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Ballon "espion" chinois : le réchauffement raté entre Pékin et Washington

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a reporté sa visite prévue le 5 février 2023 à Pékin après l'identification d'un ballon "espion" chinois au-dessus du territoire des États-Unis, le 3 février 2023. (Source : Today90)
Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a reporté sa visite prévue le 5 février 2023 à Pékin après l'identification d'un ballon "espion" chinois au-dessus du territoire des États-Unis, le 3 février 2023. (Source : Today90)
La découverte jeudi 2 février d’un ballon espion chinois au-dessus du territoire américain a déclenché une nouvelle crise diplomatique entre les États-Unis et la Chine. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a reporté sa visite à Pékin prévue ce dimanche 5 février, la première depuis 2018. L’objectif était d’apaiser les relations volcaniques entre les deux plus grandes puissances économiques du monde. Raté.
Tout était prêt pour le voyage du chef de la diplomatie américaine. Antony Blinken devait à partir de dimanche s’entretenir avec son homologue chinois et rencontrer le président Xi Jinping. Jusqu’à l’annonce de la présence dans le ciel américain d’un ballon stratosphérique. L’aéronef survolait des zones sensibles dans le Montana, dans l’ouest des États-Unis.
Le ballon avait auparavant parcouru des milliers de kilomètres à une altitude de 18 kilomètres depuis la Chine pour survoler le Canada avant d’entrer, en début de semaine, dans l’espace aérien américain. Visible à l’œil nu et observé par des habitants du Montana, il n’était plus possible pour les autorités américaines de garder le silence. « Nous n’avons aucun doute sur le fait que le ballon provient de la Chine », a alors déclaré jeudi le général Pat Ryder, secrétaire de presse du Pentagone, lors d’un point presse. Les États-Unis ont interrogé les responsables chinois sur la présence de ce ballon « de toute urgence, par le biais de plusieurs canaux ». « Nous leur avons communiqué le sérieux avec lequel nous prenons cette question », a déclaré ce responsable du département de la Défense. Et Pat Ryder de souligner : ce n’est pas la première fois qu’un tel ballon est identifié au-dessus des États-Unis. « C’est arrivé une poignée d’autres fois au cours des dernières années. » Mais ce ballon « semble s’attarder », a ajouté le général.
Pour le Pentagone, aucun doute : « Clairement, ce ballon est destiné à la surveillance et sa trajectoire actuelle l’amène au-dessus de sites sensibles », notamment des bases aériennes et des silos de missiles stratégiques, a indiqué un premier responsable américain sous couvert d’anonymat, évoquant l’État du Montana, dans le nord-ouest des États-Unis.
Comment minimiser l’événement ? La situation devenait intenable : le gouvernement américain a annoncé le report de la visite du chef de la diplomatie américaine qui devait s’envoler vendredi pour la capitale chinoise. Les « regrets » exprimés par les autorités chinoises pour cette intrusion, selon elles, « involontaire », n’y ont rien changé.
« Nous avons pris note des regrets exprimés par la Chine mais la présence de ce ballon dans notre espace aérien est une violation claire de notre souveraineté ainsi que du droit international et c’est inacceptable », a affirmé devant des journalistes le même haut responsable américain sous couvert d’anonymat. Interrogé sur les « regrets » chinois, le porte-parole du Pentagone Pat Ryder a, lui, répondu sans donner plus de précisions : « Le fait est qu’il s’agit d’un ballon espion. »

Joe Biden : « Nous allons nous en occuper »

