Culture
Entretien

Cinéma coréen : "Hail to Hell" de Lim Oh-jeong, le suicide n'est pas une option

Extrait du film sud-coréen "Hail to Hell" de Lim Oh-jeong. Na-mi et Seun-woo, harcelées au lycée, veulent en finir. (Crédits : DP)
Extrait du film sud-coréen "Hail to Hell" de Lim Oh-jeong. Na-mi et Seun-woo, harcelées au lycée, veulent en finir. (Crédits : DP)
Alors que le niveau des élèves français dégringole au classement Pisa et que nombre de politiques s’en émeuvent, certains sont tentés de s’inspirer des « bons résultats » des élèves coréens. Ce serait oublier que la Corée du Sud est aussi le pays développé du monde où l’on se suicide le plus, à commencer par les jeunes et leurs enseignants. C’est qu’en Corée du Sud, la pression à la réussite est énorme. Les enfants multiplient les cours du soir, parfois jusque 23 heures, pour ne pas compromettre une future réussite économique bien souvent fantasmée. Dans ces conditions de tensions extrêmes, nombreux sont les cas de harcèlements qui, régulièrement, se terminent en suicide. C’est le cas pour Na-mi et Sun-woo, les deux personnages principaux de Hail to Hell, deux jeunes filles harcelées au lycée qui ont décidé de se suicider ensemble avant de changer d’avis et de préparer leur vengeance contre leur tourmenteuse en cheffe, Chae-lin. Grâce au Festival du Film Coréen à Paris, Asialyst av pu rencontrer la réalisatrice de Hail to Hell, Lim Oh-jeong.

Entretien

Lim Oh-jeong est née en 1982 en Corée du Sud. Après des études de photographie à l’université de Chung-ang et un cursus à l’université nationale coréenne des arts, elle se lance dans le cinéma dès 2002 comme photographe de plateau auprès de Lee Chang-dong sur le chef d’œuvre Oasis. Elle poursuit ensuite son apprentissage au sein de l’équipe de Hong Sang-soo pour lequel elle sera assistante le temps de trois films (Conte de cinéma, 2005 ; Woman on the beach, 2006 ; La femme de mes amis, 2009), avant de se tourner elle-même vers la réalisation. Elle dirige alors quatre courts métrages : Empty Lies (2009), où deux amies tombent sur une lettre qui ne leur est pas adressée tandis qu’elle se rendent à un mariage ; No more, no Less (2013), un film de 31 minutes qui traite de l’anxiété d’une jeune lycéenne avant ses examens ; The Shelter (2015), un film de 19 minutes qui se penche sur les déboires d’une actrice lors du tournage d’un film d’action ; et enfin, Call if you need me (2018), qui traite de l’amitié à l’âge adulte. Amatrice de Rohmer et de Hou Hsiao Hsien, Lim Oh-jeong navigue entre réalisme et film de genre, avec une réelle appétence pour traduire à l’écran les interactions humaines. Après de longues années de lutte pour réunir un budget, elle réalise enfin son premier long métrage, Hail to Hell, un drame portant sur le harcèlement scolaire et la rédemption.

