Culture
Entretien

Cinéma : "Tora-san" de Yamada Yoji, 25 ans de la vie du Japon

Extrait de "L'amour sous une ombrelle", 15e film de la série "Tora-san" rélaisée par Yamada Yôji en 1975. (Source : Telerama)
Extrait de "L'amour sous une ombrelle", 15e film de la série "Tora-san" rélaisée par Yamada Yôji en 1975. (Source : Telerama)
Qui a passé du temps au Japon a immanquablement vu un « Tora-san ». Il n’y a pas une semaine sans qu’un ou deux films de cette saga ne soit diffusé à la télévision au Japon. Mais rares sont ceux qui connaissent son réalisateur : Yamada Yôji et encore moins le travail de ce cinéaste prolifique. Cette lacune est comblée grâce à la volumineuse monographie signée Claude Leblanc (752 pages) : Le Japon vu par Yamada Yôji, parue aux Éditions Ilyfunet. Pour ceux désireux de voir des films de Yamada, la Maison de la culture du Japon à Paris propose jusqu’en mars 2023 la rétrospective consacrée à la série culte C’est dur d’être un homme ! (Otoko wa tsurai yo), plus connue sous le nom de son personnage principale Tora-San. Entretien avec Claude Leblanc.
Pourquoi avoir choisi de s’intéresser à Yamada Yôji ?
Claude Leblanc : Son cinéma est populaire, mais il ne faut pas le réduire à la seule série C’est dur d’être un homme. Le reste de son œuvre est un cinéma d’auteur. On peut d’ailleurs voir Tora-san comme les films d’un cinéaste d’auteur. Si cette série n’était pas de qualité, elle n’aurait pas eu cette longévité. Entamée en 1969, elle s’est arrêtée en 1996 à la mort de l’acteur principal incarnant Tora-san. Autour des aventures amoureuses malheureuses de ce personnage, Yamada a construit tout un environnement où les Japonais se reconnaissent, réalisant ainsi un documentaire sur la société japonaise qui couvre un quart de siècle de la vie du Japon. C’est pour cela que les Japonais continuent de se sentir proches de cette série qui s’est pourtant terminée il y a près de trente ans. S’il n’y avait pas cet intérêt du public, les télévisions ne rediffuseraient pas ses œuvres de manière aussi régulières.
Yamada donne un éclairage social sur le Japon, mais il le fait sans provocation. C’est la différence avec, par exemple, un cinéaste comme Ôshima Nagisa qui révolté contre son pays, l’a exprimé avec une certaine violence. Les Japonais se retrouvent dans le ton de Yamada, au point que certains éléments de ses films se sont traduits en code. Par exemple, un mouchoir jaune qui signifie l’espoir : cela vient d’un de ses titres datant de 1977, Les Mouchoirs jaunes du bonheur. L’histoire d’un prisonnier qui vient de purger sa peine et retourne retrouver sa femme, avec Takakura Ken dans le rôle principal. Ce film sortira en France en DVD et Blu-ray au mois d’août chez Carlotta.
Yamada a une longue carrière et pourtant il reste méconnu à l’étranger…
Disons en Occident ! Parce que Tora-san et le reste de la filmographie de Yamada sont bien connus en Asie. Cela s’explique par plusieurs raisons. Une est que les critiques sont un peu fainéants et se contentent de voir la programmation des festivals. Si on est un peu curieux, on découvre d’autres auteurs qui le méritent. On tourne 500 à 600 films encore chaque année au Japon. Et même si seulement 10 % valent la peine d’être regardés, cela fait tout de même 50 à 60 œuvres par an qui mériteraient qu’on s’y intéresse. Or, en France, ne sortent en salle en moyenne que 8 films japonais par an ! La seconde responsabilité incombe aux autorités et aux studios nippons. Le Japon n’a pas de stratégie pour promouvoir son cinéma. Les films qu’on voit hors de l’Archipel n’ont pas été « exportés » par le Japon, mais ont été « importés » par des distributeurs eux-mêmes, vous saisissez la nuance ?
Ce n’est pas que le gouvernement japonais ne possède pas de politique culturelle. Mais elle est centrée sur la tradition. Si l’on veut monter un spectacle de kabuki à Paris, on trouvera des subventions, mais si l’on envisage un festival de cinéma, on ne vous donnera pas un sou. Plusieurs cinéastes importants comme Kore-Eda Hirokazu et Yamada Yôji viennent de réclamer aux autorités la création d’un organisme spécifique sur le modèle de ce qui existe en France pour gérer et favoriser la diffusion du cinéma japonais hors de ses frontières. [Cette demande récurrente et remontant déjà aux années 1980 n’a jamais abouti, NDLR.]
Et quand je parle de montrer les films de Yamada eu Europe, les studios de la Shôchiku rétorquent que « les étrangers ne comprendront jamais ses films ». Le succès des projections de Tora-san à la Maison de la culture du Japon à Paris prouve que ce préjugé est une erreur.
En quoi Yamada Yôji peut-il nous parler, nous occidentaux ?
Yamada Yôji est d’abord un grand scénariste. À l’exception d’un film sur les 89 qu’il a réalisés, il a écrit lui-même les scénarii de ses longs-métrages. C’est un mérite qui doit lui être reconnu et donc la qualité de ses histoires nous « parle ». Yamada est pour nous un regard sur le Japon. Quand on voyage au Japon, il n’est pas rare de tomber, par exemple, sur des plaques qui marquent les lieux du tournage d’un épisode de la série C’est dur d’être un homme ! C’est dire l’importance de Yamada dans la conscience collective japonaise. Il est aussi un grand humaniste et cette philosophie habite son œuvre. C’est ce qui le rend universel. Il nous raconte ce que devrait être le bonheur, mais aussi ce qu’est l’espoir. Ce sont des thèmes qui vont droit au cœur de chacun, qu’on soit japonais ou étranger.
Et à vous-mêmes, en quoi Yamada vous parle-t-il ?
Le hasard de la vie a joué, on pourrait dire le destin. Quand je suis arrivé au Japon en 1984, j’étais logé chez une famille à la campagne. Un jour, ces gens m’ont emmené voir au cinéma le dernier Tora-san. Je parlais mal japonais, mais ce film m’a frappé par sa justesse de ton, son regard sur le quotidien. Puis j’ai acheté un recueil d’articles de Yamada. Son style était assez simple et facile à lire pour le débutant que j’étais. Ce que j’ai lu m’a marqué. Depuis, Yamada est devenu en quelque sorte mon guide. Un guide d’abord géographique puisqu’il a tourné dans toutes les régions du Japon et il y a des traces dans ses films de tous les endroits que j’ai visités depuis quarante ans. Il a été aussi mon guide pour entrer dans la société japonaise et la comprendre de l’intérieur. Il nous la montre avec subtilité. Je l’ai découverte grâce à lui. Et ce livre est d’une certaine manière l’expression de ma gratitude à son égard.
Propos recueillis par Bruno Birolli

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.