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La Chine récuse tout "piège de la dette" en Afrique comme en Asie du Sud

Le ministre chinois des Affaires étrangères et le Premier ministre sri-lankais Mahinda Rajapaksa, le 9 janvier 2022 à Colombo. (Source : The Hindu)
Le ministre chinois des Affaires étrangères et le Premier ministre sri-lankais Mahinda Rajapaksa, le 9 janvier 2022 à Colombo. (Source : The Hindu)
Du 4 au 10 janvier derniers, le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, s’est fendu d’un long périple sur les rives de l’océan Indien. Un voyage organisé en cinq escales concises réparties entre destinations est-africaines et capitales sud-asiatiques. Pour le ministre chinois, « le soi-disant « piège de la dette » est en fait un piège narratif créé par celles et ceux souhaitant plonger à jamais l’Afrique dans un « piège de la pauvreté » et un « piège du retard » [de développement] ».
*Depuis une trentaine d’années, le chef de la diplomatie chinoise applique une jurisprudence constante et réserve à l’Afrique ses tous premiers déplacements officiels à l’étranger.
Pour la première partie de l’itinérance, trois étapes d’Afrique orientale* figuraient sur la feuille de route du très mobile ministre chinois des affaires étrangères : l’Érythrée, le Kenya et les Comores. Soit trois États souverains et riverains de l’océan Indien, ce vaste et stratégique espace maritime attisant notoirement ces dernières décennies les convoitises de la République populaire de Chine.
*L’Érythrée a obtenu son indépendance de l’Éthiopie en 1993. La Chine a soutenu le mouvement indépendantiste érythréen. **En juin 2020, au Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève, l’Érythrée apporta son soutien à la très controversée loi sur la sécurité nationale à Hong Kong. ***En novembre 2021, l’Érythrée avait donné son aval pour participer aux « Nouvelles routes de la soie » (Belt & Road Initiative, BRI) chinoise.
Lors de sa première halte africaine, l’émissaire de Pékin rappela à ses hôtes que l’Érythrée est une « amie traditionnelle* de la Chine », que les deux pays « partagent des vues similaires sur le maintien de l’indépendance, la stabilité politique et sociale** et l’exploration de leurs propres voies de développement »***. Et le ministre de dénoncer aussi les sanctions américaines et européennes visant l’Érythrée pour son implication dans la guerre dans la région du Tigré.
*La Chine est le 4ème pays à avoir ouvert une ambassade à Nairobi après l’indépendance du Kenya en 1963. **Voir notamment les milliards de dollars nécessaires à la construction d’une liaison ferroviaire moderne avec le port de Mombasa. La Chine détiendrait environ 70 % de la dette extérieure du Kenya.
Au Kenya, Wang Yi flatta habilement l’égo local : « Le Kenya est un partenaire stratégique et coopératif global de la Chine ; la coopération Chine-Kenya* joue un rôle exemplaire et prépondérant dans la construction conjointe de la Ceinture et la Route [BRI – les « Nouvelles routes de la soie »] entre la Chine et l’Afrique. » Il ne fut guère question lors de ce séjour d’évoquer devant les médias l’importance de l’endettement contracté ces deux dernières décennies par le débiteur kényan auprès du créancier chinois pour le financement de diverses infrastructures**.
*La Chine a été le premier pays à reconnaître l’indépendance des Comores et à établir des relations diplomatiques avec ce pays insulaire en développement.
Dans l’archipel des Comores, dernière étape africaine du ministre chinois, ce dernier déclara la semaine passée : « La Chine et les Comores, bien que de taille et de niveau de développement différents, présentent un modèle d’égalité de traitement et de coopération* gagnant-gagnant entre les États. » Pour rappel, ces dernières années, la présence et les investissements chinois aux Comores se sont considérablement densifiés. La Chine a notamment financé divers projets d’infrastructure structurants tels que la construction d’un nouveau complexe aéroportuaire, la rénovation du Palais du peuple à Moroni, ou encore la construction d’un nouvel hôpital à Anjouan.

