Politique
Tribune

Corées : entre élections au Sud et provocations au Nord, la péninsule dans la fièvre de 2024

Le président sud-coréen Yoon Seok-yol, grand perdant des législatives du 10 avril 2024. (Source : Asia Nikkei)
Le président sud-coréen Yoon Seok-yol, grand perdant des législatives du 10 avril 2024. (Source : Asia Nikkei)
Alors que Pyongyang profite toujours plus des soutiens russes et chinois, la Corée du Sud sort des législatives du 10 avril avec un président au crédit politique désormais quelque peu entamé, dans l’attente fiévreuse de la présidentielle américaine de novembre et d’un retour éventuel de Donald Trump à la Maison Blanche.
Au Sud du 38e parallèle, les élections législatives se sont conclues le 10 avril sur une note d’amertume légitime pour le parti présidentiel, le People Power Party (PPP) du chef de l’Etat Yoon Suk-eol. Sur les 300 sièges en jeu dans la future Assemblée nationale, la principale formation de l’opposition (Democratic Party ou DP) en récupère 176, loin devant le PPP et ses 108 élus. Enfin, le Rebuilding Korea Party (RKP) de l’ancien ministre de la Justice Cho Kuk revendique quant à lui une douzaine de sièges.
*Avec la plus faible marge de toutes les élections présidentielles organisées jusqu’alors, l’emportant sur le candidat du DP, Lee Jae-myung, d’à peine 0,73 %. **Dans ses articles 64, 67 et 70, la Constitution sud-coréenne de 1987 dispose que le chef de l’État est élu au suffrage universel direct pour un mandat unique de cinq ans. ***Avant le scrutin de ce 10 avril, l’Assemblée nationale était déjà dominée par des élus de l’opposition (avec notamment les 156 députés du DP). ****Ce, même si cette dernière n’obtient ni la majorité des 3/5e (soit 180 sièges), ni la très avantageuse super-majorité des 2/3 de l’Hémicycle (200 élus).
Il s’agit là d’un indiscutable revers électoral, fort inconfortable pour le président Yoon – élu certes d’extrême justesse en 2022* -, dont l’unique mandat quinquennal** court jusqu’en 2025 et qui donc devra composer ces trois prochaines années avec une Assemblée nationale*** aux couleurs d’une opposition bien décidée à lui mener la vie dure au quotidien****. De quoi forcément compliquer à court terme la tâche déjà ardue d’une administration présidentielle malmenée en amont de ce scrutin printanier du 10 avril par une cohorte rédhibitoire de dossiers domestiques plus sensibles à gérer les uns que les autres : mécontentement populaire croissant alimenté par une hausse des prix, grève illimitée des médecins, affaires de corruption ou côte de popularité en berne.
A priori, en ce printemps 2024 agité, dans la lointaine et fébrile péninsule coréenne et au-delà, les bouées d’oxygène et ressorts éventuels de la présidence conservatrice ne sont guère à rechercher du côté des dossiers extérieurs ou régionaux. À ce propos, les lecteurs seront possiblement étonnés d’apprendre que pour une majorité des 44 millions d’électeurs sud-coréens, les provocations et menaces sans fin émises depuis Pyongyang et l’austère dictature héréditaire kimiste constituaient davantage une donnée périphérique et « habituelle », subie de longue date, qu’un thème central de la campagne électorale, pour le parti présidentiel comme pour les formations de l’opposition. Quelle étonnante sinon formidable distance – certes forgée au fil des dernières décennies – avec cette potentielle menace balistique et nucléaire nord-coréenne.
Au moment où cette tribune prend forme, la défiante République populaire démocratique de Corée (RPDC) s’est presque étonnement gardée – jusqu’alors – de toute ingérence directe agressive dans le déroulement de ce rendez-vous législatif quadriennal au sud de la Delimitarized Zone (DMZ) et de commenter son issue. D’autant plus, serait-on tenté de dire, que l’avant-veille du scrutin, lundi 8 avril, la Corée du Sud lançait depuis un pas de tir en Floride son deuxième satellite militaire de renseignement, dont l’essentiel de la « mission » se fixera comme il se doit sur l’observation de l’imprévisible Corée du Nord.
*Pour rappel, 8 jours plus tôt, le 2 avril, le Nord procédait au tir d’un nouveau missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) – le Hwasongpho-16B – lequel, équipé d’une ogive hypersonique, après un vol de 600 km, termina son vol en mer de l’Est. **Né le 15 avril 1912, décédé 82 ans plus tard, en 1994.
Bien sûr, il ne s’agirait pas d’interpréter cette absence de provocations du Nord comme une inflexion positive*. Du reste, dans ce pays isolé et anachronique où le calendrier officiel kimiste rythme le quotidien de ses 26 millions de sujets, la date imminente du 15 avril offre potentiellement au régime une opportunité de rappeler au monde extérieur son agilité – aptitude à manier en toute impunité la provocation, la menace, la défiance : avec la célébration de l’anniversaire de Kim Il-sung**, fondateur en 1948 de la République populaire démocratique de Corée, et grand-père du ténébreux Kim Jong-un. Dix jours plus tard, le 25 avril, le régime le plus sanctionné et isolé du concert des nations célébrera la fondation de l’armée révolutionnaire populaire coréenne – une autre date symbolique présentant à Pyongyang une autre fenêtre de tir pour faire une énième fois la démonstration de ses capacités balistiques, belliqueuses ou autres. Naturellement, Séoul et la communauté internationale ne trouveraient rien à redire si en l’occurrence l’abstention se substituait à la provocation.

