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Pakistan : Imran Khan arrêté puis libéré sous caution, l'armée ouverte à un compromis ?

L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan libéré sous caution le 12 mai 2023 à Islamabad. (Source : CBS)
L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan libéré sous caution le 12 mai 2023 à Islamabad. (Source : CBS)
Nouvelle semaine intense au « pays des purs ». L’ancien Premier ministre Imran a été arrêté puis libéré sous caution trois jours plus tard. L’ex-gloire nationale du cricket reste l’homme le plus populaire du pays. L’armée, qui détient la clé de cette crise politique, serait-elle prête à un compromis avec le leader populiste ?
*On pense ici notamment à la pire crise économique en 50 ans dans le pays, à la quasi-faillite des comptes publics ou à la situation sécuritaire toujours plus dégradée à chaque nouvel attentat (44 attentats rien qu’en janvier 2023) des talibans pakistanais (TTP) ou des séparatistes baloutches (attaque contre une base militaire le 12 mai à Muslim Bagh, au Baloutchistan).
Les observateurs réguliers de l’effervescente République islamique du Pakistan, la population de ce pays d’Asie méridionale déjà éprouvée par une kyrielle de maux et de tourments plus sévères les uns que les autres*, n’auront guère été pris par surprise, tant le scénario de ce énième épisode de crise politique à agiter la cinquième nation la plus peuplée du globe était écrit à l’avance.
*Au premier rang desquels les militants enfiévrés de son parti le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI ou Mouvement du Pakistan pour la Justice, au pouvoir entre 2018 et 2022). **Ecarté du pouvoir en avril 2022 dans la foulée d’une motion de censure défavorable. L’ancienne gloire nationale du sport affirmait alors être la victime d’une conspiration ourdie par Washington pour ses décisions indépendantes en matière de politique étrangère (vis-à-vis de la Russie, de la Chine et de l’Afghanistan). ***L’Anti-Terrorism Act (ATA) de 1997 permet aux Rangers de détenir ou d’arrêter des individus sans inculpation ni mandat, et autorise le recours à ces forces paramilitaires en soutien des « autorités civiles ». ****La justice pakistanaise soupçonne fortement l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket, lors de son éphémère passage au pouvoir, d’avoir accordé des faveurs à un magnat pakistanais de l’immobilier en échange de contreparties financières et autres.
Imran Khan avait retardé avec un certain succès, mais non sans heurts ni violence, l’échéance à diverses reprises ces derniers mois – début mars notamment quand des officiers de police avaient tenté de l’arrêter à son domicile de Lahore avant de devoir renoncer à leur projet tant la foule de ses partisans*, présents sur place, était prête à en découdre jusqu’au bout avec les forces de sécurité. Mais mardi 9 mai, l’ancien Premier ministre** a finalement été arrêté. Des forces paramilitaires, les Rangers***, en soutien des fonctionnaires du National Accountability Bureau, l’ont interpellé dans les locaux de la Haute Cour d’Islamabad pour ne pas s’être présenté, malgré plusieurs mises en demeure, devant le tribunal désireux d’entendre l’ancien chef de gouvernement dans l’affaire sulfureuse dite « Al-Qadir Trust »****.
*Malgré sa gouvernance plus que sujette à caution, son bilan politique quadriennal fort maigre et sa capacité à s’aliéner New Delhi et Washington plus souvent que de nature.
Cette interpellation « musclée », selon les cadres du PTI présents sur place, n’a dans le fond guère stupéfié les Pakistanais. Depuis sa disgrâce, Imran Khan fait l’objet d’une centaine de procédures différentes devant la justice de son pays, sur un panel de motifs quasi-panoramique – affaires criminelles, terrorisme, corruption ou sédition. En outre, ses propos acerbes et répétés contre l’omnipotente Pakistan Army faisaient planer sur sa tête une épée de Damoclès, menaçante et bien aiguisée. En dépit des risques sécuritaires associés à pareille initiative, les autorités se sont finalement risquées à interpeller cet atypique autant que controversé personnage national – sans véritable rival aujourd’hui* au niveau de la popularité politique. Son arrestation a néanmoins affecté l’homme de la rue et provoqué la colère, la violence et les destructions matérielles dans l’ensemble des provinces et grands centres urbains du pays chez ses sympathisants les plus ardents.
