Société
Analyse

Chinois d’Indonésie : de quoi parle-t-on ?

(Source : Indonesia Expat)
(Source : Indonesia Expat)
Pourquoi est-on catalogué d’une ethnie ou d’une autre ? Comment faire le tri dans son identité ? Comment peut-on être chinois d’Indonésie ? C’est la pluie de questions soulevées par Anda Djoehanna Wiradikarta, Français d’origine indonésienne, enseignant-chercheur et auteur familier des lecteurs d’Asialyst.
S’il faut une Urszene, une « scène primitive », c’est celle-ci. Nous sommes en août 1963 à Kuala Lumpur en Malaisie. J’ai dix ans et quelques. Ma mère, mes frères et moi rentrons à Paris après des vacances en Indonésie et faisons escale pour rendre visite à mon père, qui est le représentant local de l’UNESCO. Nous sommes dans la rue. Mon père lève la tête et crie en indonésien à un homme perché en haut d’un échafaudage posé contre la façade d’un immeuble : « Je ne comprends pas le chinois ! » (« Saya tidak mengerti bahasa Tionghoa ! »).
*Appeler ces langues « dialectes » est erroné : elles sont apparentées au mandarin, dont elles ne dérivent pas mais avec lequel elles ont un ancêtre commun, appelé « chinois archaïque ».
Un monde s’écroule. Mon père m’avait expliqué qu’il était venu en 1948 à Paris pour étudier à la Sorbonne. Les disciplines qu’il avait choisies étaient l’histoire, la linguistique et le chinois. J’imaginais donc qu’il parlait chinois. Ce que j’entendais ce jour-là sur un trottoir de Kuala Lumpur avait sur le moment été une désillusion. Cette déception n’avait en réalité pas de raison d’être : les Chinois de Malaisie, comme plus généralement ceux d’Asie du Sud-Est, originaires du sud de la Chine, parlent cantonais, hakka, hokkien ou teochew, langues apparentées au mandarin mais non compréhensibles pour qui ne parle que ce dernier*.
*En 1957, année où la Malaisie péninsulaire, protectorat britannique, accède à l’indépendance, les Malais constituaient 50 % de la population, les Chinois 37 % et les Indiens 11 % (cf. « Census population by ethnic group, Peninsular Malaysia, 1911–2010 »).
Ce n’est que dans les années 2010, un demi-siècle plus tard, que je me suis rendu compte que la vraie question n’était pas celle de la compétence de mon père dans la langue des mandarins. Si mon père avait crié : « Je ne comprends pas le chinois ! », c’était évidemment que l’homme, un Malaisien chinois, s’était adressé à lui dans sa langue. Ma question aurait donc dû être : pourquoi ce Chinois avait-il parlé chinois à mon père ? La réponse la plus probable est que ce Chinois avait pris mon père pour un Chinois, et non pour un Malais de la population majoritaire du pays*, car il se serait alors adressé à lui en malais, langue que mon père aurait comprise puisque l’indonésien est une forme de malais.
Je suis moi-même de temps à autre l’objet d’une telle erreur de la part de Chinois. Un soir au milieu des années 1980, « expatrié » par Total à Jakarta, j’étais avec deux cousines germaines dans une discothèque alors très populaire, le « Tanamur ». Nous sommes abordés par un jeune homme qui nous explique qu’il est taïwanais et cuisinier à l’hôtel Mandarin. Il nous demande en anglais : « Are you Chinese ? » Plus tard en 1995, un jour de juillet, toujours à Jakarta, je rencontre par hasard dans un centre commercial un ancien collègue de Total à Paris, un Chinois du Vietnam. Nous décidons de déjeuner ensemble, avec nos épouses. Sa femme est sino-vietnamienne elle aussi. Ils étaient en vacances en Indonésie, chez la sœur de cette dernière. Celle-ci nous demande, à ma femme et moi : « Vous êtes Indonésiens d’origine chinoise ? » Une autre fois, au milieu des années 2000, alors que j’enseignais à l’école de commerce de Dijon, une étudiante de la République populaire de Chine me demande : « Are you Chinese, Sir ? »
*Le rukun tetangga est une institution créée par les autorités d’occupation japonaises durant la Seconde Guerre mondiale sur le modèle des tonarigumi (隣組) ou « associations de voisinage » mis en place au Japon, qui regroupaient 10 à 15 familles chargées de la sécurité de leur quartier.
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi on me posait cette question. Dans mon souvenir, elle m’a été posée la première fois en 1984, au début de ma première « expatriation » à Jakarta. Je m’installais dans la maison du district de Menteng qu’on m’avait attribuée, et étais allé voir le responsable de mon rukun tetangga (bloc de maisons) ou RT*, pour régler les questions administratives de cette installation. À l’époque, Menteng n’avait pas encore été totalement envahie par les nouveaux riches du régime Soeharto. On y trouvait encore des gens éduqués, arrivés là dans les premières années de l’indépendance de l’Indonésie. Mon responsable de RT, un médecin minangkabau de l’ouest de Sumatra, me demande poliment si je suis keturunan, « de descendance ». Je ne comprends pas sa question et lui demande de quelle descendance il parle. Il précise, un peu embarrassé : « De descendance chinoise ? » Je comprenais maintenant sa question, mais ne comprenais pas pourquoi il me l’avait posée. Ma famille n’est pas « ethniquement » chinoise : mes grands-pères étaient l’un sundanais, l’autre javanais, et mes grands-mères l’une minangkabau comme mon responsable de RT, l’autre sundanaise.