À la demande du président Joe Biden, le Pentagone avait examiné la possibilité d’abattre le ballon, mais la décision avait été prise de ne pas le faire dans un premier temps. « Nous avons considéré qu’il était suffisamment gros pour que les débris provoquent des dégâts » pour les personnes au sol s’il était abattu. Le département de la Défense n’a pas précisé la taille de l’objet, le décrivant comme un ballon aux dimensions assez larges. Il aurait la taille de « trois bus », soit environ 30 mètres, selon un haut responsable du Pentagone cité par ABC News. Des avions de chasse se sont également approchés de l’engin au-dessus du Montana, indique le Pentagone. Son porte-parole, Pat Ryder, a précisé que le commandement de la défense aérospatiale des États-Unis et du Canada (Norad) surveillait déjà la trajectoire du ballon avant son entrée dans l’espace aérien des États-Unis en début de semaine. Le président républicain de la Chambre des représentants Kevin McCarthy a dénoncé jeudi soir une « action déstabilisatrice » d’une Chine qui « méprise éhontément la souveraineté des États-Unis ».
L’affaire n’en est pas restée là. Joe Biden a voulu enfoncer le clou. Ce samedi 4 février, alors qu’il venait juste d’atterrir à bord d’Air Force One à Syracuse, dans l’État de New York, le président américain, interrogé sur le devenir du ballon espion, a lâché un lapidaire : « Nous allons nous en occuper. » Cela n’a pas traîné : quelques instant plus tard, l’engin qui avait été repéré le matin au-dessus de la Caroline du Nord a été abattu par un missile tiré par un avion de chasse, au large de la côte est du pays.
Maintenant, l’armée américaine espère récupérer le maximum de débris de l’aéronef avant qu’ils ne sombrent dans l’océan. « Ils ont réussi à l’abattre et je tiens à féliciter nos aviateurs », s’est satisfait Joe Biden dans la foulée. L’objectif paraît évident : prouver qu’il s’agit bien d’un ballon espion et donc que la Chine a menti. Selon certains experts, l’aéronef pourrait être équipé de matériels électroniques sophistiqués permettant d’intercepter les communications au sol, de mesurer les champs magnétiques et de permettre ainsi percer le secret d’équipements tels que des radars de haute précision, ce que ne peuvent pas faire des satellites espions.
Peu avant que le ballon ne soit abattu, le trafic aérien avait été suspendu dans trois aéroports du sud-est des États-Unis par mesure « de sécurité nationale », avait annoncé le régulateur de l’aviation civile américaine (FAA). Il s’agissait d’un aéroport en Caroline du Nord et de deux en Caroline du Sud.

« Cela ne fait que prouver que le système de défense aérienne des États-Unis n’est là que pour faire joli »

La veille, Pékin avait essayé de temporiser. « Une vérification est en cours », avait d’abord affirmé une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Mao Ning, jugeant que « formuler des conjectures et monter les choses en épingle avant même que les faits ne soient établis n’aide pas à une résolution appropriée du dossier ».
Plus tard dans la journée, le même ministère avait indiqué regretter « l’entrée involontaire » de ce ballon dans l’espace aérien américain. Selon lui, ce dirigeable civil principalement utilisé pour « des recherches météorologiques » aurait des capacités « d’auto-direction » très limitées et aurait « dévié loin de sa trajectoire prévue » à cause des vents.
Le Global Times, émanation du Parti communiste chinois, a pour sa part ironisé sur l’incident. « Le ballon lui-même est une grosse cible, a tweeté le quotidien anglophone. Si des ballons provenant d’autres pays peuvent vraiment pénétrer sans encombre dans le territoire continental américain, ou même entrer dans le ciel au-dessus de certains États, cela ne fait que prouver que le système de défense aérienne des États-Unis n’est là que pour faire joli et n’est pas digne de confiance »
Cette affaire avait encore pris de l’ampleur vendredi avec l’annonce par le Pentagone qu’un deuxième « ballon espion chinois » avait été repéré au-dessus de l’Amérique latine. Ni sa localisation, ni la direction qu’il emprunte, n’ont été précisées. Le ton est donc encore monté à Washington qui désormais juge l’affront « inacceptable ». Le secrétaire d’État a fait part du mécontentement américain lors d’un appel avec son homologue chinois, Wang Yi. Il a dénoncé « un acte irresponsable et une violation claire de la souveraineté des États-Unis qui sape l’objectif du voyage ».
Un haut responsable du Parti communiste chinois, cité par l’agence Chine Nouvelle, a, lui, souligné que son pays agissait de façon « responsable » et avait « toujours strictement respecté les lois internationales ». La Chine « n’a jamais violé le territoire et l’espace aérien d’un pays souverain », a insisté samedi le ministère chinois des Affaires étrangères.
Antony Blinken a quant à lui assuré que sa visite serait reprogrammée quand « les conditions le permettront ». Et d’insister très diplomatiquement sur la nécessité de garder « les lignes de communication ouvertes » avec Pékin. Sa visite en Chine aurait été la première d’un secrétaire d’État américain depuis octobre 2018.