Amitié sino-nord-coréenne

*Avec notamment la fin du moratoire unilatéral sur les essais nucléaires, en place depuis 2017.
Relevons également d’un mot ici, dans le tortueux registre du ‘’faisable’’ nord-coréen et de ses innombrables occasions ou prétextes à action, la présence à Pyongyang du 11 au 13 avril d’une délégation chinoise de haut-rang participant à la cérémonie d’ouverture de « l’année de l’amitié entre la Chine et la Corée du Nord », ces deux pays voisins célébrant en 2024 le 75ème anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques. Certes, une démonstration de force nord-coréenne (balistique, militaire, plus encore atomique*) alors même que des dignitaires chinois séjournent à Pyongyang, serait assurément mal vécue par Pékin. Mais avec cet insondable régime capable de repousser sans cesse – et sans véritable sanctions – les limites du raisonnable, sait-on jamais.
*Dont l’appellation officielle à Séoul est « La politique de réconciliation et de coopération avec le Nord » (The Reconciliation and Cooperation Policy Towards the North). **En avril et septembre 2018. ***En référence à l’excellent document de Pierre Haski sur cette influente personnalité de l’ombre.
On ne peut s’empêcher de penser qu’au Nord du 38ème parallèle, la déconvenue électorale subie au Sud par le locataire de la Maison Bleue (la présidence sud-coréenne) est saluée, applaudie des deux mains sans retenue. Il sera à ce titre intéressant de lire ces tous prochains jours d’éventuelles « tribunes » de la propagande d’État kimiste revenant sur le revers politique des conservateurs à Séoul. Un revers dont se délectera possiblement – et sans se cacher – la dictature héréditaire, le président Yoon ayant dès sa prise de fonction au printemps 2022 pris le parti de rompre avec la Sunshine policy* 2.0 de son prédécesseur libéral Moon Jae-in, jugée trop soft, naïve et contreproductive. Un jugement sévère ayant un temps porté de nombreux espoirs, notamment lors du (trop) bref printemps intercoréen, qu’incarnèrent alors les sommets Moon Jae-in/Kim Jong-un** et les Olympiades d’hiver de Pyeongchang en Corée du Sud, ou « Jeux de la paix » du 9 au 25 février 2018, auxquels participèrent notamment les athlètes nord-coréens et assista officiellement, en émissaire spéciale du régime, Kim Yo-jong, dite « la Princesse rouge »***, l’énigmatique et ténébreuse sœur cadette de Kim Jong-un.