La réalisatrice sud-coréenne Lim Oh-jeong. (Crédits : Lim Oh-jeong)
La réalisatrice sud-coréenne Lim Oh-jeong. (Crédits : Lim Oh-jeong)
Quelle adolescente étiez-vous ?
Lim Oh-jeong : J’étais quelqu’un de très sensible et je me souciais de ce que pensaient les autres. En fait, j’étais très en colère, frustrée, peut-être même un peu violente, mais en même temps assez sensible et fragile. Je me souviens que le seul désir que j’avais était de partir de chez moi, de devenir indépendante et de réaliser un film. L’actrice Oh Woo-ri qui interprète Nami m’a dit qu’elle s’était beaucoup inspirée de moi pour jouer son personnage et effectivement lorsque je l’ai vu jouer, j’ai beaucoup pensé à moi quand j’étais jeune.
Comment cette colère se manifestait-elle ?
Je crois que j’exprimais cela en écoutant du rock, surtout Nirvana. Et comme le personnage de Na-mi, je me disputais souvent avec ma mère. Ce caractère, cette énergie bouillonnante que j’avais en moi, je l’ai beaucoup dépensée en me défoulant dehors, en allant au cinéma et en lisant beaucoup de livres.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
Mon amour du cinéma résulte d’abord de mon souhait avorté de travailler dans la musique. À l’origine, je voulais devenir cheffe d’orchestre mais finalement ce rêve s’est effondré et j’ai dû trouver une autre expression artistique. Après une période de rébellion où je me disais que je ne voulais rien faire, je me suis consacrée au cinéma. Ma toute première réflexion sur le sujet me vient de l’enfance. Je m’étais dit qu’il devait s’agir d’un média extrêmement puissant puisque j’avais pu voir le visage de ma mère, en général inexpressif, changer complètement en regardant un film. J’avais perçu cette force-là dans le cinéma et après avoir décidé de devenir réalisatrice, j’ai commencé à fréquenter assidûment les vidéos clubs. Je crois que depuis, j’ai dû voir deux ou trois films chaque jour. C’est ainsi que j’ai compris que le cinéma englobait tous les arts, la musique, la peinture, la narration, et que finalement c’était le support idéal pour m’exprimer.
Voir la bande-annonce de « Hail to Hell » de Lim Oh-jeong :
Quels sont vos films préférés de votre adolescence et quels sont vos films préférés d’aujourd’hui ?
Vous posez des questions difficiles ! [Rires] À partir de 1995, j’ai commencé par lire des livres sur l’histoire du cinéma. C’était le centième anniversaire de la naissance du cinéma et il y avait de nombreuses publications, des collections spéciales, qui avaient été éditées sur les films de la nouvelle vague française. Cela m’a permis de me plonger dans l’univers d’Éric Rohmer. J’ai dû voir tous ses films et c’est pour ça qu’il est difficile de vous répondre parce que je les aime vraiment tous. Les plus marquants sont peut-être La femme de l’aviateur, Conte d’automne, Conte d’été et Le rayon vert. À partir de la trentaine, j’ai commencé à préparer mon long métrage, et à beaucoup réfléchir à la force du cinéma et à la manière de transmettre les histoires. Pour cette raison, je pourrais peut-être citer les films de Claude Chabrol, mais aussi le livre qu’il a écrit avec Rohmer sur Hitchcock. Tout récemment, j’ai bien aimé Nope de Jordan Peele.
Vous ne citez que des réalisateurs occidentaux ?
Justement, j’allais y venir ! [Rires] J’aime beaucoup le cinéma de Taïwan, en particulier celui de Hou Hsiao Hsien, mais aussi le travail d’Edward Yang et Tsai Ming-liang. Cela dit, si je ne devais retenir qu’un seul film, ce serait Poussière dans le vent de Hou Hsiao Hsien qui est pour moi un « film-somme » que je revois régulièrement. En dehors de Taïwan, j’apprécie la capacité d’Asghar Farhadi à ajouter beaucoup de suspense dans le quotidien, l’aspect thriller de ses films qui offre plusieurs facettes à ses personnages.
Vous avez commencé dans le cinéma en tant que photographe de plateau sur Oasis de Lee Chang-dong. C’est un métier qui tend à disparaître en France. Quel genre de photographe de plateau étiez-vous ?