En Indonésie, on peut être chinois et ne pas en avoir l’air

Quelques années plus tard, de nouveau expatrié à Jakarta, je déjeunais au Hilton avec un collègue chinois de Hong Kong. Une serveuse vient prendre nos commandes. Elle s’adresse d’abord à moi en anglais : j’ai l’habitude qu’en Indonésie, on me prenne pour un étranger, souvent pour un Singapourien. Puis elle s’adresse en indonésien à mon collègue, qui lui répond en souriant que l’Indonésien, c’est moi. Il y avait là un amusant paradoxe : le Chinois passait pour indonésien et vice versa.
*Sous Soeharto, la plupart des Chinois avaient pris un nom « indonésien » qui était clairement perçu comme non indonésien par les Indonésiens « indigènes ».
Mon collègue de Hong Kong allait d’ailleurs constater que reconnaître des Indonésiens d’origine chinoise n’était pas toujours évident. Lors d’une visite d’une mine de charbon de l’est de Bornéo, exploitée par un entrepreneur sino-indonésien de Bandung, nous avions pour guide un homme qui était pour moi clairement d’origine chinoise, en raison notamment de son nom indonésien* et malgré sa peau très foncée (on me pardonnera ce jeu de mot involontaire). Quand j’expliquai à Peter que notre guide était chinois, il exprima sa surprise. En Indonésie, on peut être chinois et ne pas en avoir l’air.
À propos de Hong Kong, un jour, en mission pour Total dans cette ville, dans un ascenseur, le liftier me demande si je suis japonais. Quelques années auparavant, dans l’avion qui nous ramenait ma femme et moi de Bali, où nous avions fait notre voyage de noces, l’interprète japonaise qu’on trouvait à l’époque sur les avions de Garuda assurant la liaison de Denpasar à Tokyo avec escale à Jakarta, s’approche de nous et nous propose des journaux japonais. Autour de nous, il n’y avait que des Japonais bronzés de leur séjour à Bali. On peut être indonésien et avoir l’air japonais, y compris aux yeux de Japonais.
Je comprenais donc désormais pourquoi on pouvait me demander si j’étais chinois. Mais j’ai encore mis du temps à admettre que je n’avais pas le « type indonésien » majoritaire et qu’en Indonésie, je pouvais passer pour étranger. Je n’en souffrais pas : cela m’agaçait. Pour moi, si les Indonésiens me voyaient comme différents d’eux, c’était parce qu’ils ne connaissaient pas la diversité de leur pays.
*Les Indonésiens qui parlent encore le néerlandais, appris à l’époque coloniale, sont une infime minorité en voie de disparition : Amboinais et Manadonais « hollandisés », aristocratie de Java et Sumatra, ancienne bourgeoisie chinoise.
Mais je ne pouvais pas toujours mettre ce malentendu sur le compte de l’ignorance des Indonésiens. L’exemple du responsable de RT montre que des Indonésiens « éduqués » peuvent aussi se tromper. Ma tante aime à raconter une anecdote. Un jour à une réception, attendant un de mes frères et sa femme, elle explique à une amie, en néerlandais* : « J’ai un neveu qui est marié à une Chinoise » (« Ik heb een neef die met een Chinese getrouwd is »). Arrive mon frère et sa femme. L’amie demande alors à ma tante, montrant ma belle-sœur : « Ah ! C’est ta nièce ? » À ses yeux, le Chinois, c’était mon frère. Pourtant, en l’occurrence, le néerlandais distingue bien le féminin du masculin. Sans doute l’aspect « chinois » de mon frère était-il si frappant que cette dame en avait oublié sa grammaire batave.

