Société
Analyse

"L'affaire documenta" : les Indonésiens sont-ils antisémites ?

"People's Justice", l'œuvre du collectif d'artistes indonésiens Taring Padi, exposée à documenta 15, l'une des plus grandes expositions allemande d'art contemporain à Cassel, ouverte le 18 juin 2022. (Source : DW)
"People's Justice", l'œuvre du collectif d'artistes indonésiens Taring Padi, exposée à documenta 15, l'une des plus grandes expositions allemande d'art contemporain à Cassel, ouverte le 18 juin 2022. (Source : DW)
L’antisémitisme est-il une notion universelle et distincte du racisme ? La distinction est majeure en Europe. Est-ce donc une spécificité de l’histoire occidentale, qui n’est pas au centre de la culture politique asiatique ? Où commence l’ethnocentrisme ? Jusqu’où peut-aller le relativisme culturel ? C’est le débat qui agite la scène artistique contemporaine en Indonésie et en Allemagne. En juin dernier, l’œuvre monumentale d’un collectif d’artistes indonésiens, comportant une imagerie antisémite, a été retirée d’une grande exposition allemande d’art contemporain.
*Le nom s’écrit avec un « d » minuscule.
Le 21 juin dernier, un scandale éclabousse documenta*, l’une des grandes expositions d’art moderne et contemporain en Allemagne, qui se tient tous les cinq ans à Cassel. Les organisateurs ont dû retirer une œuvre du collectif d’artistes indonésiens Taring Padi, fondé en 1998 à Yogyakarta dans le centre de l’île indonésienne de Java. Critiquée pour un contenu considéré comme antisémite, l’œuvre, intitulée People’s Justice, consiste en une banderole de 18 mètres de long. Créée en 2002, elle dénonce les violences du régime Soeharto, présentant des personnages qui symbolisent ces violences. Parmi eux figurent des soldats en tenue anti-émeute avec des têtes de cochon, dont l’un porte l’inscription « Mossad » et une étoile de David sur sa cagoule. Derrière les soldats, on voit un personnage portant des papillotes, un cigare à la bouche, des dents de vampire et un chapeau avec un insigne « SS ». L’œuvre a été dénoncée par le Conseil central des Juifs en Allemagne.
Taring Padi a présenté des excuses tout en affirmant qu’il n’y avait aucune intention antisémite. Le collectif regrette que l’œuvre soit devenue « un monument de deuil pour l’impossibilité du dialogue ».
*Le nom s’écrit avec un « r » initial minuscule.
Dès janvier 2022 pourtant, une « Alliance contre l’antisémitisme de Cassel » accusait ruangrupa*, le collectif d’artistes indonésiens conservateur de l’édition 2022 de documenta, de travailler avec des organisations qui approuvaient le boycott culturel d’Israël ou d’être antisémites. Accusations rejetées par documenta, soutenue par plusieurs experts en art, et également le maire de Cassel. « L’Alliance » avait alors averti que « Cassel risquait de devenir un lieu d’agitation anti-Israël et antisémite pendant documenta ».
Détail de "People's Justice", l'œuvre du collectif d'artistes indonésiens Taring Padi, exposée à documenta 15, l'une des plus grandes expositions allemande d'art contemporain à Cassel, ouverte le 18 juin 2022. (Source :
Détail de "People's Justice", l'œuvre du collectif d'artistes indonésiens Taring Padi, exposée à documenta 15, l'une des plus grandes expositions allemande d'art contemporain à Cassel, ouverte le 18 juin 2022. (Source : DW)" rel="noopener" target="_blank">DW)

« Choqués et attristés »

