Politique
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Russie-Corée du Nord : liaisons dangereuses et zones d’ombre

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, reçu par le président russe Vladimir Poutine, a visité le cosmodrome de Vostotchny, dans la région russe de l’Amour, le 13 septembre 2023. (Source : Le Devoir)
Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, reçu par le président russe Vladimir Poutine, a visité le cosmodrome de Vostotchny, dans la région russe de l’Amour, le 13 septembre 2023. (Source : Le Devoir)
Ils se sont échangé des fusils. Le numéro un nord-coréen Kim Jong-un, reçu par la président russe Vladimir Poutine, a profité de sa visite dans l’Extrême-Orient russe pour inviter l’homme fort du Kremlin à Pyongyang. De quoi cette relation entre les deux archi-ennemis de l’Occident est-elle le nom ?
Ce vendredi 15 septembre, le président sud-coréen Yoon Suk-yeol commémorait à Incheon le 73ème anniversaire de l’opération militaire amphibie du nom de cette ville au sud-ouest de Séoul. Commandé par le général américain Douglas MacArthur, ce débarquement permit notamment, en cet été 1950 alors mal engagé pour la population sud-coréenne et ses forces armées, d’inverser le cours de la guerre de Corée et de reprendre l’avantage sur les forces du Nord. Ce vendredi, quelque 2300 km au nord-est d’Incheon, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un visitait, quant à lui, à Komsomolsk-sur-l’Amour, dans l’Extrême-Orient russe, une usine d’assemblage de chasseurs de dernière génération. Il prolongeait ainsi de quelques escales hautement symboliques son séjour en Russie entamé deux jours plus tôt, le 13 septembre. On ne saurait mieux imager les postures extrêmes séparant depuis trois générations d’hommes les destins contraires et contrariés de ces deux pièces composant dans la douleur la péninsule coréenne.
Abondamment commentée et disséquée, relayée à grands renforts d’images marquantes par les médias – poignées de mains de Kim Jong-un et Vladimir Poutine, mode de transport anachronique du visiteur de Pyongyang ou encore dispositif sécuritaire et lunettes noires -, la nouvelle visite du dirigeant nord-coréen sur les terres de son « allié » russe (quatre ans après un périple ferroviaire similaire) est inévitablement entourée d’un épais halo de mystère et d’inquiétudes. Sans s’arrêter outre mesure sur la manifeste fraîcheur des interactions entre le maître du Kremlin et le dictateur de Pyongyang, sans chercher prétentieusement à deviner les détails techniques précis scellant un très vraisemblable « deal » – munitions et armements contre technologie balistique, spatiale et autres -, enfin, sans prétendre pouvoir anticiper les diverses ondes de choc possibles à venir en Ukraine, en Asie orientale ou à l’échelle des grands équilibres internationaux, nées de cette collusion russo-nord-coréenne remontant à l’aube de la naissance de cette défiante République populaire démocratique de Corée (Nord), l’observateur étranger aux dynamiques retorses structurant les rapports Moscou-Pyongyang ne peut manquer de ressentir un certain malaise.
De Séoul à Washington, de la Maison Bleue à la Maison Blanche, on a beau clamer haut et fort ces derniers jours que des livraisons d’armes et de munitions prélevées dans l’abondant – mais quelque peu vieillissant – arsenal de la dictature nord-coréenne ne sauraient impunément trouver leur chemin vers les hommes de troupes russes déployés sur le théâtre de guerre ukrainien sans y avoir été invité, on ne peut hélas s’empêcher d’avoir quelque doute sur le poids, l’autorité, de ces mises en garde. Combien de fois la Corée du Nord a-t-elle violé impunément ces dernières années les résolutions du Conseil de sécurité onusien en procédant à ses dizaines de tirs de missiles balistiques – y compris intercontinentaux (ICBM), rien que 4 cette année -, en menant sa demi-douzaine d’essais atomiques souterrains entre 2006 et 2017 ? Les avertissements du concert des nations à l’endroit de la Russie l’enjoignant de renoncer à son aventurisme coupable en Ukraine, de mettre un terme à la destruction de ce pays souverain et aux souffrances infligées à sa résiliente population, ont-ils seulement eu quelque effet sur la feuille de route du Kremlin ?
À Paris, Londres, Berlin, Rome ou Madrid, le poids de l’impuissance et de la frustration face à l’inéluctabilité du deal entre Kim Jong-un et Poutine et sa traduction mécanique à court terme sur le territoire ukrainien et les tourments de sa population, devrait logiquement faire ployer les épaules, alimenter quelque colère sourde de dépit, ramener les dirigeants à l’illusion de leur pouvoir, aux limites de leur autorité hors du pays.