Princesses chinoises

*Les populations de langue austronésienne avaient des capacités de navigation en haute mer depuis au moins le IVème siècle avant notre ère, ce que les Chinois et les Indiens n’auront pas avant le Xème siècle. **Selon cette description, ces bateaux faisaient soixante mètres de long et transportaient de six à sept cents personnes, à une époque où les Chinois ne savaient pas encore construire des bateaux de haute mer.
En fait, cette méprise n’est pas rare en Indonésie. En particulier, de nombreux habitants de la côte nord de Java, qu’on appelle le Pasisir, ont un phénotype « chinois ». La présence de Chinois y est ancienne. Ma Huan, l’interprète qui accompagnait l’amiral musulman chinois Zheng He lors de sa quatrième expédition en 1413-1415, note la présence de communautés chinoises établies dans les ports du Pasisir. Nombre de ces Chinois se sont intégrés à la population locale. Les relations commerciales entre Java et la province du Fujian dans le sud de la Chine sont encore plus anciennes, comme en témoigne par exemple la cargaison d’une épave de bateau austronésien – c’est-à-dire javanais ou malais* – découverte en 2003 au large de Cirebon et constituée pour une bonne part de marchandise d’origine chinoise datée de la période dite des Cinq Dynasties (907-979 de notre ère). Plus tôt encore, dans son Carrefour javanais, l’historien français Denys Lombard, cite un texte chinois du IIIème siècle qui décrit des bateaux « kunlun »**, comme les Chinois appelaient à l’époque les populations d’Asie du Sud-Est maritime, jetant l’ancre dans les ports du sud de la Chine.
Mon grand-père maternel n’a pas du tout une apparence « chinoise » mais il est originaire du Pasisir. Dans notre tradition familiale, on parle d’une ascendance chinoise. Ainsi un jour, alors que j’avais dix ou douze ans, ma mère m’avait raconté que nous avions parmi nos ancêtres une princesse chinoise arrivée par bateau à Java. J’avais alors imaginé un paquebot avec à son bord une cargaison de princesses chinoises penchées par-dessus le bastingage. En fait, cette histoire de princesse chinoise remonte à une époque bien plus lointaine, où il n’y avait pas encore de paquebot, comme nous le verrons plus loin.
Bien plus tard, dans les années 1990, au cours d’un grand rassemblement familial, j’avais aperçu un arbre généalogique de mon grand-père maternel, ou plutôt un schéma le représentant. J’avais juste eu le temps de voir que cet arbre aboutissait à un bupati (préfet) de Lasem, une ville du Pasisir. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, au cours de l’été 2010, que j’aurai enfin l’occasion d’obtenir une copie de l’arbre. Le libellé complet de l’ancêtre est « Tumenggung Mertoguno, bupati de Lasem ». Quelques lignes plus bas, c’est-à-dire plus récent, se trouve également un « Tumenggung Djajeng Tirtonoto, bupati de Blora », une autre ville du Pasisir, proche de Lasem.
