Politique
Analyse

"Guerre des cerveaux" : TikTok progressivement interdit en Occident

Le Singapourien Shou Zi Chew, PDG de TikTok. (Source : Forbes)
Le Singapourien Shou Zi Chew, PDG de TikTok. (Source : Forbes)
Elle est immensément populaire en Occident, où elle réunit des centaines de millions d’utilisateurs actifs par mois. L’application chinoise TikTok se trouve la cible de mesures d’interdiction dans les administrations des États-Unis et d’un nombre croissant de pays occidentaux : ils y voient un système invasif dangereux pour la sécurité nationale et un outil servant à détourner la jeunesse des enjeux du monde moderne.
Une fois de plus, la fronde est venue des États-Unis. Christopher Wray, le directeur du FBI américain est formel : par l’intermédiaire de TikTok, le gouvernement chinois est en mesure de prendre le contrôle des données de tous les utilisateurs de l’application chinoise sur le sol américain et peut ainsi influencer les opinions du public sur des sujets sensibles comme Taïwan.
Interrogé le 8 mars par la Commission chargée du renseignement du Sénat sur le fait de savoir si Pékin peut faire usage de TikTok et de sa filiale ByteDance pour collecter les données personnelles de millions d’utilisateurs, Christopher Wray a répondu : « Oui. » Même réponse à la question du vice-président de la Commission, Marco Rubio, sur la possibilité des autorités chinoises de « contrôler les logiciels de millions d’appareils ». Le sénateur républicain Marco Rubio lui a alors demandé s’il était plausible que le Parti communiste chinois utilise TikTok pour « faire en sorte que les Américains voient des vidéos expliquant que Taïwan fait partie de la Chine » dans le cadre de préparatifs de l’armée chinoise en vue d’envahir l’ancienne Formose. Le patron du BFI a de nouveau répondu par l’affirmative, ajoutant qu’il serait alors difficile pour l’administration américaine de réagir rapidement contre une telle offensive de désinformation.
Pour Christopher Wray, Pékin peut très bien faire usage de TikTok pour semer la division dans l’opinion publique américaine par le biais de « narratifs convaincants » sur le réseau social. Les Américains, a-t-il expliqué, doivent prendre conscience que si les secteurs privé et public aux Etats-Unis sont deux entités différentes, en Chine cette distinction n’existe pas. « C’est là un distinguo que le PCC peut utiliser. »

« Attaques injustifiées »

