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Accord Iran-Arabie Saoudite : quel impact pour l’Inde et le Pakistan ?

Le ministre chinois des Affaires étrangères Qin Gang est le témoin de la signature du communiqué commun entre ses homologues, l'Iranien Hossein Amirabdollahian (à gauche) et le prince saoudien Faisal bin Farhan Al Saud, à Pékin, le 6 avril 2023.
Le ministre chinois des Affaires étrangères Qin Gang est le témoin de la signature du communiqué commun entre ses homologues, l'Iranien Hossein Amirabdollahian (à gauche) et le prince saoudien Faisal bin Farhan Al Saud, à Pékin, le 6 avril 2023.
Orchestrée par Pékin, la détente qui a mené à l’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite n’a pas que des conséquences régionales, au Moyen-Orient. Cet accord a aussi un impact non négligeable sur d’autres pays d’Asie que la Chine. Parmi eux, le Pakistan et l’Inde.
Parmi les pays d’Asie les plus affectés par les conséquences de la détente au Moyen-Orient, on pense naturellement à deux d’entre eux : l’Inde, autre puissance asiatique, en compétition avec la Chine, et également de plus en plus impliquée au Moyen-Orient ; et le Pakistan, également important pour l’avenir géopolitique de l’Arabie Saoudite, de l’Iran, et même, à bien des égards, de la Chine elle-même. Nombreux articles ont décrit la détente régionale comme une bonne chose pour les Pakistanais comme pour les Indiens. Ce n’est pas faux, bien entendu. Pourtant, dans les deux cas, une telle conclusion est peut-être trop simpliste, ou au moins incomplète.

Pour le Pakistan, une bonne nouvelle…

Certes, cette détente entre l’Iran et l’Arabie Saoudite est positive pour Islamabad. Les Pakistanais ont besoin d’avoir de bonnes relations avec les deux pays.
Avec l’Arabie Saoudite, la relation bilatérale est importante, et ancienne. Le royaume a aussi été un soutien économique non négligeable : 2 millions de Pakistanais y travaillent, et envoient au pays 6,5 milliards de dollars par an. Les contributions financières saoudiennes – 1,5 milliard de dollars en 2014, 3 milliards en 2018, et très récemment une aide de 2 milliards, essentielle pour obtenir le soutien du FMI) font de cet État moyen-oriental un partenaire incontournable. Mais avec l’Iran, une relation apaisée est tout aussi importante, au moins pour des raisons sécuritaires : pour un pays défini par une double menace géopolitique, venant d’Inde et d’Afghanistan, ne pas avoir un autre voisin hostile est capital en période de crise. Par ailleurs, historiquement, le Pakistan a directement souffert de l’inimitié irano-saoudienne, qui a nourri des tensions sectaires dans ce pays où l’identité musulmane sunnite, ainsi qu’une très importante minorité chiite, sont profondément ancrés.
C’est pourquoi un soutien diplomatique à toute politique d’apaisement entre Saoudiens et Iraniens était considéré comme une orientation transcendant les évolutions politiques, à Islamabad. En fait, déjà en 2016, Nawaz Sharif, alors Premier ministre, considérait un rapprochement irano-saoudien comme une « mission sacrée » pour son pays. Une mission qu’Imran Khan avait ouvertement faite sienne lors de ses visites à Riyad et Téhéran en 2019. Et en mai 2021, le ministre pakistanais des Affaires étrangères était allé directement soutenir le processus de réconciliation, qui commençait à s’essouffler, en Irak, quand ce pays était le principal pont entre les deux États rivaux. L’action chinoise a ainsi permis d’atteindre un but important pour la diplomatie pakistanaise.
Et cette bonne nouvelle diplomatique pourrait également avoir un impact sécuritaire positif. En effet, il est intéressant de constater que le Pakistan a révélé l’arrestation de Gulzar Imam quand la détente irano-saoudienne a été annoncée. L’homme est un leader séparatiste baloutche très impliqué dans la lutte armée dans la région du port de Gwadar, essentiel pour le projet de Corridor Économique Chine Pakistan (CECP). Il est clair qu’il a été arrêté depuis quelques mois au moins, peut-être même depuis un an. Il semblerait que la logique derrière cette annonce soit le désir d’obtenir de Pékin le soutien nécessaire pour que l’Iran aide à mieux combattre le séparatisme baloutche en territoire pakistanais. Après avoir été chassés d’Afghanistan avec le retour des Talibans, un certain nombre de séparatistes ont réussi à se réfugier en Iran. Il est à remarquer que les deux pays se sont mutuellement accusés de ne pas agir assez efficacement contre leurs séparatistes baloutches respectifs, ces derniers cherchant toujours à utiliser le territoire voisin comme une base de repli. Après avoir soutenu la paix entre Riyad et Téhéran, les Pakistanais espèrent donc que les Chinois obtiennent une plus grande coopération entre Téhéran et Islamabad, à un moment où cette dernière capitale est confrontée à des dangers sécuritaires non négligeables à ses frontières.

