Politique
Tribune

Dans l'Himalaya, la "diplomatie musclée" de la Chine inquiète le Népal et le Bhoutan

Xi Jinping à son arrivée à Katmandou, reçu par la présidente népalaise Bidya Devi Bhandari, le 13 octobre 2019, pour la première visite d'un président chinois dans le pays himalayen en 23 ans. (Source : Eleven Myanamar)
Xi Jinping à son arrivée à Katmandou, reçu par la présidente népalaise Bidya Devi Bhandari, le 13 octobre 2019, pour la première visite d'un président chinois dans le pays himalayen en 23 ans. (Source : Eleven Myanamar)
Nouvelles revendications territoriales, injonctions sur l’extradition des Tibétains en exil, contrôle menaçant des fleuves communs… La Chine met une pression grandissante sur les États himalayens que sont le Bhoutan et le Népal.
*Notamment avec le « boycott diplomatique » de l’événement annoncé ces derniers jours par diverses grandes nations et démocraties occidentales, dont les États-Unis, le Canada ou le Royaume-Uni. **D »où partit (depuis Wuhan, avec son patient zéro en décembre 2019) la pandémie. À ce jour, la première démographie mondiale déplore « officiellement » seulement 111 840 cas et moins de 5 000 morts, soit un bilan humain 24 fois inférieur à celui de la France. ***Projection de croissance du PIB inférieure à +5 % au dernier trimestre 2021.
En évidente difficulté au niveau diplomatique* à moins de deux mois de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin prévus du 4 au 20 février prochains, toujours aux prises avec la redoutable pandémie de Covid-19** et une économie atone, loin des attentes et de son dynamisme d’autant***, la Chine traverse le crépuscule de l’année 2021 dans une nervosité marquée.
Certes, en Asie-Pacifique, son cas est loin d’être isolé. Ce ne sont pas les populations birmanes à nouveau exposées au joug violent de la junte, les 38 millions d’Afghans redécouvrant depuis quatre mois la loi obscurantiste des talibans alors que semble poindre la famine, ou encore les foules criant de Bangkok à Hong Kong à la primauté refusée de la démocratie, qui nous démentiront.
Il est également, toujours dans le vaste arc asiatique pétri de diversités, de complexités et de tourments, bien d’autres nations, capitales et populations placées en retrait de la lumière médiatique et des feux de l’actualité, à se faire quelques soucis pour l’année à venir : dans l’incomparable et majestueuse région himalayenne, notamment.
L’occasion dans cette tribune de fin d’année de nous pencher brièvement sur le cas du royaume du Bhoutan – le promoteur du bonheur national brut malgré tout chagriné par les agissements de son voisin du Nord -, puis de son voisin de l’Ouest, le Népal – cette autre destination himalayenne enclavée entre les titans chinois et indien -, et du quotidien de la communauté tibétaine en exil dans les contreforts de cette chaîne montagneuse, dont le sort à court terme paraît s’assombrir plus encore tant la République populaire s’emploie à la presser de mille manières.

Sanctuaire de Saikteng : le Bhoutan inquiet des nouvelles revendications de la Chine

*38 400 km², 857 000 habitants, capitale : Thimphu. Régime : monarchie constitutionnelle. **Depuis le début de la pandémie voilà bientôt deux ans, le royaume recense 2 641 cas et 3 décès. ***Depuis un quart de siècle, Pékin presse Thimphu d’accepter un accord d’échange de parcelles.
À l’été 2020, dans le petit royaume himalayen du Bhoutan*, généralement à l’abri du tumulte des hommes et jusqu’alors épargné par la pandémie de Covid-19**, une nouvelle en provenance du voisin septentrional chinois jetait un froid et quelques craintes du côté de Thimphu. En plus de ses traditionnelles revendications territoriales au Bhoutan – plusieurs centaines de km² dans le nord et l’ouest du royaume -, Pékin faisait pour la première fois état de nouveaux desiderata de souveraineté, en revendiquant sien l’extraordinaire sanctuaire de la faune de Sakteng (750 km²), à l’extrémité orientale du pays. Concernant un périmètre jamais disputé par le voisin chinois jusqu’alors, cette initiative inquiéte légitimement le gouvernement bhoutanais. Si ce dernier n’a pas de relations diplomatiques avec la Chine, Thimphu et Pékin mènent néanmoins depuis le milieu des années 1980 une série sans fin de négociations ou de discussions – 24 rounds pour être précis – sur leur contentieux territorial. En vain jusqu’à aujourd’hui***. Pourtant, un accord sino-bhoutanais de 1998 stipule très clairement que les parties s’engagent « à ne pas recourir à l’action unilatérale pour modifier le statu quo à la frontière [commune] ». À noter encore qu’avant l’annexion du Tibet par la République populaire il y a 70 ans cette année (1951), le royaume du Bhoutan n’avait pas de frontière terrestre avec la Chine.
*Que The Washington Post qualifiait dans une tribune à l’été 2021 de « diplomatie musclée » (hardball diplomacy), rappelant la diplomatie britannique de la canonnière deux siècles plus tôt. **Plus précisément de l’État indien de l’Arunachal Pradesh, sur lequel la Chine a également des visées territoriales anciennes renouvelées à espace régulier. ***Traité de Paix et d’amitié perpétuelle de 1949 ; traité d’amitié Inde-Bhoutan de 2007.
Il n’aura pas échappé aux observateurs que cette nouvelle posture revendicatrice des autorités chinoises* porte curieusement sur un périmètre voisin lui-même très sensible, pour le royaume, la République populaire et l’Inde : le plateau de Doklam, à la conjonction presque parfaite des territoires bhoutanais, indien** et chinois. Le plateau fut le théâtre à l’été 2017 (puis à nouveau en 2020) d’accrochages violents entre troupes chinoises et forces frontalières indiennes, intervenant face à ces dernières à la demande du Bhoutan en vertu des dispositions de deux traités indo-bhoutanais***.