Grâce à TikTok, le PCC peut avoir accès à des informations confidentielles qui lui permettent de mener des opérations de captage de données à grande échelle de même que des adresses URL. Ainsi se livre-t-il impunément à un espionnage lui aussi massif. « Ces données sont fondamentales » et « ceux qui disposent de l’information ont le pouvoir », a souligné Christopher Wray. TikTok offre au PCC trois armes numériques majeure pour mener des opérations hostiles contre les États-Unis, dont le captage de données, l’identification des algorithmes et le décryptage des logiciels. « Le contrôle des données, la mise en œuvre de toutes sortes d’opérations sur le big data, a renchéri le directeur du FBI, cela signifie le contrôle des algorithmes qui permet alors de mener des opérations d’influence. C’est aussi le contrôle des logiciels qui permet alors d’accéder à des millions d’installations. Et pour moi, cela traduit des inquiétudes pour notre sécurité nationale. »
TikTok stocke les données des utilisateurs américains sur des serveurs situés en Chine. L’application a admis que des employés basés en Chine y avaient accès, mais dans un cadre strict et limité, et pas le gouvernement chinois. TikTok est utilisé de façon régulière par 14,9 millions de personnes en France et plus de 180 millions aux États-Unis. Le nombre des utilisateurs actifs dépassent 1,2 milliard par mois.
Selon les médias américains, la Maison Blanche a récemment posé un ultimatum à ByteDance : si TikTok reste dans son giron, ce groupe sera purement et simplement interdit aux États-Unis. Le 16 mars, la Chine a démenti toutes ces accusations et exhorté les Américains à cesser les « attaques injustifiées » contre l’application. Washington « n’a jusqu’à présent pas fourni de preuves que TikTok menace la sécurité nationale des États-Unis, a ainsi réagi le 16 mars devant la presse un des porte-parole de la diplomatie chinoise, Wang Wenbin. Les États-Unis devraient cesser de diffuser de fausses informations sur les questions de sécurité des données, cesser les attaques injustifiées [contre TikTok] et fournir un environnement commercial ouvert, équitable, juste et non discriminatoire » aux entreprises étrangères.
La Maison Blanche a déjà interdit aux fonctionnaires des institutions fédérales de télécharger l’appli sur leur smartphone, en vertu d’une loi ratifiée début janvier. La Commission européenne, le gouvernement britannique et le gouvernement canadien ont récemment pris des décisions similaires pour les téléphones portables de leurs fonctionnaires. Le 24 mars, le gouvernement français a, à son tour, interdit avec effet immédiat l’installation et l’utilisation de toutes les applications dites « récréatives » sur les téléphones professionnels des 2,5 millions d’agents de la fonction publique d’État. Ces applications « ne présentent pas les niveaux de cybersécurité et de protection des données suffisants pour être déployés sur les équipements des administrations », indique un communiqué de presse du ministre français de la Fonction publique Stanislas Guérini. Des dérogations seront attribuées « pour des besoins professionnels tels que la communication institutionnelle d’une administration ». Les téléphones personnels des fonctionnaires ne sont pas concernés par cette mesure. « Le gouvernement se doit de protéger la France contre toute atteinte éventuelle à sa sécurité et à sa souveraineté », ajoute le ministre du Numérique Jean-Noël Barrot.
Selon le site Politico, l’Assemblée nationale a conseillé aux députés et à leurs équipes de limiter l’usage de TikTok, mais aussi des messageries américaines WhatsApp et Signal et de la messagerie d’origine russe Telegram. Les réseaux sociaux américains Snap et Instagram sont aussi ciblés. « Compte tenu des risques particuliers auxquels l’exercice de leur mandat expose les députés qui utilisent ces applications, nous souhaitons faire appel à votre extrême vigilance et vous recommandons d’en limiter l’usage », ont écrit les députés Renaissance Marie Guévenoux et Eric Woerth ainsi que le chef des Républicains Eric Ciotti. Dans cet email, ils conseillent aux députés d’opter pour la plateforme de travail collaboratif Wimi, sécurisée et française. Les téléphones de fonction des membres du gouvernement ainsi que du personnel des cabinets des ministères régaliens sont hautement sécurisés. Il est impossible d’y installer des réseaux sociaux ou des jeux mobiles.