« Mon instinct me dit que nous combattrons en 2025 »

N’est-ce pas là une gigantesque erreur de Pékin ? Cette opération ne manquera pas de frapper l’opinion internationale, dont une partie y verra une provocation ou, pour le moins, un signe d’arrogance. Comment en effet ne pas penser que ce survol de l’espace aérien nord et sud-américain était délibéré puisqu’il ne faisait aucun doute que l’engin serait détecté ? Une opération grotesque même qui finira par se retourner contre la Chine, estiment certains commentateurs dans les médias américains.
Surtout, cette affaire du ballon tombe au plus mal pour les États-Unis et la Chine. Ces dernières semaines, Pékin et Washington avaient exprimé leur volonté d’apaiser leurs relations volcaniques. Le but principal de la visite de Blinken était et reste de mettre en place un mécanisme sino-américain destiné à éviter toute escalade militaire si devait survenir un erreur de jugement ou un incident militaire entre les deux pays dans la zone de Taïwan.
Bien entendu, Joe Biden ne veut pas apparaître comme « faible » face à la Chine, ce que lui reprochent constamment les Républicains, en particulier son prédécesseur, Donald Trump. Cité par le Washington Post ce samedi, Rajan Menon, directeur du think tank américain Defense Priorities, a cette réflexion sur l’actuel locataire de la Maison Blanche : « Il y a le Biden qui dit : « Soyez assuré que je comprends la politique étrangère et que je partage une longue histoire avec Xi Jinping », mais il y a aussi le Biden qui dit : « si je vois un concurrent à l’horizon qui a besoin d’être encerclé et d’être mis au pas, c’est la Chine. Mais les deux réalisent qu’un effondrement des communications ou une confrontation directe serait mauvaise pour les deux parties. »
De fait, la question angoissante d’un conflit armé d’envergure à Taïwan reste plus que jamais d’actualité. Cela fait désormais plusieurs mois que Pékin se montre de plus en plus menaçant. Si bien que des responsables militaires américains pensent que les Chinois pourraient bientôt saisir l’occasion d’agir en déclenchant une guerre contre l’île, que la Chine considère comme partie intégrante de son territoire. C’est en tout cas ce que prévoit un général américain. Dans une note interne envoyée vendredi 27 janvier à ses troupes, le général Michael Minihan alerte sur le risque élevé d’une guerre entre les États-Unis et la Chine en 2025, très probablement autour de Taïwan.
« J’espère me tromper. Mon instinct me dit que nous combattrons en 2025 », écrit le général de l’armée de l’air dans cette note interne publiée par la presse américaine. Une prévision macabre qui s’appuie sur le calendrier politique des États-Unis et de Taïwan. Le président Xi Jinping « dispose à la fois d’une équipe, d’un motif et d’une opportunité pour 2025 », estime ce haut gradé américain, assurant que les élections présidentielles taïwanaises en janvier 2024 donneraient au dirigeant chinois une « raison » pour agir. La course pour la Maison Blanche, prévue la même année, offrira quant à elle une « Amérique distraite », argue-t-il encore.
C’est pourquoi dans cette note, le général de l’US Air Force exhorte ses officiers à être prêts au combat dès cette année. Il appelle ses troupes à s’entraîner en se rendant entre autres sur des stands pour tirer sur des cibles. Le général invite à y « viser les têtes ».
Pour rappel, en mars 2021, l’ancien chef du commandement américain de l’Indo-Pacifique avait prévenu que « Taïwan est clairement l’une des ambitions » de Pékin. Plus d’un an après, en août dernier, la Chine avait procédé à de très importants exercices militaires autour de l’archipel. Une démonstration de force sans précédent, en représailles à la visite à Taipei de Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants. En octobre dernier, un amiral américain prévoyait une invasion chinoise de l’île « en 2022 ou 2023 ». Pour autant, si les experts militaires interrogés dans la presse américaine décrivent tous le comportement « très provocateur » des forces chinoises, reste qu’une invasion demeure encore hypothétique.

La dynamique de Bali » cassée ?