*Aux XVIIème et XVIIIème siècles, tumenggung était un titre accordé aux chefs, civils et militaires, que les rois javanais nommaient à la tête d’un territoire ou d’une armée.
Un jour, cherchant des références sur les Chinois de Java, je trouve sur Internet un article de la revue Archipel signé de Denys Lombard et Claudine Salmon et intitulé Une culture révolue ? Le Pasisir javanais de Gresik à Rembang. Dans cet article, je lis : « Dans les années 1620, Sultan Agung nomma un certain Cik Go Ing comme successeur de Singgawijaya avec le titre de Tumenggung Mertaguna. » Singgawijaya était un Chinois, bupati de Lasem au début du XVIIème siècle. Au vu de son nom, son successeur était visiblement chinois lui aussi. Dans son titre javanais, je reconnaissais le Tumenggung Mertoguno de mon arbre généalogique*.
Un autre jour encore, toujours à la recherche sur Internet de textes sur les Chinois de Java, je trouve un autre article d’Archipel, signé de Claudine Salmon et intitulé « The Han Family of East Java. Entrepreneurship and Politics (18th-19th Centuries) ». Les Han étaient une grande famille chinoise de Lasem qui s’était ensuite établie dans l’est de Java. L’article raconte l’origine de cette famille. Vers 1700, un certain Han Siong Kong, né en 1673 à Liubianshe dans la province du Fujian, quitte son village natal pour s’installer à Lasem. Il meurt en 1743 et est enterré près de Lasem. Dans un arbre généalogique succinct illustrant l’article, un de ses fils, Han Hing Kong, est cité comme ayant également pour nom « Djajeng Tirtono? », avec un point d’interrogation qui pourrait signifier des lettres ou une syllabe manquantes.
*À l’époque coloniale, le terme néerlandais était regent. À Java, le regent était le poste le plus élevé de l’Inlands Bestuur, « l’administration indigène » placée sous l’administration coloniale. Ce poste était souvent quasi héréditaire ou attribué à des membres d’une même famille. Ces familles formaient la classe sociale des priyayi. Aujourd’hui, un bupati est le dirigeant élu d’un kabupaten, subdivision d’une province. **À l’époque coloniale, un resident était un fonctionnaire néerlandais chargé de l’administration d’une gewest ou région.
Là aussi, il me semblait reconnaître le Djajeng Tirtonoto de mon arbre généalogique. Un des frères aînés de Han Hing Kong, Han Tjien Kong, a vécu de 1720 à 1756 et un de ses frères cadets, Han Bwee Kong, de 1727 à 1778. Han Hing Kong est donc né dans les années 1720. Dans la liste officielle des bupati de Blora, Djajeng Tirtonoto a été en poste de 1762 à 1782, donc à une époque où la VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales) contrôlait désormais le Pasisir. Han Hing Kong peut très bien avoir été nommé par les Hollandais bupati* de Blora en 1762, dans sa quarantaine. L’article dit que Han Tjien Kong entre au service d’un certain Hendrik Breton, resident** de Rembang, une autre ville du Pasisir proche de Lasem. Il n’est donc pas invraisemblable que son frère Han Hing Kong ait pu être nommé bupati de Blora, qui dépendait alors du resident de Rembang.

