Poésie : "Amnyé Machen" de Tsering Woeser, un hymne au Tibet, le "Pays des neiges" colonisé
Contexte
Tsering Woeser (ཚེ་རིང་འོད་ཟེར་) est une poétesse et essayiste chinoise d’ethnie tibétaine, née le 21 juillet 1966 à Lhassa. Épouse de l’écrivain chinois Wang Lixiong (王力雄), elle a reçu une éducation exclusivement en chinois, mais à ensuite appris le tibétain qu’elle parle aujourd’hui couramment. Elle a étudié la littérature à Chengdu dans le Sichuan, avant de devenir rédactrice d’une revue en langue chinoise à Lhassa. Mais s’intéressant de plus en plus à l’histoire du Tibet, au bouddhisme, ses écrits changent de ton et elle est aujourd’hui censurée et « exilée » à Pékin. Grâce à ses nombreux écrits sur différents supports, elle est non seulement une voix très influente dans le monde tibétain, mais également celle grâce à qui de multiples informations sur la situation du Tibet sont connues en Occident.
« Les Tibétains ont mêmes vie et destin que les dieux qu’ils vénèrent,
les Han n’ont point de tels compagnons,
et ne vivent donc que pour eux-mêmes,
du moins en est-il ainsi, bien sûr, pour la plus grande majorité. » (p. 140)
« Légende de sang et de larmes »
« Le chemin rituel autour de la montagne est un cercle irrégulier
partant de Tshelnak à quelque quatre mille mètres d’altitude.
Il faut à l’entrée se prosterner trois fois,
sur le tas de pierres-mani* poser une pierre blanche,
et attendre de recevoir la clé pour ouvrir le pèlerinage.
Au retour, après huit jours de marche,
il faut encore se prosterner trois fois,
sur le tas de pierres-mani poser une autre pierre blanche,
puis rendre la clé avec reconnaissance.
Quand le tout de mon long je me suis prosternée,
à ma gauche flottait au vent un drapeau de prière
masquant le sommet de la montagne,
derrière moi se déployaient deux panneaux de métal blanc
sur lesquels étaient peints en rouge
la place Tian’anmen et le drapeau aux cinq étoiles
et les slogans en tibétain et en chinois
« d’unité nationale » et de « rêve chinois ». » (p. 36)
« Le jour où tout a basculé, je me souviens,
il y a plus de soixante ans,
face aux tentes des soldats Golok pensaient encore
que le ciel est aux Goloks, et la terre aux Goloks.
Aux soldats de l’Armée de libération bien armés
hardiment ont demandé ce que dès lors trop bien l’on sait :
de la Chine ou du pays Golok, quel est le plus grand ?
« Son pouvoir divin ainsi amoindri,
refusant l’avenir de misère qui s’offrait à lui,
Amnyé Machen songea partir, partir loin d’ici,
jusqu’en Inde même, a-t-on dit.
Petits et grands les dieux-montagnes l’ont supplié de rester,
l’implorant tous de ne pas les abandonner,
et avec eux de partager peines et joies. Amnyé Machen poussa un long soupir,
et résigné se rassit. » (p. 43)
« Avec sa chuba noire et ses fines lunettes,
Gogo ira le mois prochain à l’université de Xining.
Son père est un brave à la voix mélodieuse.
Pour son pays bien-aimé, en 2008, année mémorable,
il a chanté la plainte de son cœur et a été emprisonné,
on contrôlait sa gorge, mais il n’a pas été abandonné. […]
« Large croupe, pelage roux, ce Kamra, cheval de Gogo,
est maintenant celui de Katia qui lui donne des pommes à croquer.
J’ai photographié ses grands yeux sous la longue crinière,
des yeux qui semblent vouloir parler. » (p. 47)
« Amnyé Machen semble aimer voyager seul,
on raconte deux légendes au moins sur ce thème,
l’une l’histoire de Je Tsonkapa se rendant à Lhasa,
Amnyé Machen voulait y retourner. […]
« Mais l’autre légende est de sang et de larmes,
C’est celle du grand renversement de 1950. » (p. 51)
« Histoire effacée »
« Des cimes enneigées un vautour prend son envol,
il n’est nul autre lieu au monde comparable à celui-là.
