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Cinéma : "Une femme indonésienne", comment passer à côté du film

Scène du film "Une femme indonésienne" de Kamila Andini. (Source : Echos)
Scène du film "Une femme indonésienne" de Kamila Andini. (Source : Echos)
Nana, dont le titre français est Une femme indonésienne, est le quatrième film de Kamila Andini, fille du réalisateur indonésien Garin Nugroho. Faut-il y voir un récit d’émancipation féminine ou une ode nostalgique à l’identité sundanaise ?
Je ne suis pas critique de cinéma, ni d’ailleurs critique d’art en général. Je considère n’avoir aucune légitimité ni capacité à contester les critiques de la presse sur Une femme indonésienne. En revanche, il me semble nécessaire de souligner les incompréhensions et la méconnaissance qu’elles révèlent des traditions indonésiennes, et plus généralement de l’Indonésie.
Une des particularités de ce film est que les dialogues y sont en sundanais, la deuxième langue régionale d’Indonésie (15,5 % d’une population totale de 277 millions, soit quelque 43 millions de personnes) après les Javanais (40 %). À ma connaissance (mais je n’ai pas lu toutes les critiques publiées sur le film), seul le magazine d’information culturelle en ligne Trois couleurs mentionne cette caractéristique. Cet aspect n’est évidemment pas perçu par le public français. Il a pourtant son importance. Le quotidien Republika écrit d’ailleurs que Kamila fait une « percée » dans le cinéma indonésien avec un film totalement parlé en sundanais.

Nostalgie

Les Sundanais habitent l’ouest de l’île de Java. À l’origine, ils habitaient les hautes terres à l’est de Bandung, la capitale de la province de Java Ouest, une région entourée de montagne traditionnellement appelée Parahyangan, « la demeure des dieux ». Il semble que ce n’est que vers la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème que les Sundanais commencent à s’installer dans la plaine qui longe la côte nord de Java. Leur langue est distincte du javanais proprement dit, tout comme leur culture traditionnelle.
On perçoit chez les Sundanais une très forte volonté identitaire. Mais c’est une identité mélancolique, et non revendicative et revancharde. Les poèmes chantés appelés Tembang Sunda, « fleurs de Sunda », dont les thèmes sont l’amour et la beauté du pays sundanais, sont empreints de la tristesse d’une grandeur disparue. En effet, alors qu’existent encore huit cours royales javanaises, les anciens royaumes sundanais, dont les capitales se trouvaient dans l’intérieur de l’île de Java, ont disparu, annexés par les sultanats javanais des régions côtières ou le royaume de Mataram dans le centre de l’île. Ce désir de préserver l’identité sundanaise est la raison pour laquelle on lit au tout début du film un hommage rendu « à nos ancêtres de la terre sundanaise ». Par deux fois, on voit dans le film une chanteuse de tembang accompagnée d’une flûte et de deux cithares, un ensemble musical typiquement sundanais. La beauté du film doit beaucoup à la nostalgie qui imprègne la culture sundanaise, notamment dans la musique mais aussi la langue, que les Javanais trouvent mélodieuse.
*Aujourd’hui, dans l’Indonésie républicaine, seuls les membres des familles royales javanaises portent encore ce qu’on appelle en France des titres de courtoisie. L’ancienne noblesse de service, comme l’appelle l’historien Romain Bertrand, à laquelle le gouvernement colonial laissait l’administration des populations indigènes de Java a disparu. Leurs descendants se contentent de former des trah, associations familiales dont les membres se réunissent de temps à autre, notamment pour des pèlerinages sur les tombes ancestrales.
Le scénario est tiré du premier chapitre d’un roman biographique de l’écrivain indonésien Ahda Imran, Jais Darga Namaku (« Mon nom est Jais Darga »), qui raconte l’histoire d’une Sundanaise d’origine nobiliaire devenue la première femme indonésienne marchande d’art de niveau international. Dans le film, Darga est d’ailleurs le nom du mari de Nana, l’héroïne, dont le nom complet est Raden Nana Sunani, raden étant en fait à Java un titre qui à l’époque coloniale signalait la qualité nobiliaire de la personne*, et « Nana » étant simplement un diminutif pour Sunani.

Réussite et émancipation

Les critiques du film dans la presse française montrent un malentendu sur la condition de la femme en Indonésie. On y lit des mots tels que « victime […] de la société patriarcale », « un réquisitoire brillant contre ce pouvoir des hommes qui cadenassent la vie de leurs femmes et de leurs filles », « victime d’un système patriarcal impitoyable ». Certes, l’article de Wikipedia indonésien dit du mari de Nana qu’il « n’arrête pas de la rabaisser » (« selalu merendahkannya »), mais rien dans le film ne dit que c’est là la condition de la femme indonésienne en général. Il est d’ailleurs curieux de parler de « cadenas » quand on entend ce que dit son mari à Nana à propos de l’importance qu’elle soit heureuse (je n’en dirai pas plus sur cette scène pour ne pas gâcher l’histoire). J’ai parlé dans Asialyst de « la place de la femme en Indonésie ». La réussite professionnelle de Jais Darga est à l’opposé des « humiliations silencieuses d’une génération de femmes, privées d’horizon d’émancipation ». Ce qui est mis en avant, c’est sa réussite au niveau international, non son « émancipation ».
Il existe par ailleurs une erreur de compréhension sur le contexte historique du film. Un personnage parle de « Japonais » et de « Hollandais », mais un mot suggère qu’il s’agit d’une période ultérieure. En effet Ningsih, la sœur de Nana, parle de « gerombolan », « des bandes », mot qui dans les années 1950-60 désignait les rebelles du Darul Islam, un mouvement séparatiste qui voulait instaurer un État islamique dans l’ouest de Java et sera définitivement éliminé en 1962. Les sous-titres français se contentent de traduire ce mot par « eux », ce qui empêche toute compréhension du contexte.
Il est dommage qu’à propos de la condition féminine, Une femme indonésienne soit interprété à partir de références culturelles françaises, au lieu de susciter un intérêt pour la place de la femme dans les traditions indonésiennes.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.