De fait, dans la foulée de l’arrestation de son charismatique et versatile dirigeant, la direction du PTI a appelé ses militants et les partisans de l’ancienne gloire du sport national à descendre sans tarder dans la rue, dans tout le pays. Il s’agissait d’exprimer leur soutien en contestant par tous les moyens possibles ce coup de force autant politique que judiciaire des autorités – bénéficiant comme il se doit du nécessaire blanc-seing préalable des militaires.

« La loi de la jungle a été instaurée dans le pays. Il semble que la loi martiale ait été déclarée »

*Mercredi 10 mai, la presse locale rapportait un millier d’arrestations pour la seule province du Punjab. **Le gouvernement Pakistan Muslim League – Nawaz (PML-N) du Premier ministre Shehbaz Sharif, aux affaires depuis un an à peine, a rapidement vu se déliter son déjà frêle capital sympathie initial, au fil d’une gestion des affaires courantes hésitante et peu lisible. ***Au point que le 10 mai, l’armée pakistanaise (via l’Inter Services Public Relations ou ISPR) déclara la journée du 9 mai un « chapitre noir », devant le nombre de bâtiments militaires pris pour cible et vandalisés par la colère des manifestants pro-PTI (Dawn, 10 mai).
Dans trois des quatre provinces de cette bouillonnante nation du sous-continent indien, les autorités ont préventivement interdit les rassemblements publics et interpellé les individus jugés les plus virulents*, alors que les partisans d’Imran Khan bloquaient les grands axes routiers, se confrontaient aux forces anti-émeutes, prenaient d’assaut des bâtiments, se livraient à des destructions matérielles, incendiaient, dégradaient. Au point de susciter quelque étonnement du côté des observateurs. Certes la volumétrie du soutien populaire de l’ancien Premier ministre populiste était documentée, la fragilité du gouvernement actuel** tout autant, l’aptitude de la rue à la violence politique connue de longue date – peu important les partis et acteurs concernés. Mais un plus rare sentiment de défiance à l’endroit des généraux semble poindre au grand jour dans l’explosion de colère populaire*** pro-PTI de ces derniers jours, à la faveur du soutien de l’armée à la fragile administration Sharif et de son désaveu marqué à l’endroit d’Imran Khan, dont l’arrivée au pouvoir au lendemain du scrutin de 2018 avait à l’époque été « validée » sinon facilitée par les faiseurs de rois et de Premiers ministres que sont les généraux de Rawalpindi.
*Inter Services Public Relations (ISPR).
Dès le 10 mai, la défiance populaire observée pareillement à Karachi, Lahore, Islamabad, Rawalpindi, Peshawar, Faisalabad, Multan ou encore à Quetta et au Gilgit-Baltistan incita l’armée à hausser le ton à l’adresse des artisans du chaos. Sur un mode tout sauf subliminal que peu prendraient en temps normal à la légère : « Toute nouvelle attaque contre l’armée, y compris contre les forces de l’ordre, les installations et les biens de l’armée et de l’État fera l’objet de représailles sévères, dont la responsabilité incombera à ce même groupe [de manifestants pro-Imran Khan, NDLR] qui entend plonger le Pakistan dans une guerre civile et l’a exprimé à de multiples reprises. Personne ne peut être autorisé à inciter les gens à se faire justice eux-mêmes. »* Dans la foulée, le gouvernement civil invita l’armée à déployer des troupes dans la capitale Islamabad et dans les provinces du Punjab et de la Khyber Pakhtunkhwa. Autant pour prévenir un désordre plus grand que pour rappeler aux manifestants et émeutiers qu’au « pays des purs », les hommes en uniforme ont peu d’appétence et moins encore de patience pour l’agitation populaire contraire à leur intérêt.