À ces tensions s’ajoute une rapprochement tangible de la Chine avec la Russie. Lundi 30 janvier, la même Mao Ning a franchi un pas en accusant les Etats-Unis « d’avoir déclenché la crise en Ukraine » et sommé Washington d’arrêter d’envoyer des armes lourdes à Kiev. Des propos qui tranchent singulièrement avec la posture de « neutralité » adoptée par la Chine depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier.
En outre, le 31 janvier, le ministère russe des Affaires étrangères a annoncé que le président chinois Xi Jinping devrait se rendre en Russie ces prochaines semaines. Un « événement majeur », a souligné le ministère dans un communiqué. Pékin n’a pas commenté mais si cette visite devait avoir lieu en pleine guerre en Ukraine, elle contribuerait certainement à antagoniser encore davantage Chinois et Américains.
Alors se pose la question : assistons-nous aux prémices d’un conflit mondial ? Pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine, la Chine s’est positionnée en faveur de la Russie. Le 24 janvier, l’administration américaine a, quant à elle, reproché aux entreprises publiques chinoises d’assister militairement et économiquement la Russie. Des accusations infondées, selon Pékin qui estime être victime de « chantage ».
La guerre en Ukraine devait être au cœur des discussions ce dimanche entre l’administration chinoise et Antony Blinken. Outre des entretiens avec son homologue chinois Wang Yi, le chef de la diplomatie américaine devait également rencontrer le président Xi Jinping.
La visite en Chine d’Anthony Blinken était programmée depuis la rencontre au sommet du G20 à Bali les 15 et 16 novembre entre Joe Biden et Xi Jinping. « Cet incident a assombri l’atmosphère et durci les positions. Il n’y a pas de garantie que les deux parties puissent ressusciter la « dynamique de Bali », a estimé samedi Daniel Russel, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires est-asiatiques et du Pacifique durant le second mandat de Barack Obama, cité par la BBC.
De plus, un autre moment de crise pourrait advenir rapidement. Après la visite en août dernier à Taïwan de Nancy Pelosi, son successeur Kevin McCarthy s’y prépare à son tour. Ce déplacement, s’il y a lieu, va de façon certaine renforcer encore la colère des autorités chinoises, d’autant que McCarthy est l’un des faucons du parti républicain favorables à un durcissement radical de la politique américaine à l’égard de la Chine. Selon des sources américaines citées par les médias à Washington, cette visite est activement préparée par le Pentagone et pourrait avoir lieu dès le printemps. Pékin a déjà mis en garde Washington. Kevin McCarthy, lui, a récemment dit lâché ses coups : « la Chine, selon lui, est au tout premier rang des pays en ce qui concerne le vol de la propriété intellectuelle. Aucun autre pays dans le monde ne vole autant. Nous allons mettre un coup d’arrêt à cela et nous ne permettrons pas à l’administration [américaine] de s’assoir et de laisser la Chine faire cela à l’Amérique. »

Le dernier chaînon manquant

L’agressivité de la Chine ces dernières années, en particulier dans la région, a suscité une réaction de crainte chez nombre de ses voisins. C’est ainsi qu’ils ont peu ou prou rejoint les Etats-Unis dans une alliance de fait qui rassemble aujourd’hui le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, l’Inde mais aussi dans une certaine mesure les Philippines.
Ce jeudi 2 février, Washington et Manille ont dévoilé un accord permettant aux soldats américains d’accéder à quatre bases supplémentaires dans ce pays qui cherche, comme son allié de longue date, à contrer la montée en puissance de la Chine. Les deux États ont convenu de l’extension d’un accord existant pour inclure quatre nouveaux sites « dans des régions stratégiques du pays », ont précisé des responsables philippins et américains dans une déclaration commune.
Un accord qui offre un contraste saisissant avec la politique accommandante menée par l’ancien président philippin Rodrigo Duterte. Il avait déclaré son « admiration » pour la Chine et annoncé une « séparation » avec les États-Unis afin de « réaligner » les Philippines au côté du puissant voisin chinois. Des propos qui avaient entraîné une vague de critiques dans l’archipel philippin. Depuis son élection, le nouveau président Ferdinand Marcos Junior a pris le contrepied de son prédécesseur.
Notons que cet accord permettra aussi aux États-Unis de procéder à des rotations de troupes et de matériels militaires dans neuf sites philippins, ce qui leur assurera d’atteindre une présence militaire dans ce pays jamais vue depuis 30 ans. L’archipel représente également le dernier chaînon manquant dans le dispositif géostratégique et militaire des Américains dans la zone. Ils disposeront désormais de plateformes militaires tout autour de la Chine avec celles déjà en place au large du Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie jusqu’au sud de la Mer de Chine méridionale.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).