Islam de Java lié à la Chine

Claudine Salmon écrit que quelques-uns des fils de Han Siong Kong se sont convertis à l’islam, qu’ils se sont fondus dans l’élite locale et établi leur propre généalogie à la manière des priyayi, une classe sociale que l’historien Romain Bertrand appelle la « noblesse de robe » javanaise. Que ce soit à l’époque de Mataram, dont le sultan Agung est le plus grand roi, ou de la VOC, la nomination de Chinois à des postes élevés de l’administration n’avait rien d’exceptionnel, comme l’a expliqué un jour Claude Guillot dans son séminaire intitulé « Transmission des savoirs : transport d’objets et transfert de techniques en Insulinde » à la Maison de l’Asie. Les Chinois constituaient alors une partie significative de la population des villes du Pasisir. Dans les familles priyayi, avoir un ancêtre chinois n’a rien d’anormal.
*En réalité, le Champa est un ancien royaume hindouiste situé dans le centre de l’actuel Vietnam. Les Cham du Vietnam sont environ 130 000, dont un tiers est musulman.
Les Chinois font partie des traditions de l’islam de Java. Les chroniques de cour de Java décrivent ainsi Raden Patah, fondateur de Demak, le premier grand royaume musulman de Java, qui conquiert l’est de Java en 1527, comme étant le fils du dernier roi de Majapahit et d’une Putri Cina, une « princesse de Chine ». À Cirebon sur la côte nord de Java se trouvent côte à côte les tombes de Sunan Gunung Jati (1448–1568), un des Wali Songo, les neufs apôtres qui, selon la tradition, ont propagé l’islam à Java, et de son épouse la « princesse Ong Tien », fille d’un empereur de la dynastie Ming. À Cirebon encore, un prince a fait construire au début du XVIIIème un lieu de méditation, Sunyaragi, dans lequel on trouve deux grottes artificielles, l’une tournée vers La Mecque, l’autre vers la Chine. Ces traditions ne relatent pas nécessairement des événements historiques, mais elles montrent un souci de relier l’apparition de l’islam à Java à la Chine. On comprend donc qu’Abdurrahman Wahid, dit Gus Dur, petit-fils du fondateur de la grande organisation musulmane Nahdlatul Ulama, peu après son élection comme président en 1999, ait déclaré descendre de la Putri Campa, « princesse du Champa »* qui selon la tradition javanaise venait de Chine, avait épousé le dernier roi de Majapahit et avait eu comme fils Raden Patah. Il voulait certes montrer que l’époque de la stigmatisation des Chinois d’Indonésie était révolue. Mais il se plaçait aussi dans une tradition liant l’islam javanais à la Chine.
Selon les sources, on parle donc d’une Putri Cina ou d’une Putri Campa. On trouve sa tombe sur le site de Trowulan, où se trouvait la capitale de Majapahit. Le problème, c’est qu’on trouve aussi la tombe d’une Putri Campa à Lasem, non loin d’une des trois tombes attribuées à Sunan Bonang, un autre des Wali Songo, qui selon la tradition serait un petit-fils de la princesse. Lasem est surnommée « la petite Chine de Java ». La tradition javanaise en fait le lieu où pour la première fois des Chinois auraient débarqué. Il y a à Lasem une tradition de pèlerinage sur la tombe de la princesse par des Chinois. Andrée Feillard m’a signalé un jour qu’à Gresik, près de Surabaya, la tombe de Sunan Giri, également un des Wali Songo, était entourée de sculptures d’inspiration chinoise. À Kudus, dans la même région que Lasem, se trouve la tombe de Kiai Telingsing, c’est-à-dire The Ling Sing, un menuisier chinois. Selon Denys Lombard, « contemporain et fidèle compagnon du Sunan de Kudus, il l’aurait aidé à diffuser l’islam dans la région, et aurait introduit lui-même le travail du bois ». L’exactitude historique ne trouve pas nécessairement son compte dans ces diverses traditions. Mais elles démontrent un souci de lier l’islam de Java à la Chine.
*De son nom complet Raden Benedictus Slamet Muljana, il était donc d’une part de la noblesse javanaise, comme l’indique le titre de Raden, et d’autre part catholique, comme le montre son prénom de baptême Benedictus. **En 1963 s’était tenu à Medan, dans le nord de Sumatra, un « séminaire sur l’entrée de l’islam en Indonésie » (Seminar Masuknya Islam ke Indonesia), qui concluait que « d’après les sources que nous connaissons, l’islam est entré pour la première fois en Indonésie pendant le premier siècle de l’Hégire et directement d’Arabie ». ***Il a été réédité en 2005.
En 1968, l’historien Slamet Muljana* publiait un livre intitulé La chute des royaumes hindou-javanais et l’apparition d’États musulmans dans l’archipel indonésien (Runtuhnya kerajaan Hindu-Jawa dan timbulnya negara-negara Islam di Nusantara). Il y exposait sa thèse sur le rôle des Chinois dans la propagation de l’islam à Java. Sous la pression de dirigeants religieux musulmans qui n’appréciaient pas cette thèse**, le livre était retiré de la circulation en 1971***. Dans l’Indonésie post-Soeharto, le dénigrement de tout ce qui est chinois ne fait plus recette, bien au contraire. Gus Dur avait fait de l’Imlek, le Nouvel An chinois, une fête nationale. En 2008 est sorti un film sur Zheng He dans lequel le rôle de l’amiral chinois est joué par Yusril Ihza Mahendra, un ancien dirigeant du Partai Bulan Bintang (« lune et étoile ») musulman. Et en 2012, un Chinois, Basuki Tjahaja Purnama, familièrement appelé Ahok, a été élu vice-gouverneur de Jakarta.

