Culture
Note de lecture

Livre : "Dans la tanière du tigre" de Nicolas Idier, entre l'Inde et la Chine

(Source : Hotcore)
(Source : Hotcore)
Dans les rues étouffantes de Delhi, Ahmedabad et Bombay, dans les villages reculés du Bengale ou dans le désert du Thar, le dernier livre de Nicolas Idier, Dans la tanière du Tigre, poursuit une série d’énigmes : qu’est-ce qui pousse un jeune homme bien élevé à partir toujours plus loin de là où il est né, toujours plus avant dans la tanière du tigre ? Pourquoi entraîner sa famille dans une aventure dont on ignore l’issue ? Comment vivre dans la violence assourdissante du monde, et continuer d’aimer ? De son amitié nouée avec l’écrivaine et militante Arundhati Roy naissent des dialogues à bâtons rompus, des rencontres intenses avec la jeunesse engagée d’un pays, des souvenirs d’une autre jeunesse, brûlante et insomniaque, dans les nuits de Pékin.

Une histoire de courage

Nicolas Idier a nommé son dernier ouvrage en s’inspirant d’un proverbe chinois : « 不入虎穴,焉得虎子 » (bù rù hǔxué, yān dé hǔzǐ).

1. 不 (bù) : ne… pas ; non.
2. 入 (rù) : entrer ; adhérer ; entrée.
3. 虎穴 (hǔxué) : repaire du tigre ; lieu dangereux.
4. 焉 (yān) : (employé à la fin d’une phrase) ; comment; seulement; ici; cela.
5. 得 (dé/de/děi) : acquérir ; gagner ; être prêt.
6. 虎子 (hǔzǐ) : petit tigre ; jeune homme courageux.

Littéralement, ce proverbe chinois se traduit ainsi : « Sans entrer dans la tanière du tigre, comment attraper ses petits ? » Autrement dit, sans affronter le danger, aucune victoire n’est possible.

Le récit à l’origine de ce proverbe est d’abord une histoire de courage. Tirée de la Biographie de Ban Chao à la fin de la dynastie Han (《后汉书·班超传》), l’histoire raconte qu’à la période des Han orientaux, l’empereur Han Ming envoya Ban Chao avec trente-six soldats valeureux tisser des relations avec un État voisin, le pays de Shanshan. Au début, le roi de Shanshan était très poli. Puis lorsque les Huns envoyèrent un émissaire auprès du roi de Shanshan pour lui dire pis que pendre de l’empereur, le roi changea complètement d’attitude envers Ban Chao et ses hommes. Ceux-ci se dirent que si le roi de Shanshan les livrait aux Huns, bien plus nombreux qu’eux, ils n’en ressortiraient jamais vivants. Ils prirent donc la décision « d’entrer dans la tanière du tigre pour en capturer les petits », en attaquant la délégation des Huns de nuit, à la lueur des torches, pour qu’ils soient pris par surprise et ne se doutent pas de leur infériorité numérique. Cette bataille leur valut à la fois la victoire et le respect du roi de Shanshan, qui accepta de prêter allégeance à l’empire Han.

