Société
Témoignage

"Dix jours à Xi'an" par Jiang Xue (4/4) : pour en finir avec la politique du "zéro Covid"

Des habitants de Xi'an se font tester au Covid-19 sur un site de dépistage mobile dans le district de Xincheng à Xi'an, dans la province du Shaanxi au nord-ouest de la Chine, le 2 janvier 2022. (Source : NBCNEWS)
Des habitants de Xi'an se font tester au Covid-19 sur un site de dépistage mobile dans le district de Xincheng à Xi'an, dans la province du Shaanxi au nord-ouest de la Chine, le 2 janvier 2022. (Source : NBCNEWS)
La Chine a connu à un avant et un après le confinement de Xi’an. Depuis, les autorités chinoises n’ont pas reproduit le même dispositif de contraintes drastiques. Elle parlent maintenant de politique de « zéro Covid dynamique ». Que s’est-il passé à Xi’an ? Du 22 décembre au 24 janvier, face à la vague Omicron, les 13 millions d’habitants de la métropole du Shaanxi, au nord-ouest de la Chine, ont connu la plus stricte fermeture après Wuhan, deux ans auparavant. Jiang Xue, journaliste indépendante basée dans cette ancienne capitale impériale, a livré début janvier un témoignage fort sur les réseaux sociaux, rapidement supprimé par la censure. Asialyst le restitue en français, en quatre épisodes. Dernière partie aujourd’hui : ne pas oublier les leçons de ce confinement.

Nos recommandations

Le matin du 31 décembre, j’ai enfin réussi à acheter mon premier panier de légumes depuis le début du confinement. C’est en passant par le réseau d’entraide entre voisins que j’y suis parvenue. Le flyer du vendeur était partagé sur le groupe WeChat de ma résidence. Je me suis rendue compte que ses prix étaient raisonnables: 108 yuans (15 euros) pour un panier de 20 livres (9 kg). J’ai immédiatement passé commande. La livraison est arrivée dès le lendemain : les produits étaient très frais.
Avant cela, sur internet, plusieurs informations circulaient. La municipalité avait commencé à distribuer des légumes gratuits dans certains quartiers. Mais des internautes avaient mené l’enquête : les résidences s’auto-proclamant « fournisseur d’abondance » avaient toutes, en réalité, un lien avec les autorités. En même temps, des amis du quartier de Qujiang commençaient à recevoir les « légumes de l’amour ». Nombre d’entre eux envoyaient des messages « positifs ». Mais à mes yeux, même si le gouvernement disait fournir un certain réconfort, on n’allait pas en voir la couleur de si tôt. Le raisonnement était simple. Le marché était interrompu. Dans cette grande ville de 13 millions d’habitants, où la circulation quotidienne des biens reposait sur des agents de base et des bénévoles, était-il imaginable que les légumes arrivent à la porte de chacun d’entre nous ?
J’ai échangé quelques mots avec le patron en récupérant mon panier de légumes. Il les avait fait venir du Ningxia et en avait négocié 5 000 paniers. Comme il était impossible de dégoter une attestation de déplacement ces derniers jours, il n’avait pas pu les vendre. Il suffisait que dans une résidence on lui achète plus de cinq paniers pour qu’il veuille bien venir livrer. « Le marché est toujours plus malin que la politique », c’est un vieux dicton. À cet endroit précis et à cet instant T, j’en faisais précisément l’expérience.
Les faits étaient clairs. Au fond, après plusieurs jours de « difficultés d’approvisionnement », il s’agissait d’une catastrophe d’origine humaine. À Xi’an, on ne souffrait pas d’une pénurie de denrées alimentaires, mais de difficultés logistiques pour approvisionner ceux qui en avaient le plus besoin. En lisant de nombreux articles de médias indépendants, je tombai sur un texte signé « La Bête ». « Nous avons Tmall, JD.com et compagnie, écrivait-il, des systèmes d’échanges de biens si performants. Comment expliquer que les autorités ne s’appuient pas là-dessus ? Pourquoi faut-il forcément que les autorités se croient suffisamment intelligentes pour parvenir à livrer des légumes à domicile toutes seules ? »
*En référence à cette femme enceinte de huit mois qui a attendu des heures avant d’être admise car la validité de son test Covid-19 était dépassée, qui perdait du sang et qui a fini par perdre son enfant.
Je regardais chaque jour mon mur et mes fils de discussions groupées sur WeChat, matraquée par un tas d’informations différentes. Depuis le renforcement des restrictions, chaque jour apportait son lot de mauvaises nouvelles. Une femme enceinte en danger n’avait pas pu être accueillie à l’hôpital pour l’accouchement*. Après une transplantation rénale, un patient qui avait un besoin urgent de médicaments n’avait nulle part où se les procurer. Les ouvriers migrants se retrouvaient à la porte des chantiers sans aucun endroit pour manger. Les étudiants étaient mis à la rue où ils souffraient de la faim. Les restrictions liées à la lutte contre l’épidémie avaient déjà maintes fois provoqué toutes sortes de dommages collatéraux. Si cela continuait ainsi, un risque de catastrophe humanitaire était bien réel.
Le 31 décembre, de bon matin, je discutais avec des amis en ligne. Que faire ? Les plus motivés d’entre nous listèrent un certain nombre de recommandations. Je pris la décision, en tant que citoyenne de la ville, de les publier. L’article était titré : « Les préconisations d’une habitante de Xi’an destinées à résoudre en urgence les difficultés d’approvisionnement en nourriture ». Il fallait, écrivais-je, rétablir progressivement le bon fonctionnement de l’économie de marché dans la ville. Ce qui demandait dans un premier temps de remettre en marche le système de circulation des biens, de permettre aux magasins de fruits et légumes et autres supermarchés d’entrer dans les résidences pour venir approvisionner les habitants. Il fallait également permettre que les médicaments vitaux puissent être remis aux patients qui en avaient besoin. Il convenait aussi d’encourager les forces vives de la société à s’impliquer dans le système d’assistance, et appeler à l’entraide entre les habitants.
À la réflexion, nous décidâmes de ne pas signer. Il fallait éviter que le texte ne soit immédiatement étiqueté. Comme si c’était l’expression spontanée des résidents. Mais Dieu sait si j’ai eu peur ce jour-là. Mon ami, Min Tao, avait publié son journal de bord ces derniers jours : il en appelait, entre autres, à résoudre la « difficulté de vendre des légumes ». Deux jours après la publication de son texte, on ne le trouvait déjà plus. Une plateforme que je connais bien avait déjà commencé à supprimer l’ensemble des articles ou informations jugées « négatives » sur l’épidémie à Xi’an.