« Piège narratif »

Lors de sa brève tournée africaine de janvier, Wang Yi annonça que la République populaire de Chine souhaitait soutenir une « initiative de développement pacifique dans la Corne de l’Afrique ». Un projet destiné à aider les pays de la région « à rester à l’écart de toute compétition géopolitique entre les grands pays tout en gardant leur destin entre leurs mains ».
Le représentant de la deuxième économie mondiale s’est montré moins dissert quand il s’est agi de répondre aux accusations sur le « piège de la dette » dans lequel s’enferrent ces dernières années diverses nations, africaines et asiatiques notamment, préférant évacuer toute responsabilité chinoise en la matière en bottant en touche – sans totalement convaincre l’auditoire et pas davantage les observateurs extérieurs : « Le soi-disant « piège de la dette » est en fait un piège narratif créé par celles et ceux souhaitant plonger à jamais l’Afrique dans un « piège de la pauvreté » et un « piège du retard » [de développement]. La Chine prône une coopération pratique et efficace en matière d’investissement et de financement avec les pays africains sur une base volontaire, égale et scientifique, en fonction des besoins de la partie africaine, laquelle profite, sans les léser, aux peuples d’Afrique. » Un plaidoyer suffisamment familier pour ne pas s’y attarder. Le périple de Wang Yi s’est poursuivi autour de l’océan Indien.
*Visite à Malé du président Xi Jinping en 2014. Ouverture d’une ambassade chinoise dans l’archipel en 2011. ***On pense notamment ici au financement de diverses infrastructures majeures, dont l’extension de l’aéroport international de Velana sur l’île de Malé et la construction du pont de Sinamale le reliant à Hulhumalé. Deux projets coûteux financés par l’Export Import Bank of China.
Dans l’archipel des Maldives – une destination elle aussi familière des responsables politiques chinois* et de ses entreprenants hommes d’affaires** -, Wang Yi nota que l’année 2022 marquait le 50ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques sino-maldiviennes. Le chef de la dipolomatie se félicita que les deux pays entretiennent « un modèle d’échanges amicaux et de bénéfices mutuels », et appela Malé et Pékin à « adopter une vision plus large et à ouvrir un nouveau chapitre de coopération mutuellement bénéfique et amicale », notamment en « participant de concert au développement de la Route de la soie maritime ».
*En 2022, le Sri Lanka devrait s’acquitter du remboursement de plus de 4 milliards d’euros de dette, alors même qu’en ce début d’année, ses réserves de change atteignent tout juste le milliard de dollars.
Lors de l’ultime étape de cette première tournée diplomatique de l’année 2022, réservée à l’ancien Ceylan, le représentant chinois insista à dessein sur la « proximité » du moment entre Colombo et Pékin, se plaisant à rappeler que le Sri Lanka fut parmi les tout premiers pays à rejoindre la BRI chère aux autorités chinoises peu après son lancement. Et l’infatigable visiteur de mettre en avant quelques projets sino-sri-lankais matérialisant l’investissement chinois dans l’île, dont le Colombo Port City et le port de Hambantota, « deux projets devenus des moteurs du développement économique du Sri Lanka », selon Wang Yi. Une présentation plutôt flatteuse pour des réalisations prêtant à controverses multiples, notamment le port de Hambatota, situé dans la ville natale du clan Rajapaksa au pouvoir.
Pour rappel, la Chine fut le seul pays à accepter de financer ce projet portuaire alors même que diverses études de faisabilité en dressaient un portrait rédhibitoire. Des augures pourtant clairvoyants ; en 2017, le gouvernement de M. Rajapaksa (frère ainé de l’actuel président G. Gotabaya) fut confronté à des allégations de pots-de-vin impliquant a priori Pékin. Aucunement rentable, cette infrastructure portuaire à l’opportunité discutable fut cédée à une entreprise d’État chinoise, la China Merchants Port Holdings, dans le cadre d’un bail de 99 ans, les finances sri-lankaises exsangues ne permettant pas de rembourser le prêt consenti pour sa construction. Pourtant, cinq ans plus tard, à Colombo comme à Pékin, on refuse comme il se doit de parler d’un très concret « piège de la dette »*. En 2022, l’encourt de la dette sri-lankaise vis-à-vis de Pékin – un de ses quatre premiers créanciers – approche les 5 milliards de dollars.
Du reste, la visite du représentant chinois tombait à point nommé pour Colombo, à tout le moins d’un point de vue comptable. L’ancien Ceylan est actuellement confronté à une situation socio-économique critique : inflation, flambée du prix des produits de première nécessité, rationnement, trésorerie exsangue… « En tant qu’amie proche, la Chine aidera toujours le Sri Lanka », affirma depuis la capitale de l’île le ministre Wang Yi, après que le chef de l’État hôte eut prié à son visiteur de bien vouloir « restructurer le remboursement de la dette » sri-lankaise.