Je sors avec respect les drapeaux de prières apportés de Lhasa,
et les suspends en témoignage de notre chaleureuse amitié,
car dans un article il y a six ans il a écrit :
Il faut faire son possible pour que tous ceux
qui ont connu un sort funeste
ne deviennent pas de simples statistiques.
Ce serait permettre aux auteurs de sanglants holocaustes
de changer ce monde humain qui est le nôtre. »
Le même Elliot Sperling « était revenu sur une histoire effacée :
celle de la troisième incarnation Aten du monastère Lab
nommé Jamyang Yeshé Chokdrub
qui dans son incarnation précédente s’était consacré à la diffusion du dharma.
Il avait réuni une foule de disciples, lorsqu’un jour de 1958,
pris dans une fusillade démentielle de l’Armée de libération,
à peine âgé de 24 ans, il est soudain passé de vie à trépas. »
« Sur un drapeau de prières j’ai écrit
le nom de celui qui est mort lui aussi : Elliot Sperling,
et sur un autre drapeau ai inscrit les mots :
« À tous ceux qui ont péri de mort violente depuis 1950″.
Ils sont ainsi liés l’un à l’autre, ces deux drapeaux,
au milieu de la masse des autres,
chaque mot flottant au gré du vent
vers la face solennelle d’Amnyé Machen. »
« Amnyé Machen, sois témoin du vœu que par ce vers je fais :
« Si dans ma prochaine vie je retrouve un corps humain,
puissè-je renaître sur la terre de mes ancêtres – au Tibet,
vois, j’enlève mon chapeau de cuir
et me prosterne longuement trois fois devant toi. »
« Une si grande montagne verrait-elle disparaître sa neige ? »
« Le jeune Gogo m’a dit :
« La limite de la neige recule, ne cesse de reculer plus haut.
À l’origine, c’était une montagne enneigée mais bientôt,
quand les enfants de mes enfants seront grands,
ce pourrait bien ne plus être qu’un simple pic rocheux. […]
« Des pèlerins venus de tous côtés m’ont dit :
« Une si grande montagne verrait-elle disparaître sa neige ? »
Personne ne peut le croire. Pourtant où l’on aille,
on ne voit que neige et glace en train de fondre,
d’année en année, on est angoissé. »
« Nous avons évoqué Ma Bufang, seigneur de guerre Hui,
venu jusqu’ici perpétrer des massacres des décennies,
arrivés dans les années cinquante à des extrêmes de barbarie,
sans distinction de sexe ou d’âge, de bergers ou de moines.
« Gogo m’a dit que l’oncle de sa grand-mère a fui avec toute sa famille
au fin fond des montagnes enneigées, en implorant la protection divine,
ils ont pourtant été pourchassés, hommes et femmes quasiment tous exterminés. »
« Nous avons été domestiqués »
« Quand dans un taillis m’arrivant à la taille
avec quelque inquiétude je me suis accroupie,
j’ai découvert à mes pieds devant moi
une superbe bouse bien épaisse.
« Mais oui, une bouse de yak encore chaude,
dont s’exhalait une spirale de fumée.
Regardant de dos lentement l’animal s’éloigner,
j’ai cru apercevoir l’image même de la liberté. »
« Entre son dialecte golok et mon tibétain de Lhasa,
il ne semble pas y avoir un mur infranchissable.