En donnant ce titre à son dernier livre, Nicolas Idier fait écho au poète et psychanalyste Henry Bauchau, inspiré par ce proverbe chinois dans son œuvre. Pour lui, le tigre est une représentation de l’inconscient, qu’il a appris à décrypter. L’image évoquée par Nicolas Idier se veut pourtant plus douce : il ne s’agit pas de capturer le tigre, mais d’en connaître les petits.
« Les maisons ont toujours joué un rôle crucial dans cette vie d’errance que je me suis choisie, écrit Nicolas Idier. Sur le point de bascule, elles deviennent un élément du voyage, à la manière d’une caravane. Elle transforme le voyage en la vie. Tant qu’il n’y a pas de maison, l’Inde ne peut être mon pays. Et pourtant, elle doit l’être. C’est à cette condition, et à elle seule, que je pourrai entrer dans la tanière du tigre. Sinon, comment connaitre ses petits ? – comme l’écrivait Henry Bauchau. »
L'écrivain Nicolas Idier. (Source : Twitter)
L'écrivain Nicolas Idier. (Source : Twitter)
Dans la tanière du tigre nous invite à une immersion dans l’Inde vivante, sans concession, dans ce qu’elle a de plus flamboyant et de plus sombre, sans se dérober devant ce qu’il appelle « la chambre des horreurs » du système des castes ni devant les atrocités commises par le régime nationaliste hindou à l’égard de la minorité musulmane, dont il livre un témoignage d’une extrême violence. Cette plongée dans l’Inde contemporaine s’accompagne d’un retour de l’auteur sur son propre parcours, l’autre versant du portrait en creux qu’il dresse de son amie, la grande écrivaine et intellectuelle militante Arundhati Roy, qui est au cœur du livre. La matière de ce récit puise sa source à la fois dans l’expérience de Nicolas Idier et dans les enregistrements de ses conversations avec celle qu’il appelle simplement par son prénom, Arundhati, et dont il prononce à voix haute, tel un mantra, le nom du village d’enfance, « Ayemenem » – comme s’il s’agissait d’une formule magique ».
Nicolas Idier est alors attaché culturel chargé du livre et du débat d’idées à Delhi, après quatre ans passés au même poste à Pékin, dont il a tiré son précédent roman Nouvelle jeunesse (Gallimard, 2016). Il a la chance de rencontrer cette grande figure altermondialiste et de nouer une complicité rare avec elle qui « d’ordinaire, se tient à bonne distance des ambassades ». Ces échanges et les réflexions qui en découlent nourrissent le livre, et offrent aux lecteurs, par petites touches, des analyses sur la liberté, l’amour, l’humain, l’écologie, la politique, le bien, le mal, le féminisme, la religion, l’écriture, le voyage et ce qui pousse à partir toujours plus loin. Le tout servi par un regard non complaisant et une plume acérée, où le sens de la formule sert le propos et scande la lecture.
Le livre fourmille également de références à la Chine, son grand amour. Sinologue, féru de littérature, celui qui se décrit comme un « Oriental contrarié » revient sur les origines indochinoises de sa famille. Et de décrire son premier appel du large à l’âge de 15 ans : l’Australie, à proximité immédiate du grand sinologue Simon Leys qui enseignait alors à l’université de Sydney, et auquel Nicolas Idier consacrera sa thèse. L’auteur tisse des passerelles entre l’Inde et la Chine, ces deux géants asiatiques que d’aucuns opposent communément. Nicolas Idier, lui, préfère explorer les figures d’intellectuels qui ont fait le chemin de l’un vers l’autre. Côté chinois, le moine Xuanzang, qui fit le voyage d’Inde pour introduire le bouddhisme en Chine au VIIème siècle, et qui inspira le classique de littérature chinoise, La pérégrination vers l’Ouest. Côté indien, Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature en 1913, qui visita la Chine deux fois au début du XXème siècle.

« Penser avec le cœur »

Dans la tanière du tigre est avant tout un hymne au courage. L’auteur, inspiré par Arundhati Roy, nous invite avec elle à « revendiquer le déraisonnable ». Et pour celle qui place « l’amour au-dessus du ressentiment, de la peur et du découragement dans ce monde abrupt », le courage est avant tout une histoire de cœur.
« En écoutant Arundhati […] je réalise que moi aussi je suis un tacticien, ambitieux, respectueux du pouvoir – et que la seule manière de m’affranchir est de cesser d’être mesuré, poli, un type bien et gentil dont on ne sait pas exactement ce qu’il veut. À moi aussi de penser avec le cœur. »
Des mots qui résonnent avec d’autant plus d’actualité aujourd’hui où l’Occident semble « empêtré dans l’arthrose des bonnes manières » et devrait trouver le courage, à l’image de l’auteur, « d’avancer dans les flammes ».
Par Lou Lee Po

Biographie de l'auteur

Nicolas Idier est écrivain et sinologue. Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’art à l’Université Paris-Sorbonne, il est chercheur associé au Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne, spécialiste de l’œuvre de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys. Inspecteur général de chinois à l’Éducation Nationale depuis fin 2021, il fut conseiller spécial au sein de cabinet du Premier ministre Jean Castex, de 2020 à 2021. Auparavant, il avait été directeur du développement à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image de 2018 à 2020. En Chine et en Inde de 2010 à 2018, ll fut attaché culturel chargé du livre et du débat d’idées à l’ambassade de France.

Après avoir collaboré à plusieurs ouvrages collectifs sur la Chine, Nicolas Idier dirige en 2010 Shanghai. Histoire permanente, promenades, anthologie et dictionnaire (Bouquins), guide de voyage sur cette ville « complexe », d’une grande diversité, à l’image de la Chine. En 2011, paraît sa première fiction, La Ville Noire, qui atteint les dernières sélections du Prix du premier roman. Il y explore une autre ville à la dualité marquée, Tanger, « à la fois paradisiaque et cauchemardesque ».

Les deux romans qui suivent, La musique des pierres et Nouvelle jeunesse, dévoilent l’ambivalence de la Chine, à la fois antique et moderne, au rythme de la création des calligraphes, peintres, rockers, poètes et autres rebelles. Après avoir été sélectionné par les prix Médicis, Décembre et Jean-Freustié de l’Académie française, Nouvelle jeunesse obtient le prix du Printemps du roman en 2017.

En 2019, il signe avec son complice l’écrivain haïtien Makenzy Orcel Une boîte de nuit à Calcutta, un opus oscillant entre le roman, la poésie, l’essai, la confidence, dialogue intime sur la vie et ses émois, la littérature et les injustices du monde.

En 2022, il publie Dans la tanière du tigre chez Stock. Lire un extrait ici.

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.