Situation génétique

*Le chinois et le tibétain appartiennent à une même famille linguistique dite sino-tibétaine. L’expansion vers le sud de l’empire chinois, fondé en 221 avant notre ère, s’est traduite par la soumission de populations appartenant à l’ensemble génétique sud-est asiatique, qui ont adopté des langues chinoises. Les langues sud-est asiatiques ont néanmoins survécu et sont parlées par des minorités du sud de la Chine, notamment dans les provinces du Guangxi et du Yunnan.
Le généticien italien Luigi Luca Cavalli-Sforza explique que la population de la Chine appartient à deux grands ensembles génétiques, l’un qui englobe les Chinois du Nord, les Tibétains*, les Coréens, les Japonais et les Mongols, l’autre qui regroupe les Chinois du Sud et les habitants de l’Asie du Sud-Est. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que des Chinois du Sud, des Thaïlandais et des habitants d’Indonésie occidentale puissent avoir la même apparence. De surcroît, les Chinois d’Indonésie sont originaires du sud de la Chine. Les différentes méprises que je relate ci-dessus illustrent cette situation génétique.
Il ne faut pas inverser la relation de cause à effet. Les différences génétiques, que Cavalli-Sforza appelle la « hidden variation » (la variation cachée), peuvent expliquer les différences d’apparence physique, la « visible variation ». L’apparence physique ne saurait être un indicateur génétique. Des éléments comme la couleur de la peau, des cheveux, des yeux, ne sont dus qu’à un nombre limité et marginal de gènes. « Avoir l’air chinois » ne signifie donc pas nécessairement être génétiquement chinois. Cela peut s’expliquer, mais pas nécessairement, par des ancêtres chinois.
*La stigmatisation des Chinois par le régime Soeharto avait fait du mot « Cina » un terme insultant (comme « nègre » aujourd’hui en français), que l’on cherche à éviter. Les Indonésiens puristes utilisent le mot « Tionghoa », lecture hokkien du mot 中華, prononcé « zhonghua » en mandarin.
Les nombreuses méprises montrent qu’il n’est pas toujours facile de distinguer les Indonésiens d’origine chinoise des autres Indonésiens. Par ailleurs, voir dans les Chinois d’Indonésie une communauté extérieure à la population indonésienne, comme le faisaient par exemple mes collègues français de Total Indonésie, n’a pas de sens. Ils commettaient ainsi une discrimination bien plus radicale que l’idéologie du régime de Soeharto, qui distinguait simplement des Indonésiens pribumi, « indigènes » et non pribumi, « non indigènes ». Il ne s’agit pas de nier l’existence d’une identité chinoise en Indonésie. Le recensement de 2010 en est la meilleure illustration. Un reportage passé dans l’émission Thalassa de France 2 montre une dame qui, à la question de l’enquêtrice sur son suku (groupe ethnique), répond par le mot anglais « Chinese »*. Les Chinois d’Indonésie se définissent comme tels. Toutefois, de nombreux Indonésiens qui ne se définissent pas comme Chinois, ont des ancêtres chinois. Inversement, de nombreux Sino-Indonésiens ont des Indonésiens « de souche » dans leur ascendance, par exemple Oei Tjoe Tat, un ancien ministre de Soekarno.
Dans un article intitulé « The Jews of the Orient » et paru en 1914, le roi Vajiravudh, qui a régné de 1910 à 1925 sur ce qu’on appelait encore le Siam, dénonçait la menace que constituaient pour son royaume les Chinois, qu’il considérait comme inassimilables. Nous voyons qu’il est difficile de qualifier ainsi les Chinois d’Indonésie.
Depuis le recensement de 2000, la loi indonésienne autorise les statistiques ethniques. D’après celui de 2010, les Chinois représentent 1,2 % de la population du pays. La question chinoise en Indonésie est bien plus compliquée que la catégorisation ethnique ne permet de le comprendre.
En Indonésie, être « chinois », ce n’est pas appartenir à un groupe distinct de la communauté nationale, mais avoir une identité propre au sein de cette communauté.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

