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Inde : les atrocités contre les Dalits sont des crimes politiques

Manifestation de militantes indiennes de l'ONG NGO All India Progressive Women's Association (AIPWA), le 1er octobre 2020 à Bangalore, après le viol d'une "intouchable" (dalit) en Uttar Pradesh. (Source : Teller Report)
Manifestation de militantes indiennes de l'ONG NGO All India Progressive Women's Association (AIPWA), le 1er octobre 2020 à Bangalore, après le viol d'une "intouchable" (dalit) en Uttar Pradesh. (Source : Teller Report)
En Uttar Pradesh, une jeune fille, harcelée par des agresseurs de longue date – quatre hommes appartenant à une caste supérieure -, a été attaquée, violée et mutilée dans un champ. Emmenée d’abord dans un hôpital à Aligarh puis à Delhi, elle a succombé à ses blessures ce mardi 29 septembre. Très rapidement la police serait intervenue pour procéder à la crémation sans accord ni présence de sa famille, puis s’est précipitée pour déclarer qu’il n’y avait pas eu de « viol ». Ce dernier scandale témoigne des atrocités quotidiennes contre les Dalits, et les femmes en particulier.

Azadi

L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

« Nous réclamons le droit de nous armer », a déclaré samedi 3 octobre Chandrasekhar Azad, le très charismatique chef de file du mouvement dalit « Bhim Army », avec le hashtag #Gun_Licence_For_Bahujans – Bajuhan étant un autre terme pour désigner les Dalits.
Cet appel aux armes, le lendemain des commémorations de l’anniversaire du Mahatma Gandhi, le 2 octobre, peut se lire comme une provocation mais aussi un rappel que Gandhi lui-même ne condamnait pas le système des castes, justifié par une lecture de l’hindouisme à travers les « lois » de Manu.
C’est surtout un palier qui est franchi, un ras-le-bol exprimé par ce jeune leader et ses soutiens, face au déni évident de justice que subissent les populations dalits, et particulièrement, les femmes.

Refus de caractériser un crime sordide

Le 29 septembre, une jeune femme dalit de 19 ans mourrait à l’hôpital Safdarjung de Delhi des suites de son agression, subie mi-septembre près de son village, à Hathras, au cœur de l’Uttar Pradesh, bastion de Yogi Adityanath. Depuis, la police et les autorités sembleraient avoir voulu non seulement étouffer l’affaire mais aussi faire pression sur la famille de la victime et sur la presse, comme le montrent une série de vidéos, diffusées par le site Scroll.in.
La jeune fille, harcelée par des agresseurs de longue date – quatre hommes appartenant à une caste supérieure -, a été attaquée, violée et mutilée dans un champ. Emmenée d’abord dans un hôpital à Aligarh puis à Delhi, elle a succombé à ses blessures le 29 septembre. Très rapidement la police serait intervenue pour procéder à la crémation sans accord ni présence de sa famille, puis s’est précipitée pour déclarer qu’il n’y avait pas eu de « viol ».
Derrière cette hâte, nombreux sont ceux qui voient le refus de caractériser ce crime sordide en un crime de caste, explicitement dirigé à l’encontre d’une communauté dalit, avec l’idée de le requalifier en un « simple » meurtre. Des faits qui suscitent désormais une vague de protestations dans le pays, au vu des nombreuses autres affaires – quasi quotidiennes – concernant les populations marginalisées.

3 femmes dalits violées chaque jour

Rappelons quelques chiffres : d’après différentes sources et données cumulées par l’organisation National Campaign on Dalit Human Rights (NCDHR), « un crime est commis contre un dalit toutes les 18 minutes, 3 femmes dalits sont violées par jour, 13 dalits assassinés chaque semaine ».

La NCDHR rapporte que ces crimes ont augmenté de 6 % entre 2009 et 2018 avec plus de 300 000 faits caractérisés comme « atrocités contre les dalits », un chiffre sous-estimant les faits réels, difficiles à comptabiliser.
Ainsi, d’après le même organisme, près de 88,5 % des plaintes portées dans la période étudiée sont encore « en attente d’un procès ». De quoi décourager les victimes et leurs familles, régulièrement harcelées, voire attaquées et tuées par les agresseurs et leurs proches, pour avoir osé parler.
La période actuelle est aussi propice à une hausse des crimes. Distanciation sociale, raréfaction des ressources, écoles fermées : les communautés Dalits sont en première ligne, comme le rappelle Shambavi Raj Singh du site Feminism In India. Et de souligner que plus de 90 % des employés du secteur sanitaire, ceux aux plus bas de l’échelle, sont issus de ces communautés. Forcés de travailler pour une pitance dérisoire – les éboueurs manuels, les nettoyeurs de latrines et d’hôpitaux ce sont eux, laissés sans aucune protection par le gouvernement, ils sont particulièrement exposés.
A cet état de discrimination socio-économique de fait, s’ajoute le fantasme du corps (féminin) dalit, déshumanisé, objet / jouet sexuel qui renforce aussi la domination, de caste en l’occurrence, sur le territoire concerné. Ce mode d’exercice de pouvoir, assez classique au demeurant, permet, par l’appropriation et la destruction du corps de l’autre de rappeler les populations à l’ordre dans un système inégalitaire clairement établi et à ne pas transgresser.
Aujourd’hui, #GunforBahujan appelle clairement à renverser ce système par la violence, puisque, selon la rhétorique de nombreux militants indiens – ceux qui ne sont pas encore en prison – le pays n’est plus apte à protéger les plus opprimés.
Et rares sont désormais les voix extérieures capables de rendre compte de la situation, comme le montre le départ d’Amnesty International, contrainte comme de très nombreuses ONG à fermer boutique en Inde.
Un signe des temps pour l’écrivaine et militante Arundhati Roy qui, dans une tribune publiée samedi 3 octobre sur Scroll.in, interpelle :
« Lorsque les choses commencent à se gâter, les premiers à partir ou à être contraints de partir sont les observateurs internationaux. Dans quels pays avons-nous déjà vu ce schéma ? Réfléchissez. Ou allez sur Google. L’Inde veut une place permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies, un droit de regard sur les affaires du monde. Mais elle veut aussi être l’un des cinq pays du monde qui ne ratifieront pas le pacte international contre la torture. Elle veut être une démocratie à parti unique – un oxymore – avec zéro responsabilité. »
Par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.