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Élections au Pakistan : vers un gouvernement d'union précaire après la victoire surprise du parti d'Imran Khan

Les deux anciens Premiers ministres Imran Khan et Nawaz Sharif, ont revendiqué la victoire aux élections pakistanaises, le 9 février 2024. (Source : NDTV)
Les deux anciens Premiers ministres Imran Khan et Nawaz Sharif, ont revendiqué la victoire aux élections pakistanaises, le 9 février 2024. (Source : NDTV)
Confusion et guerre des clans à Islamabad. Deux anciens Premier ministres, l’un en prison, Imran Khan, et l’autre de retour d’exil, Nawaz Sharif, revendiquent la victoire aux législatives du 8 février au Pakistan. Interdits de se présenter sous l’étiquette du PTI, le parti de l’ancienne star national du cricket, les candidats fidèles à Imran Khan ont emporté le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, mais n’ont pas atteint la majorité absolue. Sharif appelle à une grande coalition autour de lui.
*L’Assemblée nationale pakistanaise compte 342 membres, dont 272 sont élus au suffrage universel direct uninominal majoritaire à un tour et 70 au suffrage universel indirect. Parmi ces derniers, 60 sont expressément réservés pour des femmes et 10 autres pour des minorités religieuses.
L’armée avait misé son autorité sur le bon déroulement des élections. Elle avait écarté l’homme qu’elle déteste le plus. Emprisonné, Imran Khan. Interdit d’élection, son parti. Pari perdu pour les militaires. Les candidats « indépendants », la plupart soutenant Khan, ont raflé le plus grand nombre de sièges. 98 sur 245 décomptés dans la nuit du vendredi au samedi 10 février – il manquait alors 27 sièges à confirmer*. De son côté, le PML-N (Pakistan Muslim League-Nawaz) de Sharif avait gagné 69 sièges. Les États-Unis et l’Union européenne ont fait état d’allégations d’interférences dans le processus électoral, dont l’arrestation de plusieurs activistes, et ont appelé à une enquête approfondie sur les accusations d’irrégularités et de fraude.
« Le Pakistan Muslim League est le premier parti du pays aujourd’hui après les élections, a clamé Nawaz Sharif au lendemain du scrutin devant une foule de partisans rassemblés devant sa résidence à Lahore, dans l’est du Pakistan. Il est de notre devoir de sortir ce pays du tourbillon. Peu importe qui a le mandat du peuple, les indépendants ou les patis, nous respectons ce mandat. Nous les invitons à siéger avec nous et à aider cette nation blessée à se remettre sur pieds. » Faute de majorité absolue, celui qui a dirigé à trois reprises le gouvernement discute avec les autres partis pour former une grande coalition.
Réponse du berger à la bergère : dans un message vidéo généré par une intelligence artificielle et postée le 9 février sur X, ex-Twitter, Imran Khan a revendiqué la victoire. Dans ce message, qui se réduit d’habitude à un communiqué de ses avocats, l’ancien Premier ministre emprisonné a rejeté l’appel de Sharif et sa victoire clamée. Khan a appelé ses partisans à célébrer un résultat gagnant obtenu malgré ce qu’il dénonce comme une répression contre son parti. Plus tard, le président de son parti, le Pakistan Tehreek-Insaf (PTI), Gohar Khan, qui est aussi l’un des avocats de la gloire nationale du cricket, a appelé « toutes les institutions » du Pakistan à respecter le mandat confié à sa formation par les électeurs pour former un gouvernement. Si les résultats officiels des élections, a-t-il averti, n’étaient pas rendus publics avant la fin de la soirée du 10 février, le PTI organiserait une manifestation « pacifique » ce dimanche 11 février devant les bâtiments du gouvernement pour que les résultats soient publiés dans tout le pays.