Ruangrupa (« l’espace de la forme ») a été fondé en 2000 à Jakarta. Mais ce collectif est aussi, avec Taring Padi (« le croc de riz »), l’un des acteurs principaux de la scène artistique de Yogyakarta, une des deux anciennes cités royales, avec Surakarta, dont les palais préservent une culture de cour qui fait partie de l’identité javanaise. C’est une ville universitaire où des dizaines de milliers d’étudiants viennent de tous les coins d’un archipel de plus de 16 000 îles et qui s’étire sur plus de 5 000 kilomètres, pour acquérir un savoir moderne. Mais « Yogya », comme on l’appelle familièrement, est donc aussi le lieu où s’exprime une création artistique indonésienne contemporaine. Cette dernière se nourrit à la fois des différentes traditions et transcende l’extrême diversité d’une nation où l’on parle quelque 700 langues et où le recensement officiel dénombre plus de 1 000 groupes ethniques.
Ce n’est que début mai que ruangrupa réplique par une lettre ouverte déposée sur la plateforme E-flux consacrée à la création artistique. Le collectif y regrette l’annulation d’un débat dans lequel il envisageait de répondre aux accusations d’antisémitisme. Dans ces accusations qu’il rejette, il voit des « tentatives malintentionnées de délégitimer des artistes et de les censurer au préalable sur la base de leur patrimoine ethnique et de leurs positions politiques présumées ». Ruangrupa affirme que « l’Alliance » est en réalité un individu lié à un « groupe extrémiste » qui n’a rien à voir avec la communauté juive de Cassel. Le collectif dénonce également dans les accusations de « l’Alliance » un jeu de mots à teneur raciste sur lumbung, qui en indonésien désigne une grange à riz communautaire, concept sur lequel repose son projet artistique, et le « lumumba », un cocktail nommé d’après le militant indépendantiste congolais Patrice Lumumba. Fin mai, un des lieux d’exposition est vandalisé, notamment avec des graffiti « à connotation haineuse ».
Début juin, plusieurs artistes de différentes nationalités publient, également sur E-flux, un texte de soutien à ruangrupa. Fin juin, Taring Padi publie à son tour une déclaration dans laquelle le groupe dit regretter l’ampleur de la polémique autour de son œuvre People’s Justice et présente ses excuses aux visiteurs, à l’équipe de documenta, au public allemand, notamment à la communauté juive. Et de faire la déclaration suivante : « En tant que collectif d’artistes qui dénonce le racisme sous toutes ses formes, nous sommes choqués et attristés par la fureur médiatique qui nous étiquette comme antisémite. […] Nous sommes venus à documenta 15 en solidarité avec les luttes mondiales qui démontent les héritages coloniaux ayant donné naissance à l’autoritarisme et la violence d’État. »

Sentiment anti-israélien

*Lire Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, paru en 2014 aux éditions du Toucan.
L’affaire a évidemment connu des rebondissements en Indonésie. L’écrivain Goenawan Mohamad, fondateur de l’hebdomadaire indonésien Tempo, plusieurs fois condamnés sous le régime Soeharto, a ainsi posté un texte sur son compte Facebook. Goenawan est francophone et francophile. La culture « occidentale » ne lui est pas étrangère. Il sait ce qu’est la Shoah mais considère que toute abomination est liée à un lieu : pour la Shoah, c’est l’Allemagne. Mais au XXème siècle, ajoute-t-il, il y a aussi eu des massacres en Indonésie en 1966, au Cambodge en 1975, au Rwanda en 1994, en Serbie en 1999. L’écrivain considère absurde de vouloir que pour un Indonésien, un Chinois ou un Papou, la haine et l’abomination soient symbolisées par l’antisémitisme. Pour Goenawan, l’antisémitisme appartient à l’histoire de l’Europe. Y voir une notion universelle est à ses yeux de l’eurocentrisme. Le philosophe Jean-Louis Vullierme démontre d’ailleurs que le nazisme prend sa source dans une pensée et des textes européens et américains*.
Il existe une microscopique communauté juive en Indonésie, qui compte à peine 200 personnes. Mais dans le pays de la conférence de Bandung, le conflit israélo-palestinien est vu au prisme de l’anticolonialisme. Le préambule de la constitution indonésienne déclare en effet que « l’indépendance est le droit de tous les peuples », et l’Indonésie s’oppose donc à « l’occupation de la Palestine par Israël ». La ministre indonésienne des Affaires étrangères a réitéré cette position en mai 2021, déclarant que « le conflit est, par nature, asymétrique entre Israël, l’oppresseur, la puissance occupante, et les Palestiniens, la population occupée et continuellement oppressée ». Mais cette position a produit un sentiment anti-israélien qui dans une partie de l’opinion indonésienne a, tout comme en France, pris la forme de l’antisémitisme, notamment dans les milieux islamistes.
Le critique d’art Bambang Bujono estime que l’œuvre de Taring Padi a un caractère caricatural. Il n’y voit pas d’antisémitisme mais considère que les différences de signification donnée à des symboles doivent être discutées dans un débat intellectuel. De son côté, Faruk Tripoli, expert en art et en culture à l’université Gadjah Mada à Yogyakarta, déclare qu’il peut comprendre les réactions suscitées en Allemagne.
Il est impératif de faire connaître en Indonésie ce qu’est la Shoah, trop mal connue dans l’archipel, et d’expliquer pourquoi elle est fondamentale dans la conscience du monde occidental. Il n’en reste pas moins que pour les Indonésiens, l’antisémitisme n’est qu’une forme particulière de racisme, et non une notion distincte et universelle.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.