Pour aller plus loin

– Romain Bertrand, État colonial, noblesse et nationalisme à Java – La tradition parfaite, Éditions Karthala, 2005.

– Luigi Luca Cavalli-Sforza, Genes, Peoples and Languages, Penguin, 2001.

– Daniel Chirot, Anthony Reid, Essential outsiders: Chinese and Jews in the modern transformation of Southeast Asia and Central Europe, University of Washington Press, 2011.

– Anda Djoehana Wiradikarta, Indonésie : l’unité dans la diversité, Éditions Gope, 2021.

– Denys Lombard, Le Carrefour javanais, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990.

– Claudine Lombard-Salmon, « The Han Family of East Java. Entrepreneurship and Politics (18th-19th Centuries) », in Archipel, Volume 41, 1991.

– Denys Lombard, « Autour de la tombe de Kiyayi Telingsing » in Le culte des saints dans le monde musulman (Claude Guillot et Henri Chambert-Loir, dir.), École française d’Extrême-Orient, 1995.

– Slamet Muljana, Runtuhnya kerajaan Hindu-Jawa dan timbulnya negara-negara Islam di Nusantara, Lembaga Kajian Islam dan Studi (LKiS), 2005.

– Thomas Paulus Tjoe Tat Oei, Memoar Oei Tjoe Tat: Pembantu Presiden Soekarno, Hasta Mitra, 1995.

– Keat Gin Ooi, Southeast Asia: A Historical Encyclopedia, from Angkor Wat to East Timor, ABC-CLIO, 2004.

– Paul Piollet, C. Salmon, Denys Lombard, « Une culture révolue ? Le Pasisir javanais de Gresik à Rembang », in Archipel, Volume 51, 1996.

– M. C. Ricklefs, A History of Modern Indonesia since c. 1300, Stanford University Press, 1994 (2ème édition).

– Claudine Salmon, « Amen Budiman, Masyarakat Islam Tionghoa di Indonesia (La communauté musulmane chinoise d’Indonésie) » in Annales, Histoire, Sciences Sociales, Volume 35. Numéro 3, 1980.

– Leo Suryadinata, Etnis Tionghoa dan nasionalisme Indonesia: sebuah bunga rampai, 1965-2008, Penerbit Buku Kompas, 2010.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.