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"Endiguement", "requin affamé" : le ton monte entre Chine et États-Unis sur Taïwan

Xi Jinping a obtenu sans surprise un troisième mandat de président de la République populaire de Chine, devant les 3 000 délégués de l'Assemblée nationale populaire au Grand Hall du Peuple à Pékin, le 10 mars 2023. (Source : SCMP)
Xi Jinping a obtenu sans surprise un troisième mandat de président de la République populaire de Chine, devant les 3 000 délégués de l'Assemblée nationale populaire au Grand Hall du Peuple à Pékin, le 10 mars 2023. (Source : SCMP)
Le ton monte ces derniers jours entre Pékin et Washington à propos de Taïwan au point que l’administration Biden et la présidence de l’ancienne Formose ont décidé des mesures pour éviter une escalade militaire entre les deux superpuissances mondiale, dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Lundi 6 mars, Xi Jinping a condamné dans des termes particulièrement virulents « l’endiguement » et la « répression » de son pays par les Occidentaux et en particulier les États-Unis. « L’environnement externe du développement de la Chine a connu des changements rapides. Les facteurs incertains et imprévisibles ont considérablement augmenté, a déclaré le président chinois selon un compte-rendu de l’agence de presse Chine nouvelle. Des pays occidentaux, menés par les États-Unis, ont mis en œuvre une politique d’endiguement, d’encerclement et de répression contre la Chine, ce qui a entraîné des défis sans précédent pour le développement de notre pays. »
Ces propos, estime un diplomate français qui a souhaité garder l’anonymat, marquent un tournant dans le discours de Pékin. D’autant que désormais, il prend aussi pour cible les alliés des États-Unis, ce qui est inédit depuis longtemps. La déclaration du chef de l’État chinois intervient à un mois environ d’une visite officielle à Pékin d’Emmanuel Macron. Le président français espère à cette occasion s’entretenir avec le secrétaire général du Parti Communiste Chinois de la guerre livrée par la Russie en Ukraine dans le but de convaincre Pékin de convaincre Moscou de mettre fin au conflit, selon ce même diplomate.
Xi Jinping, qui a obtenu sans surprise ce vendredi 10 mars un troisième mandat présidentiel à 69 ans, s’exprimait devant des membres d’un comité consultatif durant la session parlementaire annuelle. Le président chinois a par ailleurs déclaré que les cinq dernières années avaient été marquées par une nouvelle série d’obstacles, qui menacent de freiner l’essor économique de la Chine.

« IL y aura certainement un conflit »

Les relations sino-américaines, déjà au plus bas depuis des décennies, ont connu une période particulièrement tendue le mois dernier, après qu’un ballon espion stratosphérique chinois a été abattu par l’armée américaine. Washington a accusé Pékin d’espionner des installations militaires sensibles aux États-Unis. L’affaire a contraint le secrétaire d’État américain Antony Blinken à reporter une visite en Chine dont l’objectif était de désamorcer les tensions bilatérales. Ces dernières ont atteint un paroxysme sur Taïwan et les accusations américaines contre la Chine sur d’éventuelles livraisons d’armes à la Russie.
De son côté, Le nouveau ministre chinois des Affaires étrangères Qin Gang est allé encore plus loin dans la rhétorique. D’après lui, les États-Unis et la Chine se dirigent tout droit vers un conflit ouvert si Washington persiste dans sa politique d’encerclement de la Chine. « Si les États-Unis n’appuient pas sur le frein et continuent de suivre cette direction erronée, aucun garde-fou ne pourra empêcher l’équipage de dérailler et d’aller dans le mur et il y aura certainement un conflit », a ainsi averti Qin Gang mardi 7 mars, lors de la même session parlementaire. Jamais la Chine n’avait brandi cette menace de façon aussi explicite, relèvent les analystes. Elle s’inscrit dans un contexte de rapprochement rapide entre Pékin et Moscou, et la perspective d’une visite officielle de Xi Jinping dans la capitale russe, que le président russe Vladimir Poutine a dit très proche.
Selon le ministre, les États-Unis doivent maintenant s’engager à nouveau à respecter « l’essence » du fameux communiqué commun sino-américain signé en 1979 lorsque Washington a établi des relations diplomatiques avec la Chine communiste. À savoir, l’engagement américain à respecter le principe d’une seule Chine. « Pourquoi clamer haut et fort le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale sur la question de l’Ukraine et en même temps ne pas respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale sur la question de Taïwan et de la Chine ? a lancé Qin Gang. Pourquoi d’un côté demander à la Chine de ne pas fournir des armes à la Russie et de l’autre vendre des armes à Taïwan dans ce qui constitue une violation claire [du communiqué commun] ? »
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen doit faire une escale aux États-Unis sur sa route pour l’Amérique du Sud. Selon le Financial Times, elle a convaincu le président de la Chambre des Représentants américaine Kevin McCarthy de ne pas se rendre à Taïwan comme il l’avait prévu afin de ne pas ajouter de l’huile sur le feu. Tsai Ing-wen a fait savoir à l’administration américaine qu’une telle visite risquerait de déclencher des représailles militaires de Pékin et une escalade dangereuse. Elle va donc rencontrer Kevin McCarthy sur le sol américain.
Pékin proclame avec force depuis des décennies que Taïwan n’est qu’une province de la Chine et la nécessité pour l’ancienne Formose de réintégrer la « mère-patrie », par la force si nécessaire. Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, le président chinois a clairement renforcé ce narratif en déclarant notamment que la « réunification » devait nécessairement devenir réalité au cours de la génération présente. Les autorités taïwanaises refusent de leur côté un tel scénario et affirment qu’il n’est nul besoin pour Taïwan de déclarer son indépendance puisqu’elle est déjà de facto une réalité.