*Au pouvoir entre juillet 2018 et avril 2022. **Une trentaine de morts la veille des élections dans deux attaques perpétrées au Baloutchistan ; 4 morts dans l’attaque d’un convoi de la police en Khyber Pakhtunkhwa le jour du scrutin. Au Nord-Waziristan, des talibans pakistanais ont « occupé » plusieurs bureaux de vote, moins pour veiller à sa régularité que pour faire fuir les électeurs. ***Inflation : + 30 %. La roupie pakistanaise a perdu 50 % de sa valeur par rapport au dollar en deux ans.
La cinquième nation la plus peuplée du globe – 241 millions d’habitants – conviait aux urnes jeudi 8 février les 128 millions d’inscrits sur les listes électorales pour renouveler à la fois les bancs de l’Assemblée nationale (272 sièges en jeu) et des assemblées des quatre provinces du pays (Baloutchistan, Khyber Pakhtunkhwa – KP -, Punjab, Sindh). Et ce, dans une atmosphère politique pour le moins délétère, quotidiennement ou presque alimentée ces derniers mois par le gouvernement – avec le blanc-seing de l’armée – et son acharnement (partisan, policier, judiciaire) vis-à-vis de la principale formation de l’opposition, le PTI de l’ancien Premier ministre Imran Khan*. Ce dernier s’est vu condamné à pas moins de 3 reprises lors des sept derniers jours menant aux élections, histoire sans doute de préparer le terrain à un scrutin libre, honnête et équitable… Mentionnons également un contexte sécuritaire national terriblement dégradé** avec un bilan meurtrier au plus haut depuis 2017 (plus de 1 500 victimes d’actes terroristes en 2023, principalement au Baloutchistan et en KP), des tensions régionales sérieuses avec trois de ses quatre voisins immédiats (Inde, Iran, Afghanistan). Sans oublier un environnement économique général flirtant lui aussi avec les limites du chaos***.
*Pour rappel, depuis que la République islamique du Pakistan a obtenu son indépendance à l’été 1947, aucun de ses 24 Premiers ministres n’a pu achever son mandat quinquennal.
C’est dans cette configuration ténue et guère propice à la légèreté que les 5 121 candidats aux scrutins – dont à peine 312 courageuses candidates – appartenant à rien de moins que 167 partis politiques (44 « nationaux ») appelaient l’électorat – dont 44 % a moins de 36 ans – à converger vers les 90 582 bureaux de vote. La surveillance de ces derniers était entre les mains des 650 000 personnels de sécurité mobilisés pour l’occasion. Un personnel de sécurité qui, d’après de multiples témoignages, jusque dans les dernières heures menant aux scrutins, semblait étonnement plus rude avec les sympathisants et électeurs du PTI qu’avec ceux de la PML-N de Nawaz Sharif. Ce dernier serait au mieux avec la très influente et omnipotente institution militaire. À ce titre, il est le candidat parmi les mieux placés a priori pour succéder au chef du gouvernement intérimaire Kakar, et ainsi postuler à une quatrième expérience au pouvoir. Cela, nonobstant un riche historique de désaccords rédhibitoires avec les ténébreux généreux lors de ses trois premiers mandats ayant à chaque reprise précipité son départ du pouvoir ou un exil*.
Bien avant que l’installation des bureaux de vote n’ait débuté, sur les 796 000 km² du territoire et au-delà des frontières nationales, de New York (ONU) à Bruxelles (EU), de New Delhi à Tokyo, les conditions détestables entourant la préparation de ces 16èmes élections parlementaires (violence physique, intimidation des candidats et des électeurs, répression ou saccage des bureaux) ciblant plus particulièrement le Mouvement du Pakistan pour la Justice (le PTI d’Imran Khan) faisaient dire à l’immense majorité des observateurs que se préparait au vu et au su de tous dans ce fébrile pays d’Asie du Sud le rendez-vous électoral national le plus partial, le moins crédible et le plus détestable de l’histoire politique mouvementée du pays. Pourtant, cette histoire compte moult chapitres et précédents peu glorieux en la matière. « Le Pakistan se rend aux urnes aujourd’hui dans un climat de désespoir et d’incertitude. Pour beaucoup, l’issue du scrutin est déjà connue, l’un des principaux partis politiques ayant été écarté de la course. Pourtant, des surprises ne sont pas à exclure », considérait dans une tribune datée du 8 février Zahid Hussain, un éditorialiste en vue, entre réalisme, consternation et clairvoyance.
Aussi, avant même le décompte comptable définitif de ces si sensibles rendez-vous électoraux, la question de leur légitimité, régularité, de leur acceptation par la population (électorat du PTI en tout premier lieu) se posait. Autant d’hypothèques sérieuses lestant par avance l’autorité déjà bien relative au « pays des purs » et surtout des généraux, du futur Premier ministre. À plus forte raison si celui-ci n’était pas du goût des électeurs et des soutiens du PTI.