*Lire la déclaration en ce sens du chef de la diplomatie américaine Antony Blinken le 9 mai (The News, Pakistan).
Ce coup de semonce des généraux, pour sérieux qu’il soit, pourrait toutefois s’avérer insuffisant à calmer les ardeurs d’une foule en colère emportée par son propre élan. Une spirale du chaos et du désordre, dans le contexte général de déshérence et de maux domestiques multiples déjà existant, fait craindre jusqu’aux grandes capitales occidentales* en des lendemains plus sombres et incertains encore au Pakistan.
Du reste, il est également des observateurs à penser que l’armée et Imran Khan, tout « éloignés » soient-ils l’un de l’autre ces derniers mois, ont tous deux plus à gagner à trouver à court terme un terrain d’entente – pour décrisper une situation glissant dangereusement vers l’irréparable – qu’un champ de bataille. Aussi fiers et taciturnes soient-ils, les généraux savent fort bien que le PTI est aujourd’hui la première force politique du pays, loin devant les éléphants historiques du cirque politique pakistanais que sont le PPP de la dynastie politique Bhutto et la PML-N du clan Sharif. Ils savent aussi que si demain des élections étaient organisées, la formation de l’ancienne gloire nationale de cricket l’emporterait haut la main et reviendrait en force à l’Assemblée nationale, donc au pouvoir. Ce qui explique l’empressement du PTI d’Imran Khan à demander la convocation d’élections générales anticipées et le refus du gouvernement en place (PML-N) d’accéder à cette demande.
Vendredi 12 mai, un jour après que la Cour suprême a qualifié « d’invalide et illégale » l’arrestation d’Imran Khan dans les locaux de la Haute Cour d’Islamabad (IHC), cette dernière a accordé une liberté sous caution au très remonté chef du PTI. « La loi de la jungle a été instaurée dans le pays. Il semble que la loi martiale ait été déclarée », a-t-il déclaré Imran Khan, cité par le quotidien Dawn. Une libération temporaire qui le protège pendant deux semaines d’une nouvelle arrestation dans l’affaire « Al-Qadir Trust » évoquée plus haut. Cependant, à partir du 17 mai, la police pourra l’arrêter dans les autres dossiers le concernant.
Volonté d’apaisement des autorités, crainte d’un emballement de la violence, ou porte entrouverte par la justice et les généraux à une médiation d’intérêt mutuel entre les parties ? En amont de l’audience de son champion ce 12 mai, alors que les restrictions touchant l’accès à Internet et aux réseaux sociaux perdurent et attisent un ressentiment populaire déjà incandescent, la direction du PTI avait annoncé que ses militants « pacifiques » se rassembleraient sur l’autoroute de Srinagar, dans le quartier G-13 d’Islamabad, pour exprimer leur solidarité avec l’ancien Premier ministre.
*Au moment où ces lignes sont rédigées, trois jours après l’arrestation de l’ancien Premier ministre, les autorités recensent une dizaine de victimes au niveau national, principalement dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, plusieurs centaines de blessés et près de 2 000 arrestations. **Selon le quotidien Dawn du 11 mai, un nombre significatif de cadres influents du PTI ont également été arrêtés pour « incitation à la violence ».
Bien sûr, si la perspective d’un compromis entre Imran Khan et les généraux s’avérait finalement irréalisable à court terme et que le chaos* alimenté par les sympathisants du PTI venait à trop s’étendre**, les hommes en uniforme pourraient privilégier, droits dans leurs rangers et leurs treillis, l’option musclée et imposer une fois encore (pour une durée variable…) la loi martiale, afin notamment de rétablir un semblant d’ordre, de faire montre de leur autorité et détermination intactes et également repousser ipso facto aux calendes grecques toute velléité de scrutin.
Sans se montrer volontairement pessimiste en cette fin de semaine semblant marquer une pause bienvenue dans la fébrilité et à la nervosité de ces derniers jours, l’ensemble des options restent ouvertes. Y compris les plus sombres.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.