« Néo-Maccarthysme hystérique »

C’était très clair cette semaine dans les mots de Xi Jinping et Qin Gang : la Chine a intensifié sa contre-offensive diplomatique. Répondant indirectement aux mises en garde américaines plusieurs fois réitérées contre toute vente d’armes chinoises à l’armée russe, le ministre a vanté le partenariat étroit entre la Chine et la Russie comme un « modèle » pour le système international.
« Avec la Chine et la Russie qui se donnent la main, l’évolution vers un monde multipolaire et un système international plus démocratique a gagné en dynamique tandis que l’équilibre stratégique global a, de ce fait, trouvé une garantie, a insisté Qin Gang. Plus turbulent sera le monde et plus les relations Chine-Russie devront aller de l’avant. Ce qui devrait présider aux relations sino-américaines devrait être des intérêts communs, des responsabilités partagées et l’amitié entre nos deux peuples et non la politique intérieure américaine et le néo-Maccarthysme hystérique. »
Dans ce qui a été sa première prise de parole publique depuis sa nomination à la tête des Affaires étrangères, l’ancien ambassadeur de Chine aux Etats-Unis a mis en garde l’Amérique contre des « conséquences catastrophiques ». Et de dénoncer « le jeu irresponsable » de l’administration américaine et son comportement de « superpuissance ».
Qin Gang est alors revenu sur l’affaire du ballon espion. Les États-Unis, a-t-il souligné, ont surréagi en suscitant « une crise diplomatique qui aurait pu être évitée ». Cet « incident » montre, selon lui, « une perception américaine [de la Chine] qui est sérieusement fausse. [l’Amérique] considère la Chine comme son premier rival et son plus grand défi géopolitique. Les États-Unis affirment qu’ils cherchent la compétition avec la Chine et non le conflit. Mais dans la réalité, cette soi-disant compétition américaine est un endiguement total et une répression, un jeu à somme nulle de vie ou de mort. L’endiguement et la répression ne vont pas rendre l’Amérique plus grande et les États-Unis n’empêcheront pas la modernisation de la Chine. »
Officiellement, les États-Unis ont réagi avec modération. Mardi 7 mars, le porte-parole de la Maison Blanche pour la sécurité John Kirby a déclaré que sur le fond, la rhétorique chinoise n’avait pas changé. « Nous recherchons une compétition stratégique avec la Chine. Nous ne cherchons pas le conflit. Nous visons la compétition et nous avons pour intention de gagner cette compétition avec la Chine mais nous ne voulons absolument pas qu’elle se maintienne à ce niveau. »
Mais la tonalité dans les milieux politiques américains est nettement plus agressive. La semaine dernière, la nouvelle Commission du Congrès sur la Chine a sélectionné un panel d’experts qui sont pour l’essentiel des faucons très hostiles à Pékin et dont l’objectif déclaré est le « découplage » entre les deux superpuissances économiques du monde.
Exemple avec Matthew Pottinger, ancien conseiller sur la Chine et l’Asie de l’ex-président Donald Trump. Les élus du Congrès devraient, à ses yeux, considérer la Chine comme une puissance qui mène une Guerre froide contre les États-Unis. Dès lors, ils devraient être déterminés à faire face à ce défi chinois. « Le Parti communiste chinois devrait être considéré comme un requin affamé qui va continuer de dévorer tout sur son passage jusqu’à que son nez heurte une barrière d’acier », a-t-il dit dans une déclaration écrite citée par le Washington Post. Mais pour autant, [ce requin] n’en tient pas compte lorsqu’il voit des plongeurs en train de mettre en place une cage à requins. Pour [le PCC], c’est « business as usual ». Voilà comment il se comporte. Plus les mesures que nous prendront seront déterminées et sans chercher à nous excuser pour défendre notre sécurité nationale, plus nos frontières seront respectées et plus l’équilibre des forces sera stable. »

