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Narendra Modi en Europe : peu importe l'Ukraine, le partenariat stratégique s'approfondit

Le président français Emmanuel Macron accueille le Premier ministre indien Narendra Modi dans la cour du palais de l'Élysée à Paris, le 4 mai 2022. (Source : The Tribune)
Le président français Emmanuel Macron accueille le Premier ministre indien Narendra Modi dans la cour du palais de l'Élysée à Paris, le 4 mai 2022. (Source : The Tribune)
En tournée européenne du 2 au 4 mai derniers, le Premier ministre indien a voulu afficher sa connivence avec les Européens, à l’heure où la Chine ne met plus les pieds sur le Vieux Continent. Après Olaf Scholz, Narendra Modi a rencontré un Emmanuel Macron fraîchement réélu président. Les divergences sur la Russie et l’Ukraine ou les droits de l’homme n’ont rien gâché aux retrouvailles.
*Avant le déplacement parisien du 4 mai dernier, le Premier ministre indien Narendra Modi avait déjà été reçu ès-qualités à Paris à quatre reprises, en avril et novembre 2015, en juin 2017 et en août 2019. **Point commun avec Macron : Modi a lui-même été réélu pour un second quinquennat dans la foulée d’élections législatives favorables au printemps 2019.
Sa tournée a sans doute été masquée par une actualité internationale très largement – et légitimement – accaparée par les douloureux événements ces deux derniers mois en Ukraine. Que retenir de la brève escale printanière dans l’Hexagone le 4 mai dernier de Narendra Modi ? Le Premier ministre indien est régulièrement* reçu à Paris depuis son entrée en fonction en 2014. Ce déplacement officiel s’inscrivait dans une veine d’abord historique : la France et l’Inde célèbrent en 2022 le 75ème anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques. Mais la visite avait son importance politique : Narendra Modi fut le premier chef de gouvernement étranger à être reçu à l’Élysée par Emmanuel Macron, tout juste réélu président de la République** quelques jours plus tôt.
*912 millions d’inscrits sur les listes électorales lors des dernières législatives du printemps 2019. **Scholz et Modi ont notamment présidé les India-Germany inter-governmental consultations (IGC) et paraphé divers documents consolidant les relations bilatérales. ***Également conviés les représentants du Danemark, de la Finlande, de l’Islande, de la Norvège et de la Suède.
En amont de son cinquième séjour dans la patrie des droits de l’homme, le représentant de la « plus grande démocratie du monde »* s’était brièvement arrêté chez nos voisins d’outre-Rhin. Narendra Modi avait rencontré le chancelier Olaf Scholz à Berlin le 2 mai**. Le lendemain, il était accueilli à Copenhague à la descente de l’avion par son homologue danoise Mette Frederiksen – « un début spécial pour une visite spéciale », tweetera peu après le très technophile et communicatif chef du gouvernement indien. Lors de cette courte halte dans ce paisible royaume scandinave, Narendra Modi optimisa là encore l’agenda officiel pour rencontrer la souveraine Margrethe II, participer au 2e Sommet Inde-Nord*** et à une Table ronde business indo-danoise, enfin, aller à la rencontre de la communauté expatriée indienne.
*Les deux responsables politiques se sont rencontrés à diverses reprises lors des derniers sommets du G20 à Rome, Osaka et Buenos Aires notamment. Les clichés chaleureux du 4 mai sur le perron de l’Élysée le montrent : ils semblent s’apprécier mutuellement. **Contrairement à la chaotique et ombrageuse relation franco-pakistanaise (émeutes contre la France au Pakistan en 2020 et 2021).
La troisième et dernière étape de ce très dynamique périple printanier européen fut donc réservée à la capitale française, où l’attendaient tout à la fois le président de la République* pour un « dîner de travail » – « Je ferai escale à Paris pour rencontrer mon ami, le président Macron », tweetait Modi le 3 mai – mais aussi la diaspora indienne, désireuse de saluer à la dérobée depuis Paris celui qui préside depuis huit ans aux destinées du second pays le plus peuplé du globe et aujourd’hui 6e économie mondiale – un rang devant la France. L’occasion de nous arrêter sur les contours larges et pérennes des relations franco-indiennes, libres de contentieux** et forts de dividendes mutuels.