Mais par pure commodité,
parler chinois entre nous est la solution de facilité,
bien des choses modernes s’exprimant plus aisément ainsi. […]
« Le dialecte golok est dur et vibrant,
la langue de Lhasa douce et légère,
nous nous saluons en nous disant demo, bonjour,
et passons vite au chinois,
non sans une certaine honte,
mais voilà, nous avons été domestiqués, me dis-je avec secret soupir. »
« Esclaves disciplinés »
« Nous avons croisé des touristes aux vêtements bigarrés
et alors qu’avec déférence nous ramassions
les drapeaux de prières tombés à terre
de peur de marcher sur les mantras qui y sont imprimés,
eux, sans aucun scrupule,
piétinaient tout à l’envi
en s’exclamant à grands cris
et prenant des photos à tire-larigot. »
« Ce qui est à moquer, c’est que je n’écrive pas le tibétain,
c’est là qu’est la honte, et je la ressens,
bien que me disant parfois tout doucement :
y a-t-il un Tibétain qui dans sa langue à lui
ait écrit le rugissement du lion des neiges ? »
« De légers inconvénients qu’on veuille ou non
sont liés à la domestication,
ou plus précisément à ce qui est domestiqué,
la langue quelquefois,
ou le cœur parfois. […]
« Je suis apparemment domestiquée,
mais mon cœur ne l’est pas.
J’ai vu des Tibétains
qui n’ont pas perdu leur langue ni renié leurs coutumes,
mais leur cœur qu’en est-il ?
« Celui qui a réussi le concours de la fonction publique
et dans quelque bourgade très vite a un poste
se promet ensuite de gravir les échelons un à un.
C’est ainsi : au début rejetant les compromissions,
il a plein de satisfaction remporté des succès,
puis expliquant que tout cela est dû à son karma,
ce destin il l’accepte en lui ouvrant grand les bras. »
« Sous les rafales du vent, les arbres
ploient facilement.
Sous les rafales du vent, les os
ploient facilement…
Les moutons, non loin,
s’égaillent tête baissée
pour chercher à manger,
aussi docilement que des esclaves disciplinés. »
« Fantômes affamés »
« Sur la montagne sacrée il y a des mines,
beaucoup de mines, rares et de grande valeur,
Eux le savent. […]
« Ainsi la mine de cuivre de Derni,
au pied même de l’Amnyé Machen,
voilà dix ans qu’elle est sans fin creusée,
et le cœur lourd les nomades soupirent :
« Au cœur de la nuit on entend venu de la mine
le bruit incessant des excavatrices ». »
« Les minerais cachés sont aussi des termas,
dont le temps de la découverte n’est pas advenu,
mais ces fantômes affamés s’en sont emparés,
pas étonnant dès lors qu’approche la fin des temps.
« Brandissant dans la main gauche une lance,
et dans la droite de l’argent,
ils vont joyeusement danser pour célébrer le désastre,
car après l’avalanche de glace,
les veines cachées de cuivre, d’or,
et de tant d’autres minerais
vont se trouver à nu
ou même entraînés dans la chute ;
ils n’auront plus alors qu’à se précipiter pour les ramasser.
Ah, que d’éclats fulgurants. »
« Journées de silence »
« L’Amnyé Machen est une chaîne de montagne enneigées qui s’élève dans la province tibétaine de l’Amdo. À ses pieds s’étendent des pâturages d’herbe grasse, domaine des yaks et des moutons, mais aussi des marmottes et des habra, charmants petits rongeurs dont l’existence est dorénavant menacée. Cette région est célèbre pour ses habitants, les nomades goloks. À la fois redoutables et redoutés, ils ont fasciné les voyageurs tout autant qu’ils les ont terrifiés.
« Je pense souvent à ces nomades. Ils m’ont accueillie comme si j’étais une des leurs, m’ont nourrie aussi bien de leurs connaissances, leur culture, leurs traditions, que de tsampa, la farine d’orge grillée, de tü, ce gâteau fait de farine d’orge grillée, de beurre, de sucre et de fromage, et de kori, ces grosses miches de pains typiques de l’Amdo.
« Ces journées de marche sont des journées de silence, où le corps vibre en harmonie avec l’esprit. C’est un soir, lors de ce pèlerinage, alors que la voie lactée était si proche qu’il me semblait pouvoir la toucher, que j’ai connu un moment de bonheur indicible provoqué par le sentiment que j’appartenais totalement à ce monde dans lequel je me fondais, mais aussi que le monde m’appartenait. »
À lire
Tsering Woeser, Amnyé Machen, Amnyé Machen : Poèmes, traduction Brigitte Duzan et Valentina Peluso, édition et annotations Katia Buffetrille, Éditions Jentayu, Andert-et-Condon, 2023.
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