Je n’étais pas la photographe de plateau en cheffe. À l’époque, un photographe de plateau en chef pouvait être demandé sur plusieurs tournages et il envoyait ses assistants sur les différents plateaux. C’est comme ça que je suis arrivée sur Oasis. Avant cela, je faisais des études de photographies en pensant que cela m’amènerait vers le cinéma mais je n’avais jamais eu de possibilité de me rendre sur un tournage jusque-là. Heureusement, une amie spécialisée dans le cinéma m’avait fait savoir qu’un poste était disponible. Mon travail plaisait et j’ai pu être recommandée au photographe en chef qui m’a envoyé sur Oasis. Aujourd’hui, le métier tend effectivement à disparaître mais je crois que ceux qui le pratiquent encore sont beaucoup plus libres. À l’époque, nous utilisions encore des pellicules et mon rôle était surtout d’envoyer le plus vite possible au service marketing les photos prises sur le plateau. Néanmoins, je n’ai pas été de nouveau photographe de plateau depuis Oasis et Conte de Cinéma de Hong Sang-soo pour lequel je faisais partie de l’équipe image et dont j’avais contribué à la réalisation de l’affiche.
Extrait de "The Shelter" de Lim Oh-Jeong. La section Portrait du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) était l'occasion de montrer les courts métrages de la réalisatrice sud-coréenne. (Crédits : DP).
Extrait de "The Shelter" de Lim Oh-Jeong. La section Portrait du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) était l'occasion de montrer les courts métrages de la réalisatrice sud-coréenne. (Crédits : DP).
Il y a quelques jours, Ryoo Seung-wan confiait à Asialyst que chaque film existait de mille manières différentes en fonction de chaque spectateur. Que souhaitiez-vous transmettre sur Hail to Hell ?
Je comprends à cent pour cent ce que voulait dire Ryoo Seung-wan et je suis tout à fait d’accord avec lui. Au début, je faisais surtout des films pour raconter une histoire qui n’était finalement que le reflet de moi-même dans le miroir. Cependant, il faut raconter cette histoire à quelqu’un et il faut pouvoir communiquer avec le public. En fait, mes films parlent souvent de relations humaines, de la société et de la perception très personnelle que l’on a de tout cela. Dans Hail to Hell, je voulais parler de deux jeunes filles un peu à la marge de la société, un peu isolées, qui font le choix de la vie plutôt que celui de la mort. Je voulais parler de l’expérience qu’elles obtiennent à travers cette aventure, de cette volonté de survivre.
Pourquoi vos deux personnages principaux retiennent-ils le bras de la vengeance ?
Je dirais qu’elles ne peuvent qu’hésiter à se venger puisqu’au moment de leur rencontre, elles pensent avant tout à se donner la mort. Elles sont toutes les deux en dépression. Na-mi vit le choc d’avoir été déclassée socialement, quant à Seun-woo, elle était harcelée depuis longtemps sans que quiconque ne l’écoute malgré le fait qu’elle hurle son désespoir. Elle est profondément meurtrie. Dans ces conditions, je pense qu’elles ne sont pas véritablement capables d’assouvir leur vengeance mais qu’il s’agit d’un prétexte pour continuer à vivre.
Vous semblez retenir votre bras à l’écriture, vous vous retenez d’écrire un film de genre. Est-ce prévu pour le film suivant ?
Je pense que je suis encore à la recherche de ce qui serait véritablement un film de genre où je pourrais exceller. Je suis encore en train de me chercher. Mais à travers Hail to Hell et The Shelter, on peut avoir un aperçu de la façon dont le film de genre m’inspire. Dans le film de genre, j’aime surtout les thrillers et les films à énigmes. Dans Hail to Hell, j’ai essayé de mélanger différents genres mais je ne sais pas encore si je souhaite écrire dans un genre très précis ou si je vais continuer à faire un mélange un peu expérimental. C’est justement le dilemme que je dois résoudre avant de repartir en Corée.
Propos recueillis par Gwenaël Germain
Traductrice-interprète : Kim Yejin

Contexte

Le 18ème Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) s’est déroulé du 31 octobre au 7 novembre 2023 au cinéma Publicis. Chaque année, le festival présente aux spectateurs français une sélection des meilleurs films coréens de l’année, aussi bien de films commerciaux à grands spectacles, que de films indépendants à la fibre artistique ou sociétale plus prononcée. En parallèle de la sélection des longs métrages, le FFCP se distingue par une compétition de courts-métrages qui fait la part belle à la créativité et à la vivacité des jeunes cinéastes et qui permet de prendre le pouls de la société sud-coréenne. Le Festival est également l’occasion pour le public français de rencontrer de nombreux cinéastes coréens lors de séances de questions-réponses d’après séances.

G.G.

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.