« Xi’an, la victoire est au bout du chemin »

Le premier jour de l’année 2022, aux première lueurs de l’aube, j’ouvrai les rideaux. Les rues étaient toujours silencieuses et désertes.
Je pris mon téléphone, avec l’idée d’écrire mon humeur du jour pour la nouvelle année. Mais en ouvrant une vidéo que je voyais passer, je découvrais dans le district de Nanyaotou, à deux pas de chez moi, un jeune homme sorti s’acheter un petit pain à la vapeur. Il s’était fait tabassé à l’entrée de sa résidence par le personnel chargé de la lutte contre l’épidémie.
À l’image, le pain à la vapeur tout blanc jeté à terre. Comme si j’avais entendu le bruit de mon cœur se briser. Comment les agresseurs avaient-ils pu lever la main sur un de leurs semblables en train de ramener quelque chose à manger dans le froid de l’hiver ? Le plus bas niveau d’autorité pouvait-il à ce point transformer ses détenteurs ? Pour ceux qui ont du pouvoir, la violence est-elle vraiment le moyen le plus économique de régler les problèmes ? J’éteignis mon portable en silence. À cet instant précis, j’espérais simplement faire le vide dans ma tête. Histoire de passer ce premier jour de l’année aussi sereinement que possible.
Le silence apparent de la ville ne masquait pas l’incroyable chaos qui y régnait. À l’échelle des habitants, depuis le 27 décembre, une nouvelle catastrophe se produisait chaque jour ou presque. Au début, toutes sortes de gens ne parvenaient pas à se nourrir. Puis les appels à l’aide pour les malades en manque de soins se multipliaient. L’entreprise de presse où j’avais travaillé jadis avait créé une rubrique : « Les journalistes vous aident ». Le credo : sauver une personne, c’est déjà ça. Les journalistes allaient aider les habitants à acheter des médicaments et les leur apporter. Ils trouvaient des solutions pour accéder à des services inaccessibles aux citoyens lambdas. Chaque jour, ils recevaient plus d’un millier d’appels à l’aide.
La nouvelle année avait commencé. Dans ma résidence, des scellés en papier avaient été collés sur les portes de chaque foyer. Dans le bâtiment d’à côté, deux cas de contamination avaient été confirmés. J’avais entendu parler du dernier protocole « zéro Covid » : si des cas étaient confirmés, les habitants de toute la résidence devaient être collectivement emmenés dans des centres de quarantaine.
Dans le groupe de discussion de mon immeuble sur WeChat, je pouvais sentir chacun trembler à cette idée. Le 31 décembre, au milieu de la nuit, les habitants de la résidence Meijiaqiao avaient été collectivement emmenés vers un centre de quarantaine. Cette résidence se trouvait à côté de chez moi. Or les gens d’une autre résidence, Mingdemen Bayingli, qui avaient été emmenés pour être isolés dans les logements sociaux de Baqiao, appelaient déjà au secours. Au moins pour le moment, nous pouvions encore profiter de la douceur de nos foyers. À ce moment-là, l’administration de la résidence n’avait plus besoin de nous rappeler à l’ordre : dans le groupe de discussion du bâtiment, tout le monde s’encourageait à arrêter complètement de consommer, à ne plus descendre en bas de l’immeuble, à respecter scrupuleusement les consignes sanitaires. Autrement, l’ensemble des résidents devraient être mis en isolement. Une des voisines était particulièrement inquiète pour les cinq chats vivant chez elle. Trois d’entre eux avaient été placés là par des agents de première ligne dans la lutte contre l’épidémie. Certains amis m’ont prévenue : je devais commencer à me préparer au cas où nous serions soudainement emmenés en quarantaine.
Le 3 janvier, une nouvelle journée venait de s’écouler. Dans le groupe de discussion WeChat, quelqu’un s’exclama : « Enfin une nouvelle journée de préservée ! » On avait le sentiment de vivre dans « l’opulence ».