Autosatisfaction de l’armée

Le vendredi 9 février, soit plus de 24h après la clôture des bureaux de vote, les Pakistanais attendaient toujours la proclamation définitive des résultats des scrutins. Un retard déjà interprété par nombre de commentateurs comme le signe supplémentaire de la fébrilité des autorités face à la mobilisation plus forte que prévue des partisans d’Imran Khan et le symptôme flagrant de l’irrégularité de ces élections décriées avant même que le premier bulletin ait été glissé dans l’urne.
De leur côté, les autorités civiles et militaires se gardaient de toute malveillance – ou malversation -, rejetant la faute du retard dans la publication des résultats sur un volet purement technique, imputable selon elles à l’interruption temporaire des services de l’Internet mobile intervenue la veille – décrétée serait plus juste, cette décision impopulaire ayant été prise par le gouvernement pour des raisons de sécurité. Passons là encore. Du reste, ce même gouvernement s’autocongratule pour la prouesse d’avoir mené à bien ce rendez-vous électoral national aussi attendu que sensible : « Je remercie et félicite profondément la nation pour le bon déroulement des élections générales de 2024. J’apprécie les efforts de la Commission électorale du Pakistan, des gouvernements provinciaux intérimaires, des forces armées, des forces armées civiles, de la police, des forces de l’ordre, du personnel électoral, des médias et de toutes les institutions et personnes ayant contribué à la tenue d’élections libres et équitables », clame sur X (ex-Twitter) le Premier ministre intérimaire A. H. Kakar, ajoutant à l’adresse de ses administrés : « Les voix, exprimées par le biais des votes, contribueront à fortifier notre démocratie, et pour cela, le peuple pakistanais mérite toute notre reconnaissance. »
Il est un peu tôt sinon hardi d’asséner que la si fragile démocratie pakistanaise ressortira renforcée de ces grandes manœuvres électorales 2024. On peut toutefois se montrer un brin sceptique.
*Après sa victoire lors des élections générales de 2018. **Véritable faiseuse de rois depuis l’ombre, sinon naufrageuse assumée des espoirs démocratiques. ***Communiqué de presse de l’Inter-Services Public Relations, relayé par le quotidien pakistanais Dawn dans son édition du 9 février.
Avant même l’officialisation définitive des résultats – non intervenue au moment où sont rédigés ces quelques paragraphes post-scrutin – et faisant fi des divers incidents (violents ou techniques) ayant émaillé l’exercice, l’influente institution militaire* s’est également félicitée du bon déroulement de la journée du 8 février : « Les forces armées et les autres organismes chargés de l’application de la loi sont fiers d’avoir joué un rôle essentiel en assurant la sécurité pendant le déroulement du processus électoral sacré, dans le cadre du pouvoir civil et conformément à la Constitution du Pakistan. »*** Doit-on déceler quelque ironie de la part des hommes en uniforme familiers des coups d’État à répétition et des décennies de confiscation du pouvoir, à l’évocation d’un « processus électoral sacré » ?
*A priori un seul siège remporté par le JUI-F.
Certaines personnalités incontournables du théâtre politique pakistanais ont quant à elle passé avec succès le verdict des urnes : la famille Sharif (PML-N) s’en est convenablement tirée (dans son fief du Punjab) avec l’élection de l’ancien Premier ministre Shebaz Sharif (avril 2022 – août 2023) et de sa nièce Maryam Nawaz (50 ans, fille de Nawaz Sharif et héritière politique de la dynastie). Idem dans le Sindh pour la dynastie Bhutto-Zardari (PPP) avec l’élection de Bilawal Bhutto, fils de la défunte Benazir, et de son père, l’ancien président A. A. Zardari. Les chefs des partis politico-religieux Sirajul Haq (Jamaat-i-Islami) et Fazlur Rehman (JUI-F) n’ont pas rencontré le même succès, à l’image des autres candidats de leurs formations respectives*.

L’heure des grandes manœuvres

Depuis la cellule de la prison dans laquelle il est incarcéré depuis l’été dernier, l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket doit nécessairement goûter cette nouvelle victoire électorale contre vents et marée, en dépit de l’énergie et des moyens déployés par le gouvernement et ses soutiens militaires pour prévenir un nouveau succès du PTI.
Les grandes manœuvres post-scrutin ont déjà commencé. Pour sa part, le parti d’Imran Khan et ses élus « indépendants » excluent d’avance – à cette heure – la formation d’une alliance tant avec le PPP qu’avec la PML-N, considérant être en mesure de former sans aide extérieure un gouvernement fédéral. Une posture fière, courageuse mais non sans risque. Le retour au pouvoir semble hors de portée. Le PTI n’aura pas la possibilité, comme les autres formations, de bénéficier des quotas de sièges attribués aux minorités, dont 60 pour les femmes. Ses adversaires vont se partager la manne. De son côté, depuis Lahore, l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif tend la main au PPP, au JUI-F et au MQM-P : « Notre objectif est d’avoir un Pakistan heureux et vous savez ce que nous avons fait auparavant. » Le pays semble se diriger tout droit vers un gouvernement d’union bancal et des plus précaires. Sharif sera obligé à des compromis instables, notamment avec le clan rival de Bilawal Bhutto.
Alors que la nuit tombait, arrivait également la nouvelle d’un couvre-feu imposé sur la capitale Islamabad : « En cas d’action illégale, des mesures seront prises. Le respect de la loi est obligatoire pour tous. Toute perturbation fera l’objet d’une action en justice », tonnait sur les réseaux sociaux (X) les autorités de police de la capitale. A priori, rien qui ne soit forcément de bon augure pour ces prochaines heures cruciales.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.