Jeunesse détournée

Entreprise de technologie numérique fondée en 2012 par Zhang Yiming et domiciliée à Pékin, ByteDance a d’abord lancé en septembre 2016 Douyin (抖音), une application mobile de partage de vidéos courtes pour le marché chinois. C’est en 2017 que ByteDance lance TikTok, la version de Douyin pour les marchés situés hors de Chine. Les deux applications sont très similaires mais fonctionnent sur des serveurs différents et ont des contenus différents, afin de respecter les exigences de la censure d’Internet en République populaire de Chine et sa Grande muraille numérique. Ainsi, TikTok n’est pas accessible en Chine, tandis que Douyin n’est présent que sur les magasins d’application chinois.
TikTok permet aux utilisateurs de créer des vidéos courtes accompagnées de musique, de 3 à 180 secondes. TikTok devient le principal service de ce type en Asie, avec la plus forte croissance tous pays confondus. Elle est l’application de partage de clips qui rassemble la plus grande communauté. En juin 2018, TikTok atteint les 150 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, pour cinq cents millions d’utilisateurs actifs mensuellement. Au cours du premier trimestre 2018, elle est la première application mobile en nombre de téléchargements : 45,8 millions, selon des estimations.
Revenons un peu en arrière. Le 9 novembre 2017, ByteDance acquiert la plateforme chinoise de vidéos concurrente Musical.ly, pour près d’un milliard de dollars américains. Le 2 août 2018, l’entreprise fusionne les deux applications, tout en conservant le nom de TikTok. Cette fusion, notamment le nom TikTok et les campagnes publicitaires sur YouTube et Snapchat, est critiquée par des utilisateurs francophones. Cependant, l’ex-communauté francophone de Musical.ly adopte très vite la nouvelle plateforme.
L’autre danger de TikTok est plus insidieux : tandis que son utilisation en Chine est très réglementée, elle ne l’est pas en Occident. Ses utilisateurs, principalement des jeunes, y passent des heures dans un monde virtuel qui, conséquence logique, les amène à vivre dans un univers très éloigné de la réalité du monde avec ses enjeux et ses questionnements.
De la sorte, TikTok représente aussi un instrument aux mains du pouvoir chinois. Il lui permet, sans rien faire, de détourner cette jeunesse d’une réalité certes angoissante mais à laquelle elle devrait s’intéresser de près, afin de pouvoir intégrer les enjeux du monde de demain, selon un expert des questions sociales et sociétales. Plongés dans cet univers virtuel, ces jeunes sont maintenus dans un monde imaginaire. S’ils peuvent y trouver une façon de s’évader, ils sont aussi involontairement ou non tenus à l’écart d’un monde compliqué. Ils le comprendront d’autant moins que le temps passé sur les écrans est autant de temps soustrait à la réflexion individuelle sur leur place dans la construction de cette société future.

« Utilisation effrayante des neurotechnologies »

Le 25 mars, le quotidien britannique The Guardian publiait une analyse très fouillée de Nita Farahany, autrice du livre The Battle for Your Brain : Defending Your Right to Think Freely in the Age of Neurotechnology (éditions St Martin’s Press, 2023). L’analyse semble attester de l’utilisation par les autorités chinoises d’une nouvelle arme destinée à prendre le contrôle des cerveaux en Occident. TikTok n’en serait que l’un des outils principaux.
Sur la base de documents confidentiels chinois, l’autrice explique qu’avec cette arme, il ne s’agit plus de détruire physiquement le corps des ennemis mais de le paralyser en prenant le contrôle mental. Ainsi, le nouveau champ de bataille, pour Pékin, serait le cerveau humain. De la sorte, le concept même de la guerre évoluerait pour se porter désormais sur l’influence sur les cerveaux.
En novembre 2020, François du Cluzel, directeur de recherches au sein de l’OTAN, avait publié un rapport intitulé La guerre cognitive, qui identifiait le cerveau humain comme l’objectif nouveau de certains pays pour qui l’accent était désormais de militariser les neurosciences. Or l’Armée populaire de libération (APL) chinoise a investi massivement dans ce domaine, avec notamment les efforts considérables portés en Chine sur l’intelligence artificielle, souligne Iona Bain.
Pour Nathan Beauchamp-Mustafaga, un expert de la Chine à la Rand Corporation, il s’agit en réalité d’une « évolution de la façon de faire la guerre, en s’éloignant des domaines naturels et matériels – le sol, la mer, l’air et l’électromagnétique – pour entrer dans le monde de l’esprit humain ». L’armée chinoise, écrit-il, espère « former et même contrôler la pensée cognitive de l’ennemi et les capacités de prise de décision ». Ainsi, sont devenues réalité les campagnes de désinformation de même que les nouvelles armes qui ont pour cible le cerveau. « La guerre des cerveaux » va bientôt devenir à son tour une réalité.
« La plateforme de TikTok s’articule autour de l’influence sur les cerveaux : elle parvient à modeler les croyances et les préférences personnelles des utilisateurs, le tout étant stocké ensuite dans de gigantesques serveurs. L’algorithme de TikTok a la capacité de façonner une opinion publique et d’exploiter les données personnelles des utilisateurs afin de former ensuite les préférences, les tendances et les croyances, écrit Nita Farahany. J’ai vu ceci moi-même de très près. Après une conférence que j’avais donnée au World Economic Forum à Davos, les influenceurs de Davos n’ont sélectionné qu’une fraction de cet exposé pour, en-dehors de son contexte, le déformer sur leur plateforme. Ces vidéos ont été regardées par des millions d’utilisateurs. Ma propre tentative sur cette plateforme de combattre la désinformation n’a finalement reçu qu’une petite fraction de l’attention des utilisateurs. […] Il semble donc plus facile de discréditer quelqu’un qui s’attache à faire la lumière sur les pratiques autoritaires que d’amplifier son message sur l’utilisation déjà effrayante des neurotechnologies par le régime » chinois, explique Nita Farahany, tout en énumérant dans son articles les principales organisations en Chine chargées de la mise au point de ces nouvelles armes ou qui les produisent déjà.