… qu’il faut en partie relativiser

Donc, incontestablement, pour le Pakistan, cet accord est une bonne chose. Mais cette approche est peut-être à relativiser, dans une certaine mesure. Le 17 mars dernier, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères a souhaité rappeler que le Pakistan avait participé à l’effort de réconciliation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Cette mise au point a été faite même s’il ne s’agit pas de retirer une partie du crédit à l’influence chinoise dans ce processus, a souligné le porte-parole du ministère Mumtaz Zahra Baloch. Il est vrai qu’Islamabad a aidé au dialogue entre Pékin et les pays musulmans, notamment au Moyen-Orient Illustration flagrante : l’invitation accordée au ministre chinois des affaires étrangères à participer, comme « invité d’honneur », à la réunion de l’Organisation de la coopération islamique en mars 2022, une invitation obtenue grâce à Islamabad. Rappelons-le : la réconciliation irano-saoudienne est littéralement un objectif diplomatique clé pour le Pakistan.
Cette déclaration ne parait plus si surprenante si l’on accepte le risque inhérent à ce début de détente irano-saoudien pour Islamabad : qu’à Pékin, Riyad et Téhéran, on oublie l’importance du Pakistan comme passerelle, comme intermédiaire entre ces différentes capitales. Après tout, s’il s’agit bien d’un tournant, la tentation pourrait être grande de dévaluer l’importance de ce pays. Certes, ce serait une erreur : arriver à un authentique apaisement des relations irano-saoudiennes va demander beaucoup de temps, et va se heurter à des obstacles et des oppositions dans les deux pays. Dans ce cadre, le soutien pakistanais pourrait être essentiel pour permettre au dialogue de continuer quoi qu’il arrive. Et côté chinois, même une meilleure connaissance du Moyen-Orient, et la possibilité d’avoir de nouveaux interlocuteurs privilégiés dans le monde musulman, ne remplaceront pas la relation historique sino-pakistanaise, et la capacité du Pakistan à soutenir les intérêts chinois dans la région.
Malgré tout, la crise politique et les difficultés économiques du pays pourraient amener ces interlocuteurs à relativiser l’importance de l’État sud-asiatique. Par ailleurs, par le passé, la compétition irano-saoudienne pouvait pousser ces deux pays moyen-orientaux à se disputer les faveurs d’Islamabad. La détente réduit le besoin de courtiser les Pakistanais, surtout si l’instabilité ambiante amoindrit leur capacité de peser à l’international. Aujourd’hui, certains se demandent ouvertement si le régime politique en place lui-même ne va pas changer, avec une reprise en main par l’armée. Les élites civiles semblent avoir déjà perdu leur crédibilité aux yeux de certains leaders moyen-orientaux, par exemple en Arabie Saoudite. Cela n’entraîne pas, pour l’instant, un désintérêt trop marqué dans le royaume, ni dans la République islamique voisine. Mais l’image du pays en a clairement souffert, expliquant sans doute la mise au second plan de l’aide pakistanaise dans le processus ayant abouti à la détente irano-saoudienne.
Un succès de cette détente, associé à un affaiblissement interne du Pakistan si la crise politique continue, pourrait confirmer le sentiment, dans un certain nombre de capitales, que ce pays est devenu moins influent à l’extérieur. Ce serait bien sûr une évolution inacceptable pour Islamabad, qui cherche à combattre une telle perception. Les paroles de Mumtaz Zarah Baloch sont à placer dans ce contexte.

La diplomatie indienne à la croisée des chemins ?

