la Chine malgré les craintes d’attaques meurtrières » titrait le South China Morning Post le 14 mai dernier, en évoquant le déplacement de 4 jours (13-16 mai) du vice-Premier ministre pakistanais Ishaq Dar en Chine, pour sa première visite officielle ès qualité à l’étranger depuis sa prise de fonction en mars. Un séjour pékinois que les médias pakistanais expliquent être en grande partie dédié au développement de la phase II du CPEC, ainsi qu’à la tenue du ciquième round du China-Pakistan Foreign Ministers’ Strategic Dialogue, lors duquel les délégations chinoises et pakistanaises firent notamment grand cas de leur « inébranlable partenariat stratégique » et de leur « amitié à toute épreuve ».*
*Dans le communiqué conjoint mentionné ci-dessus, les autorités chinoises font une nouvelle fois part de leur émoi pour l’attaque terroriste ayant visé le convoi d’ouvriers et ingénieurs chinois se rendant sur le site hydroélectrique de Dasu (province pakistanaise septentrionale de Khyber Pakhtunhkhwa) le 26 mars 2024.
En réaction à l’inflation galopante sur les produits alimentaires comme la farine et les tarifs de l’électricité, les manifestations violentes observées concomitamment ces derniers jours à Muzaffarabad (partie du Cachemire administrée par le Pakistan) – laquelle abrite également divers chantiers du CPEC et de la BRI -, leur lot de victimes (4 morts et une centaine de blessés) et de destructions matérielles, n’auront probablement pas rassuré les autorités chinoises sur les capacités toutes relatives du voisin pakistanais à juguler cette inquiétante spirale insécuritaire*. Et à mener à bien ce décidément pharaonique autant que dispendieux projet sino-pakistanais.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.