Soldats taïwanais aux États-Unis

Les mises en garde de Pékin interviennent alors que les États-Unis et Taïwan sont engagés dans un processus de rapprochement très net depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche en janvier 2022. Dernière illustration en date, l’annonce à Taipei de l’envoi au second semestre 2023 de soldats taïwanais aux États-Unis pour y recevoir une formation au combat. Ce serait là une initiative inédite depuis 1945.
Selon l’agence taïwanaise Central News Agency (CNA), la brigade blindée 542 et le bataillon 333 des forces armées taïwanaises se rendront sur le sol américain dans le cadre d’un échange militaire entre Taïwan et les États-Unis. Interrogé, l’état-major de l’armée taïwanaise a confirmé mais refusé de communiquer tout détail. Ce sera une première pour des soldats taïwanais au niveau d’un bataillon. Dans le passé, des troupes de l’île s’étaient rendues aux États-Unis, mais à l’échelon d’une compagnie, soit quelques dizaines de soldats.
Le 21 février, après une rencontre avec des élus du Congrès américain dans son bureau, Tsai Ing-wen avait annoncé le renforcement des « échanges militaires » entre Taipei et Washington. « Taïwan va renforcer sa coopération avec les États-Unis et d’autres partenaires démocratiques pour faire face aux défis globaux tels que l’expansionnisme autoritaire et le changement climatique. » La présidente n’avait pas précisé la nature de ces échanges militaires mais avait néanmoins souligné que le temps était venu « d’explorer encore davantage d’opportunités de coopération » entre Taïwan et les États-Unis.
Ce projet s’ajoute à l’annonce la semaine dernière par les États-Unis de leur intention de stationner jusqu’à 200 soldats américains dans l’île pour prendre part à des programmes de formation des forces taïwanaises. Jusqu’à présent, cette discrète présence militaire américaine se bornait à quelques dizaines de soldats. La semaine dernière également, le ministre des Affaires étrangères de Taïwan Joseph Wu a rencontré la vice-secrétaire d’État américaine Wendy Sherman de même que d’autres responsables de haut niveau de l’administration Biden pour discuter ensemble de la sécurité de Taïwan. Rien de précis n’a filtré sur la teneur de leurs entretiens.
Résultat en partie de la politique de coercition menée par Pékin envers Taïwan et ses voisins en Asie de l’Est, « l’île rebelle » qui était depuis des décennies isolée sur la scène internationale est parvenue à resserrer ses liens avec les États-Unis, le Japon et des pays d’Europe orientale. Ce processus est particulièrement net depuis la réélection en janvier 2020 de la présidente Tsai Ing-wen pour un deuxième et dernier mandat. Ce processus s’est encore accéléré depuis l’invasion russe en Ukraine. « Il s’agit là du plus grand échec depuis des décennies pour la Chine et ses tentatives d’isoler Taïwan », soulignait le 28 février le Nikkei Asia. Si Taïwan a réussi à améliorer son image dans le monde ces dernières années, c’est grâce en partie à la politique agressive menée par la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012.
« Taïwan a bénéficié de la diplomatie chinoise des « loups combattants », relève l’ancien diplomate chinois Chen Yonglin qui a fait défection vers l’Australie en 2005. Xi a ouvertement montré ses ambitions et ses préparatifs de guerre ont conduit les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon et l’Australie à faire front commun. Dans la mesure où ces pays changent leur attitude, d’autres pays vont probablement faire de même. Il s’agit là d’une opportunité fantastique pour Taïwan à saisir. »