À la mi-journée, je vis passer un post sur les réseaux sociaux, signé « Tournesol-sol-sol ». Le père de l’internaute avait eu un accident cardio-vasculaire. Elle avait réussi, non sans mal, à sortir de la résidence et à l’emmener à l’hôpital. Mais l’accès leur fut d’abord refusé : leur résidence était classée dans la catégorie « moyennement dangereuse ». Ils furent néanmoins acceptés. Après avoir tardé plusieurs heures, les urgentistes ont fini par opérer le père. Trop tard. Ils n’ont pu le sauver.
*L’Instagram chinois.
Je me mis à chercher le compte de cette fille sur Little Red Book*. Je voulais savoir quel malheur s’était abattu sur elle en cet hiver glacial. J’aurais voulu la serrer dans mes bras. J’aurais aimé lui dire aussi que les malheurs qui s’abattent sur nous devaient être documentés, pour ne pas avoir été vécus pour rien.
Je lui laissai un message en espérant qu’elle prenne contact avec moi. Mais à la tombée de la nuit, je n’avais toujours pas de nouvelle. Je m’aperçus que le premier post sur sa page Little Red Book à propos de la mort de son père avait été retiré. Heureusement, j’avais fait une capture d’écran, avec le nombre de personnes qui avaient vu son message. Dans cette ville qui a perdu la tête, disait un commentaire, il suffit qu’on ne soit pas mort du virus pour ne pas être considéré comme mort.
Le 3 janvier, le crépuscule s’approchait à nouveau. C’étaient les dix premiers jours du confinement de Xian. Je n’ai pas attendu que la fille me réponde sur Little Red Book. Mais j’ai vu passer ce message d’un ami dont j’avais été proche : un long post, où il encourageait la « société à appliquer le zéro Covid ». « Xi’an, la victoire est au bout du chemin, concluait-il. Il n’y a pas d’autres choix, on ne peut pas revenir en arrière. »
J’étais sans voix. Alors, sans dire un mot, je lui ai envoyé la capture d’écran de la fille décrivant comment elle avait perdu son père dans la bataille. En vérité, je n’avais aucune envie de polémiquer avec lui.
Mais après quelques instants, je n’ai pas pu m’empêcher de lui envoyer quelques messages. « Écrire « Xian, la victoire est au bout du chemin », c’est l’incarnation de la fanfaronnade, des formules toutes faites, des propos creux. Dans le même style, une autre formule dit : « À tout prix, on ne doit rien lésiner. » Cette formule n’est pas mal non plus, mais en réalité, nous, les gens ordinaires, pouvons nous demander si nous sommes le « on » de cette phrase ou le « prix » à payer. »
« Lorsque cet épisode sera derrière nous, écrivais-je encore, si nous ne faisons pas d’introspection, si nous ne retenons pas les cruelles leçons pour les transmettre et si nous nous préoccupons seulement de récompenser nos mérites et de chanter nos louanges, les gens ordinaire auront connu en vain un sort amer. »
Je n’ai pas l’intention de le revoir. Mais je tenais à lui dire que dans cette ville, quel que soit le récit final grandiloquent pour décrire cet épisode difficile, ce soir-là, je ne me souciais que de cette fille qui avait perdu son père. Je pensais à cette jeune mère qui s’était retrouvée à demander une serviette hygiénique en larmes à un agent de lutte contre l’épidémie anonyme, dont on parlait encore et encore. Je pensais à tous ceux qui avaient été humiliés, blessés, méprisés. Ils n’avaient certainement pas besoin d’affronter une telle souffrance.
J’avais aussi envie de lui dire : dans ce monde et à ce moment précis, personne ne peut prétendre être sur une île déserte, la mort de chacun est la mort de nous tous. Si le virus n’a pas emporté la vie sur son passage, rien n’est moins sûr pour tout le reste.
Par Jiang Xue
Traduit du chinois et mis en contexte par Lou Lee Po

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.