L’inquiétude de l’Inde

Bien entendu, la venue du ministre chinois dans deux capitales d’Asie méridionale déjà très courtisées par Pékin fut observée de près depuis New Delhi. Le gouvernement indien s’émut du forcing inlassable, constant, répété de diverses manières, de son rival stratégique chinois, qui plus est dans sa périphérie immédiate. Ce alors même que les tensions sino-indiennes ne connaissent quant à elles aucune pause en ce début d’année 2022. La faute notamment à l’activité des troupes chinoises et de leur bataillon d’ingénieurs et de techniciens érigeant dans un périmètre disputé du Ladakh diverses infrastructures – dont un pont enjambant le très sensible lac Pangong Tso – destinées à consolider leurs positions et à acheminer plus aisément matériels et troupes en cas de besoin – comme le nouvel accrochage frontalier avec les forces armées indiennes, à l’instar de celui intervenu en juin 2020 dans la Galwan valley.
Par ailleurs, en toute fin d’année 2021, dans une démarche ne pouvant que susciter plus encore la méfiance et l’ire des autorités indiennes, le gouvernement chinois a pris l’initiative (douteuse) de renommer une quinzaine de lieux avec une appellation chinoise, situés dans l’État indien de l’Arunachal Pradesh (100 000 km²), que Pékin nomme pour sa part « Zangnan » (« Tibet du Sud ») et fait figurer dans les cartes officielles chinoises – ainsi que sur le passeport de ses ressortissants – sous souveraineté chinoise. Or le concert des nations reconnaît dans sa quasi-totalité la souveraineté de l’Inde sur cet État montagneux et frontalier du Nord-Est, au potentiel hydroélectrique considérable, entre autres atouts.
Et les observateurs indiens de relever avec consternation la concomitance de cette décision unilatérale avec l’entrée en vigueur en Chine, le 1er janvier dernier, d’une nouvelle loi dite « Land Borders Law ». Ce texte qualifie notamment la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine de « sacrées et inviolables ». Selon ses dispositions, Pékin pourrait « prendre des mesures pour sauvegarder l’intégrité territoriale et les frontières terrestres et de prévenir et combattre tout acte portant atteinte à la souveraineté territoriale et aux frontières terrestres ».
Au regard de la très large interprétation possible de ces dispositions par les autorités chinoises et de divers exemples régionaux où la République populaire fait fi du droit international, de l’opposition des nations voisines, pour imposer ses vues et ses prétentions territoriales – en mer de Chine du Sud, entre autres -, on comprend sans mal qu’en ce début d’année 2022, Asmara, Nairobi, Moroni, Malé et Colombo saluent les attentions et initiatives de Pékin. Et qu’à l’opposé, New Delhi fasse montre d’un légitime courroux couplé d’une compréhensible inquiétude.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.