Le Japon, troisième budget militaire au monde derrière les États-Unis et la Chine

Principal voisin de la Chine et de Taïwan, le Japon a quant à lui annoncé la semaine dernière l’intention de l’armée nippone d’acheter 400 missiles de croisière américains Tomahawk dans l’année fiscale 2023 à compter d’avril pour renforcer les capacités des Forces d’autodéfenses japonaises de contre-offensive. L’annonce est une surprise sur la forme car jusqu’à présent les autorités nippones ne précisaient jamais le nombre exact de missiles achetés.
« Le nombre de ces missiles dont disposent les Forces d’auto-défense et leur prix à l’unité n’étaient pas rendus public de manière à ne pas révéler leurs capacités au combat, a expliqué le Premier ministre Fumio Kishida le 27 février devant la Commission de la Chambre des Représentants japonaise à Tokyo. Mais cette fois-ci, nous avons décidé de les annoncer car le public [japonais] est très intéressé par les missiles [Tomahawk] et les États-Unis vont également annoncer le nombre maximum de missiles [Tomahawk] qui seront vendus au Japon. » Les versions les plus récentes du missile Tomahawk, les Block V, ont une portée de 550 à 2 500 kilomètres et peuvent modifier leur itinéraire en fonction de la position de la cible identifiée. Ils peuvent transporter des charges multiples.
Le même Kishida avait annoncé le 16 décembre dernier le doublement du budget militaire japonais en cinq ans pour le porter à 2 % du PIB national, un montant jamais atteint depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la reddition du Japon en 1945 pour lui permettre de faire face à un contexte militaire régional lui aussi inédit.
Ce programme militaire d’un montant de 320 milliards de dollars consiste en particulier en l’acquisition d’un grand nombre de missiles capables de frapper le territoire chinois. Fumio Kishida avait justifié ces décisions qui bientôt feront du Japon le troisième pays du monde en matière de dépenses militaires derrière les États-Unis et la Chine en déclarant que le pays et son peuple se trouvaient à un « tournant historique de leur histoire ».
Ce programme, avait-il précisé, « est ma réponse aux divers défis sécuritaires auxquels nous faisons face. […] L’environnement sécuritaire autour du Japon change rapidement. Je vais résolument remplir ma mission de Premier ministre qui est de protéger et de défendre la nation et son peuple. »
Dimanche 5 mars, Li Keqiang, qui a été remplacé ce samedi par Li Qiang au poste de Premier ministre, avait annoncé un budget chinois de la défense pour 2023 en hausse de 7,2 %, la plus forte augmentation depuis 2019, pour atteindre 225 milliards de dollars. Une décision budgétaire nécessaire, selon Li, pour intensifier « la préparation au combat » de l’armée chinoise. Ce message nationaliste s’adresse à la population chinoise, mais aussi aux voisins et rivaux de la Chine dans le monde. Devant les 3 000 députés chinois réunis au Palais du Peuple, Li Keqiang a évoqué la revendication de Pékin sur Taïwan en parlant d’un « processus de réunification pacifique de la patrie ».
Les dépenses militaires de la Chine restent officiellement trois fois et demi inférieures à celles de États-Unis. Mais en réalité, une grande partie du budget militaire chinois passe sous les radars. Des recherches sur les missiles ou la cyberdéfense par exemple seraient présentées comme des dépenses civiles. Quel que soit le mode de calcul, les 225 milliards alloués à l’Armée populaire de libération en font le deuxième budget militaire au monde et avec des perspectives ambitieuses. Pékin vient de présenter dans une vidéo son projet d’avion de combat de sixième génération : le J-20 doit entrer en service en 2035. Il sera capable de tirer des missiles hypersoniques.
Par Pierre-Antoine Donnet
Cet article a été réactualisé le samedi 25 février 2023.

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).