Cette évolution moyen-orientale est plus problématique encore pour l’Inde. Bien entendu, l’argument selon lequel cette détente irait dans le sens des intérêts nationaux indiens peut être défendu. Après tout, comme pour le Pakistan, il peut être bénéfique de ne pas avoir à choisir entre Riyad et Téhéran. Ou au moins de ne plus avoir à craindre que le rapport avec l’une des deux capitales ait un impact négatif sur les liens avec l’autre.
Mais en fait, pour New Delhi, ce qui gêne le rapport à l’Iran n’est pas la relation bilatérale avec les Saoudiens, mais plutôt les liens de plus en plus forts avec Washington. L’importance de la relation indo-américaine, notamment contre la montée en puissance de la Chine, est devenue une réalité géopolitique dès l’administration de George W. Bush, et a été soutenu sans faille par le Premier ministre Modi dès 2014. Comme l’expliquent certains analystes indiens, l’implication chinoise dans la détente irano-saoudienne est même l’illustration d’une réalité qui risque de renforcer encore cette relation indo-américaine. En effet, le multilatéralisme voulu par New Delhi serait, à leurs yeux, un vœu pieux. Dans un monde de nouveau bipolaire, le positionnement géographique permet d’avoir une liberté plus ou moins grande en politique étrangère. Pour la première Guerre froide, l’Europe de l’Ouest était forcément (plus ou moins) alignée sur les États-Unis, et l’Europe de l’Est était soumise au Kremlin. La seconde Guerre froide va se jouer d’abord dans l’Indo-Pacifique. Du fait de sa situation géographique, et de ses tensions frontalières avec la Chine, l’Inde ne peut pas jouer un pôle contre l’autre : l’alignement sur les États-Unis s’imposerait donc.
Par ailleurs, cette évolution au Moyen-Orient contrarie la diplomatie indienne dans la région. Quelques jours avant cette victoire diplomatique chinoise, l’Inde participait à une réunion du groupe « I2U2 », associant ce pays aux États-Unis, aux Émirats arabes unis et à Israël. Ce groupe s’est constitué dans la continuité des Accords d’Abraham, scellant un apaisement arabo-israélien supposé, faisant l’impasse sur la question palestinienne, et soutenu par l’administration Trump. L’I2U2 est né en octobre 2021 et a vite été comparé au Quad en Asie. Il s’agit de renforcer les relations entre les pays participants dans de nombreux domaines, du développement des liens économiques aux questions sécuritaires, en passant par le transport et l’espace. Plus largement, le groupe devait incarner une « alliance indo-abrahamique », un concept mis en avant à Washington et repris par des analystes écoutés en Inde. En fait, les approches « indo-abrahamique » ou diplomatique (I2U2) expriment une même réalité : le désir d’unir des acteurs proches des États-Unis contre d’autres pays refusant la domination américaine. L’I2U2 vise à consolider les liens, économiques notamment, entre alliés traditionnels de Washington au Moyen-Orient, mais aussi de les amener à coopérer d’une façon à bloquer l’influence chinoise, et, indirectement, celle de différents acteurs considérés comme hostiles par les membres du groupe (Turquie, Pakistan ou Iran). Par son action diplomatique, Pékin montre le caractère fragile et artificiel d’une telle orientation en politique étrangère.
C’est un moment de vérité pour la diplomatie indienne sur le Moyen-Orient. Le concept indo-abrahamique n’a pas véritablement aider pas à développer les capacités de grande puissance de l’Inde : il n’a permis que d’insister sur des relations amicales déjà existantes. En revanche, il a renforcé le sentiment d’un éloignement avec l’Iran, pourtant un pays qui pourrait lui être très utile dans la projection de son influence, comme future grande puissance. Le rapprochement avec les États-Unis a été incontestablement utile, et prévisible, dans le cadre d’un monde post-guerre froide, vu de New Delhi. Mais un alignement idéologique, avec un engagement sur des rivalités en fait secondaires pour ses intérêts nationaux (par exemple, celle entre la Turquie et certains pays de la péninsule arabique) ne fait pas vraiment sens. Les Indiens ont su le comprendre sur l’affaire russo-ukrainienne : le choix d’une logique idéologique plutôt que pragmatique, d’une approche diplomatique bloc contre bloc plutôt que pragmatique, au cas par cas, l’a empêché de procéder de même au Moyen-Orient. Une politique illogique pointée du doigt comme tel par l’ambassadeur d’Iran à New Delhi Iraj Elahi le 17 mars dernier.
Avec son « coup » diplomatique dans la région, la Chine n’a fait que montrer concrètement les limites de l’approche indienne. Car si cette dernière avait été plus pragmatique dans son rapport au Moyen-Orient, elle aurait pu être la grande puissance marraine d’un tel accord. En plus d’une amitié historique (même si elle appartient en bonne partie au passé) avec l’Iran, elle avait potentiellement les moyens d’amener Arabie Saoudite et Émirats à la table des négociations.
Pour les deux principaux pays sud-asiatiques, la détente moyen-orientale est assurément importante. Et comme pour la Chine, il n’est pas nécessaire que l’accord résiste à l’épreuve du temps pour que l’impact soit conséquent.
Pour le Pakistan, il va falloir, quoi qu’il arrive, une solution à la crise politique, afin d’éviter de voir son influence internationale, sa capacité d’être un pont entre différents États, durablement affaiblie aux yeux d’un certain nombre de partenaires. Islamabad a la capacité d’être un État-pivot incontournable dans la nouvelle Guerre froide qui se prépare en Asie. Mais son instabilité interne pourrait l’empêcher de réaliser son potentiel géopolitique.
Quant à l’Inde, même un échec de la détente irano-saoudienne ne pourra masquer le fait que sa diplomatie actuelle a des faiblesses limitant sa capacité d’influence à l’international. À New Delhi, l’accord parrainé par Pékin devrait faire de 2023 une année de remise en question de la politique étrangère. Être capable de mener une diplomatie « chinoise » au Moyen-Orient, capable de tisser des liens avec tous les États importants, lui serait profitable. Il serait particulièrement intéressant de restaurer la relation privilégiée avec l’Iran : un objectif qui sera difficile à atteindre, mais qui serait utile, si ce pays souhaite émerger comme grande puissance au XXIème siècle. Une évolution qui, on le sait en Inde, n’est pas aussi assurée qu’on ne le pense.
Par Didier Chaudet

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.