Discrétion chinoise

*Par ailleurs membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU avec droit de véto. **Propos de chercheurs chinois spécialistes de la Corée du Nord recueillis par l’auteur de cette tribune à Pékin lors d’une mission d’étude.
Il devrait en être de même en Asie orientale, notamment du côté de l’ex-Empire du Milieu, sans qui le régime le plus isolé et menaçant du concert des nations – dépendant à 95 % du voisin chinois pour ses échanges commerciaux – n’aurait pu traverser si paisiblement – au regard de ses excès et de sa dangerosité – ces deux dernières décennies jalonnées de crises, de provocations sans fin et de diatribes menaçantes quotidiennes à l’adresse de Séoul, Tokyo et Washington. Du reste, il n’aura probablement guère échappé au lecteur que Pékin s’est montré ces derniers jours d’une rare discrétion sur le traitement diplomatique et médiatique du séjour russe de l’héritier de la dynastie Kim. Ce ne sont ni les propositions de manœuvres militaires trilatérales conjointes Russie-Chine-Corée du Nord émises en amont de ce déplacement par le ministre russe de la Défense, ni la présence concomitante le 9 septembre à Pyongyang de dignitaires russes et chinois invités d’honneur des cérémonies du 75ème anniversaire de la fondation de la République populaire démocratique de Corée, qui auront suffi à rassurer le pouvoir chinois sur les intentions réelles du binôme 2023 Pyongyang-Moscou, sans doute aucun la paire de capitales la plus vouée aux gémonies par la communauté internationale. Jouant habilement tour à tour depuis les premiers jours de la guerre froide sur les leviers russe et chinois – pour en obtenir les dividendes les plus conséquents -, Pyongyang n’a pas son pareil pour alimenter à son profit (et un succès hélas avéré la plupart du temps…) auprès de ses deux paratonnerres* historiques une course à l’assistance, au soutien, à la protection. Quand bien même cette dernière accoucherait dans ses excès de la naissance d’un régime nucléaire, défiant, imprévisible, sur lequel la prise est parfois beaucoup plus mince en définitive que voulue**.
Encore quelques mots pour conclure cette note sur le crédit, la marge de manœuvre, et la réelle volonté politique des acteurs, mâchoires serrées, posture virile et propos quasi va-t-en guerre au tout premier rang des opposants à la co-entreprise Pyongyang-Moscou du moment. Sans aucunement dénoncer leur propos critique qu’il s’agit naturellement en tout point de défendre, comment Washington, Séoul et Tokyo, cette alliance stratégique trilatérale se dressant face à son antithèse négative absolue (Pékin-Moscou-Corée du Nord), comptent-ils concrètement réagir quand l’emploi de munitions nord-coréennes par des obusiers russes contre des cibles civiles ou militaires ukrainiennes sera finalement constaté sur le terrain ?
Quels seront également la nature et le degré de leur réaction – passé le seuil facile de l’outrage et de la déclaration face aux médias – quand la Corée du Nord parviendra (grâce à l’expertise technique lui faisant encore défaut que lui apportera l’allié russe) après deux échecs techniques cette année à mettre en orbite son fameux satellite de renseignement militaire, auquel semble tant tenir Kim Jong-un ?
En remontant à bord de son antique train blindé qui le ramènera en ce crépuscule estival sur le sol nord-coréen, il y a fort à parier que le petit-fils du fondateur du régime, quadragénaire confortablement installé depuis déjà une douzaine d’années aux manettes de la plus implacable dictature de la planète – et la seule bien entendu à disposer d’un arsenal atomique, balistique, et d’une armée de plus d’un million d’hommes -, ne se posera pas de telle question existentielle, tant la partie a déjà été jouée de fois depuis 1948.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.