« Pas sûr qu’interdire TikTok complètement soit la solution »

Dans un interview à Asialyst, Paul Charron, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d’influence » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM, ministère des Armées) et expert de la Chine, apporte un point de vue nuancé. « Vu la masse d’abonnés actifs, il est facile de dire que TikTok est un instrument d’espionnage à grande échelle. Il faut cesser de jouer sur les mots car peu importe que ces données soient transférées de TikTok vers ByteDance ou que ByteDance ait un accès direct à ces données. Peu importe puisque le résultat est le même dans la mesure où ByteDance a accès à toutes ces données des utilisateurs. C’est ça qui compte car vous savez comme moi qu’aucune entreprise chinoise ne peut résister aux pressions du pouvoir s’il lui demander de lui transférer des données sur ses clients ou ses utilisateurs. Donc, le résultat est que personne ne peut échapper au fait que ses données transitent vers la Chine. Données qui peuvent ensuite faire l’objet d’utilisations diverses, soit dans le cadre de projets d’intelligence artificielle ou d’espionnage pur. »
Mais Paul Charron se veut prudent : « À la lumière des informations dont on dispose, cela reste une toute petite part de ce que les Chinois captent comme données dans le monde. Il est en réalité difficile de savoir quel est l’intérêt pour eux. Il me semble que l’utilisation de TikTok comme un vecteur de diffusion de récits et d’autres contenus est plus important que l’espionnage à ce stade. Sauf s’il utilisent ces données pour leur programme d’intelligence artificielle. Il reste bien sûr qu’il est indispensable pour les gouvernements de se protéger contre le détournement de données sensibles. Mais, tout compte fait, je ne suis pas sûr qu’interdire TikTok complètement soit la solution. Il faudrait alors faire de même avec Twitter, Facebook, Instagram dont on ne se préoccupe pas car il s’agit de sociétés américaines. »
Une question centrale reste la réciprocité. « Devons-nous accepter que le régime chinois interdise sur le sol chinois tous nos médias, quels qu’ils soient ? Devons-nous continuer de lui donner accès de façon complètement libre à cet espace de communication ouvert de nos sociétés pour ensuite s’en servir ? »
La vraie question est probablement ailleurs : « J’y vois hélas plutôt une conséquence du fonctionnement de nos sociétés et des libertés que ces plateformes ont chez nous. Si en Chine, cela produit autre chose, c’est parce qu’il y a des contrôles. Alors plutôt que de blâmer les Chinois, c’est à nous d’instaurer des contrôles. Reprenons en mains notre jeunesse et nos médias. Le grand avantage de nous abstenir de l’interdiction pure et simple est qu’ainsi nous continuons d’être vertueux et que nous pourrons ainsi continuer d’affirmer notre différence d’avec la Chine : « Vous, en Chine, vous interdisez les voix qui vous dérangent, nous, non. »
Par Pierre-Antoine Donnet
Cet article a été réactualisé le samedi 25 février 2023.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).