Un quart de siècle de partenariat stratégique France–Inde

*The Hindustan Times, 4 mai 2022.
Peu avant d’atterrir sur le sol français, l’ancien ministre-en-chef du Gujarat, fort de ses 70 millions d’abonnés sur Twitter, déclarait notamment que sa venue à Paris « donnerait également le ton de la prochaine phase du partenariat stratégique entre l’Inde et la France »*.
*Déclaration conjointe de Macron et Modi, le 6 mai 2022.
De fait, en 1998, les gouvernements français – sou la présidence de Jacques Chirac – et indien – avec A.B. Vajpayee à la tête du gouvernement – jetaient les bases d’un partenariat stratégique France–Inde, à partir d’un socle de valeurs et de principes communs : confiance mutuelle forte, croyance en une autonomie stratégique, engagement indéfectible en faveur du droit international, adhésion à un monde multipolaire fondé sur un multilatéralisme réformé et efficace, attachement particulier à la démocratie, aux libertés fondamentales, à l’État de droit et au respect des droits de l’homme. 24 ans plus tard, ce socle commun ne s’est guère altéré, mais a continué à s’étirer, à se diversifier, à poser de nouveaux jalons à mesure que Paris et New Delhi avançaient dans les premières décennies de ce troisième millénaire, « renforçaient leur coopération, en l’élargissant à de nouveaux domaines pour faire face aux défis émergents, et en étendant leur partenariat international »*.
*Cf. Les exercices ou manœuvres Shakti, Varuna, PEGASE, Desert Knight, Garuda. **On pense ici à la construction de sous-marins de classe Scorpène au chantier naval de Mazagon en Inde.
Ce partenariat stratégique se décline en 2022 dans une variété considérable de secteurs en disant long sur le niveau de confiance et d’estime réciproque entre les deux démocraties : dans le domaine de la coopération stratégique (lutte anti-terroriste ou cybersécurité) et de défense (exercices militaires conjoints*, fourniture et production d’armements de pointe**), sur le changement climatique, l’énergie propre, le nucléaire civil, le développement durable ou encore la coopération culturelle.
*Déclaration conjointe de Macron et Modi, le 6 mai 2022.
Lors de ce récent séjour parisien, le Premier ministre indien et le président français ont eu l’occasion de décliner régionalement leurs préoccupations communes sur un certain nombre de dossiers, au premier rang desquels la région Indo-Pacifique, l’Ukraine et l’Afghanistan. Les représentants de Paris et de New Delhi ont rappelé* que le partenariat franco-indien en Indo-Pacifique est axé sur les domaines de la défense et de la sécurité, du commerce, de l’investissement, de la connectivité, de la santé et du développement durable, et que la France comme l’Inde sont d’ardentes défenseuses de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans la région. Un vaste espace qu’elles conçoivent l’une comme l’autre comme soumis aux mêmes ambitions de liberté, d’ouverture et de primauté des règles de droit, fondées sur le respect du droit international, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, la liberté de navigation et l’absence de mesures coercitives, de tensions et de conflits. Une présentation subliminale des choses qui n’aura certainement échappé ni aux lecteurs, ni aux autorités chinoises.

Silences

Le sort de l’Afghanistan aux mains depuis huit mois de l’ancienne insurrection radicale talibane ne saurait naturellement laisser Paris et New Delhi de marbre. Au printemps 2022, les gouvernements français et indien (tout comme leur opinion publique) se soucient chaque jour davantage de l’empreinte de cette gouvernance talibane sujette à caution (notamment en matière de respect de droits de l’homme, de la condition féminine, au niveau de la préoccupante situation humanitaire également) sur les 38 millions d’Afghans ainsi que sur la stabilité régionale, par nature déjà ténue.
*Voir le message de soutien et de ferme solidarité du 10 mai 2022 du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un à son homologue russe Vladimir Poutine, ou encore à la visite à Moscou d’Imran Khan, alors encore Premier ministre pakistanais, tandis que les troupes russes envahissaient le territoire ukrainien.
Par ailleurs, alors que les exactions des troupes russes en Ukraine et les desseins de Moscou soulèvent l’ire de la résiliente population ukrainienne et d’une communauté internationale quasi unanime ou presque*, Paris et New Delhi ont rappelé la semaine passée leur profonde préoccupation quant à la crise humanitaire et au conflit en cours en Ukraine, condamnant sans équivoque les hostilités en cours et appelant enfin à une cessation immédiate des combats. Visiblement sans être entendu de Moscou à cette heure, hélas.
*Times of India, 5 mai 2022. **Le Monde, 29 juillet 2021.
L’ultime point du communiqué conjoint apprend aux lecteurs que le Premier ministre Modi a invité le locataire de l’Élysée « à se rendre [une nouvelle fois*] en Inde à sa convenance afin d’approfondir en détail les domaines de coopération abordés pendant la visite de travail ». Très habilement, entre ces deux amis et responsables politiques aux intérêts stratégiques à maints égards convergents, le communiqué de presse aura pris soin de ne pas s’attarder sur les (rares) questions où Paris et New Delhi affichent une certaine différence. Notamment aux relations avec la Russie de Vladimir Poutine et à la critique de son agenda en Ukraine, ou encore la situation des droits de l’homme en Inde**.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.