Le Népal en butte aux injonctions chinoises sur l’extradition des Tibétains en exil

*Devenu République au printemps 2008 avec l’abolition de la monarchie. 147 200 km², 30 millions d’habitants, capitale : Katmandou.
Situé lui aussi sur le flan méridional du voisin chinois, le Népal*, ancien royaume himalayen, ne saurait pas davantage échapper par la géographie ou l’histoire aux soubresauts politiques se succédant à intervalle régulier plus au Nord. Pas plus qu’aux décisions sans concession prises par le régime communiste. Pour rappel, si dans la foulée du départ du Tibet du 14ème Dalaï-lama en 1959 vers l’Inde suivirent dans son sillage plusieurs dizaines de milliers de Tibétains trouvant généreusement refuge, après un périple épique, au pays de Gandhi et Nehru, certains optèrent également pour l’exil au Bhoutan et au Népal, où vivent 20 000 Tibétains en 2021. Le flux s’est tari dans des proportions drastiques ces dernières décennies, ainsi que s’en inquiétait récemment Radio Free Asia.
*Relevons au passage que Xi était en déplacement au Tibet en juillet dernier, le premier du genre pour un chef d’État chinois depuis trois décennies.
C’était il y deux ans, à l’automne 2019. Le président chinois Xi Jinping effectuait une visite dans la capitale népalaise – la première d’un chef de l’État chinois depuis un quart de siècle. Pékin et Katmandou – sur l’instance de la première plus que de la seconde – s’entendaient alors sur la conclusion d’un traité bilatéral (Treaty on Mutual Legal Assistance on Criminal Matters) « reformatant » la gestion des contrôles à leur longue (1 389 km) et montagneuse frontière commune. Un nouveau cadre légal qui, entre autres dispositions, oblige chaque partie à remettre sous sept jours à l’autre signataire toute personne arrêtée pour avoir franchi illégalement la frontière*. Selon les organisations de défense des droits de l’homme, ce cadre précis vise avant tout spécifiquement les Tibétains cherchant à fuir le territoire chinois et à gagner le Népal.
Pékin s’emploierait depuis lors à convaincre Katmandou de conclure un traité d’extradition entre les deux pays. À l’évidence, dans le dessein de rapatrier en RPC le plus grand nombre de Tibétains vivant clandestinement au Népal, dont la volumétrie serait de l’ordre de quelques milliers d’individus. Pressé par l’ONU, l’Europe et les États-Unis de s’abstenir d’un tel projet, le pouvoir népalais n’a jusqu’alors pas donné suite à la proposition chinoise. Mais face aux pressions, voire aux injonctions de l’influente puissance du Nord, à ses arguments comptables sonnants et trébuchants (financement de multiples projets hydroélectriques, d’infrastructures routières, aéroportuaires ou encore de télécommunications), combien de temps la fébrile, exsangue et enclavée République himalayenne va-t-elle encore pouvoir résister sans courroucer Pékin ?

La nouvelle loi chinoise sur le contrôle des fleuves

*Où l’on relèvera la concomitance de l’adoption de ce nouveau texte chinois avec la signature le 14 octobre dernier d’un « memorandum of understanding » entre Pékin et Thimphu sur la résolution du différend frontalier.
En janvier prochain, entrera en vigueur en République populaire de Chine une nouvelle loi adoptée en octobre dernier, censée renforcer la sécurité aux frontières terrestres du pays – 22 000 km avec quatorze États différents. L’article 4 de cette nouvelle législation dispose que la souveraineté et la sécurité nationale sont « inviolables et sacrées ». Un peu plus loin dans ce texte, l’article 10 évoque quant à lui la construction de défenses frontalières et, plus interpellant encore, la notion de contrôle des fleuves. La mise en œuvre imminente de ce nouveau cadre législatif chinois – une première sur ce sujet sensible – n’est naturellement pas passée inaperçue chez les voisins d’Asie méridionale de Pékin, au Bhoutan*, au Népal, mais surtout en Inde. En particulier dans le contexte de crispation frontalière majeure prévalant depuis près de deux ans de part et d’autre de la Line of Actual Control (LAC), la frontière de facto séparant les territoires indien et chinois, et notamment les violents accrochages entre soldats chinois et indiens intervenus en juin 2020 dans l’est du Ladakh indien, à Galwan Valley, 200 km au nord-est de Leh.
Le fait que cette loi se saisisse de la question vitale du contrôle des fleuves n’est pas sans inquiéter les autorités indiennes. Car si le long fleuve sacré Brahmapoutre (fils de Brahma pour les Hindous) traverse et irrigue tout le nord-est du pays avant de rejoindre le Gange et de pénétrer ensuite au Bangladesh, il prend préalablement sa source en amont, au Tibet, territoire où s’applique la loi chinoise. Un vaste espace où les multiples projets de constructions titanesques conçus par le pouvoir pékinois (plus de 25 barrages et installations autres hydroélectriques) créent déjà quelques tourments légitimes en aval. Notamment pour les populations du Nord-Est indien dépendantes pour leur quotidien de la générosité du cours du Brahmapoutre. Une générosité critique à maints égards, indispensable, qui pourrait être réduite voire dilapidée en amont par cette frénésie de constructions. Gageons qu’elle est avant tout inspirée par une logique de maximisation de la précieuse ressource hydraulique disponible, et non par quelque arrière-pensée politique ou stratégique vis-à-vis de certains États voisins.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.