Soutien russe à Pyongyang

*Notamment depuis l’échec du second sommet Kim Jong-un–Donald Trump de février 2019 à Hanoï.
Six ans après cette éphémère fenêtre de rapprochement intercoréen – littéralement ensevelie depuis lors sous d’épaisses strates de désaccords, désillusions et autres animosités entretenus par Pyongyang* -, qu’il parait loin sinon improbable ce rare épisode d’apaisement entre les deux pièces du puzzle péninsulaire coréen.
Séoul et Pyongyang sont à présent tournées vers la capitale américaine où, d’ici sept longs mois, la joute électorale présidentielle mettra vraisemblablement aux prises le président démocrate sortant Joe Biden et son prédécesseur républicain à la Maison Blanche, Donald Trump. En Corée du Nord, on ne fait guère mystère d’évidentes préférences pour le dernier nommé, avec qui une reprise du dialogue (peu important le format et la substance) semblerait a priori plus aisée à concevoir (sans toutefois être garantie), 5 ans et plus après une saison 2 (février 2019) à l’issue pour le moins décevante, dans la capitale vietnamienne.
*Le Monde, 29 mars 2024.
Depuis lors, le régime nord-coréen a à la fois étoffé et diversifié sans retenue ni entraves sérieuses son arsenal balistique ; et nettement consolidé ses relations avec la Russie du président Vladimir Poutine, notamment par une visite de Kim Jong-un en Russie en septembre 2023, à mesure que les milliers de conteneurs d’armes et de munitions nord-coréennes convergeaient par trains entiers du territoire nord-coréen vers la Russie, pour mieux être employées sur le front ukrainien par les troupes de Moscou. Et ce, peu important la réprobation (inoffensive et quasi-indolore) internationale et la menace de sanctions, ce levier plus symbolique que dissuasif que Pyongyang a appris comme personne, au fil des décennies, à contourner en grande partie. Du reste, à ce propos, rappelons que fin mars, un veto russe a regrettablement mis fin au mandat du comité d’experts chargé de surveiller l’application des sanctions visant la Corée du Nord, justifiant le courroux d’une foultitude de capitales outrées par cette décision qui, mécaniquement entre autres conséquences fâcheuses, permettra de « dissimuler des transferts illégaux d’armes entre la Corée du Nord et la Russie »*.
*71 ans après la fin de la guerre de Corée (1950-1953), une trentaine de milliers de soldats américains et leurs matériels de pointe demeurent en permanence présents sur le territoire sud-coréen dans une noria de bases militaires, dont le célèbre camp Humphreys (60 km au sud de Séoul). **Adresse de la Maison Blanche, dans la capitale fédérale américaine.
De son côté, la Corée du Sud, ce partenaire stratégique des États-Unis* en Indo-Pacifique, entrevoit quelque compréhensible appréhension si se confirmait à terme un retour du magnat de l’immobilier – et « ami » déclaré de Kim Jong-un – au 1600 Pennsylvania avenue**, Washington D.C. L’auteur de cette tribune se trouvait à Séoul fin 2016 lorsque la stupeur née de la défaite électorale inattendue de Hillary Clinton face à son concurrent républicain s’abattit d’un coup sur la capitale du Sud, et ses autorités désemparées. Il fallut à ces dernières, à la communauté stratégique et aux experts, un certain temps pour se remettre de ce choc électoral mais surtout culturel, Séoul passant par divers états – généralement plus proches de l’incompréhension et de la désespérance que de la sérénité – au fil des sorties erratiques du chef de l’exécutif américain sur les nouveaux contours pécuniaires de la relation stratégique États-Unis-Corée du Sud, tels qu’imaginés par le successeur de Barack Obama à la Maison Blanche.
Bien évidemment, on ne souhaite aucunement à nos amis du « Pays du Matin calme » – pas plus qu’au reste du monde – de revivre pareil tourment en fin d’année.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.