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Inde-Chine : jeux de drones dans l'Himalaya

Des soldats de l'armée indienne face à un drone Rustom-1 lors d'un salon de la Defence Research and Development organisation (DRDO), en souvenir de l'ancien président indien APJ Abdul Kalam, à Chennai le 28 juillet 2017. (Crédits : AFP PHOTO / ARUN SANKAR)
Des soldats de l'armée indienne face à un drone Rustom-1 lors d'un salon de la Defence Research and Development organisation (DRDO), en souvenir de l'ancien président indien APJ Abdul Kalam, à Chennai le 28 juillet 2017. (Crédits : AFP PHOTO / ARUN SANKAR)
Il y a quelques semaines, un drone de surveillance indien pénétrait dans l’espace aérien chinois. L’occasion de faire un point sur les relations bilatérales entre les deux géants asiatiques, comme sur l’utilisation grandissante des drones dans la région.
*Un face-à-face tendu de juin à fin septembre suite au début des travaux par les troupes chinoises de prolongement d’une route proche de la frontière sino-bhoutano-indienne, près du couloir de Siliguri. **Sur le plateau de Doklam/Donglang, 89 km² à plus de 4 200 m d’altitude, à la jonction des territoires indien, chinois et bhoutanais. ***2,7 milliards d’individus à elles deux, 36 % de la population mondiale.
Début décembre, soit un trimestre après un épisode de tension* territoriale sino-indienne au pied de l’Himalaya**, les diplomates et responsables militaires des deux premières démographies*** de la planète sont une nouvelle fois à pied d’œuvre. Qui pour dénoncer les agissements du voisin ; qui pour présenter explications (plus ou moins convaincantes) et justifications sur quelques faits délicats ; qui encore pour rappeler par-delà la frontière (2 659 km de long) que l’on ne saurait s’en laisser conter par la nation et rivale stratégique limitrophe ; sur le contentieux du jour comme sur bien d’autres thèmes… Revenons sur les faits en question pour mieux les replacer dans la perspective complexe de rapports bilatéraux ténus et incertains.[/asl-article-chapo]
*La frontière entre la Chine et l’Inde. **Un des 29 États de l’Union indienne ; situé dans le nord-est, cet ancien État princier montagneux de 7 000 km² et de 600 000 habitants mitoyen de la Chine, du Bhoutan, du Népal et à quelques km du Bangladesh.
Le 7 décembre, un drone de surveillance indien (non-armé) se serait, par inadvertance ou problème d’ordre technique, momentanément égaré dans l’espace aérien de la République Populaire de Chine. Qui plus est dans un périmètre sensible : la région du Sikkim indien, par-delà la « Ligne de contrôle actuelle »*. L’engin s’est écrasé au sol, en un point que les autorités de Pékin n’ont pas jugé bon de préciser, avant d’être récupéré par les bons soins des troupes chinoises pour « identification et vérification ». Loin de recourir au mutisme ou au déni, le ministère indien de la Défense aurait dans la foulée de cet incident technique averti son homologue chinoise avoir perdu le contrôle d’un de ses drones lors d’une mission d’entraînement routinière dans l’espace aérien indien (secteur du Sikkim**), avant que ce dernier ne franchisse la frontière pour se perdre (mais pas pour tout le monde…) involontairement sur le territoire chinois.
Le déroulé des faits n’a pas emporté l’adhésion de Pékin. La Chine a dénoncé vigoureusement « l’intrusion » d’un unmanned aerial vehicle (UAV – drone) indien dans son espace aérien : « L’action de l’Inde a enfreint la souveraineté territoriale de la Chine. Nous sommes fortement courroucés par cela et nous y opposons. Nous honorerons notre mission, nos responsabilités et défendrons résolument la souveraineté nationale de la Chine et sa sécurité », synthétisa un des responsables militaires chinois du Western Theatre Command cité par l’agence de presse chinoise Xinhua.
A priori, l’incident technique et ses ondes de choc diplomatiques ne semblent pas critiques au point de déboucher sur un contentieux majeur entre les deux titans asiatiques de ce début de XXIème siècle. Nonobstant le fait que ce crash malheureux – qui ne fit de victimes que l’engin volant proprement dit et l’égo des responsables militaires indiens en charge de son utilisation – intervienne dans une zone d’une sensibilité historique particulière pour Pékin comme pour New Delhi. C’est en effet dans cette région himalayenne que se déroula à l’automne 1962 le bref (20 octobre–20 novembre) mais traumatisant (pour New Delhi essentiellement) conflit frontalier sino-indien. Une confrontation armée qui se solda par un camouflet politique et militaire dont la capitale indienne peine encore, plus d’un demi-siècle après les faits, à reconnaître la mesure.
*À proximité de la fameuse Line of Control – LoC -, la frontière de 740 km de long séparant de facto les parties du Cachemire administrées par l’Inde et le Pakistan.
Dans un souci d’information, de transparence (qu’apprécieraient sans doute les centaines de millions de lecteurs de la république populaire voisine) autant que pour tancer les responsables militaires, la presse indienne rapporte que ce n’est pas la première fois que l’Union indienne est montrée du doigt par ses voisins pour des événements similaires. Et d’évoquer le cas fin octobre du drone de surveillance que l’armée pakistanaise aurait abattu dans le secteur de Rakhchikri* (Cachemire) après qu’il eût (selon Islamabad) pénétré l’espace aérien pakistanais. Un an plus tôt (le 19 novembre 2016) ainsi qu’en juillet 2015, les forces pakistanaises avaient déjà procédé à des « neutralisations » similaires de quadcopters dans un périmètre proche.
*Laquelle fut contrainte en septembre dernier de mettre un terme – pour raison de sécurité – à l’utilisation de certains de ses drones fabriqués par une société chinoise. **Où la presse américaine laissait entendre en mars que son armée déploierait à terme et à titre permanent des drones d’attaque Grey Eagle armés de missiles Hellfire.
Atardons-nous quelques instants sur cette thématique technique de l’emploi croissant des drones, y compris en Asie et par les forces locales, c’est-à-dire pas seulement par les opérateurs américains en Afghanistan ou au Pakistan. Les acteurs dominants de la région Asie-Pacifique (Inde, Chine, Japon, Australie* ou encore la Corée du sud**) s’appuient déjà depuis des années sur l’emploi de drones pour divers types de mission (surveillance et collecte de renseignements principalement). Il est vrai qu’en ce crépuscule 2017, pour ne parler que du contexte asiatique, ce ne sont pas les théâtres de crise (Afghanistan, zones tribales pakistanaises, péninsule coréenne), les espaces – fort étendus – où perdurent de sensibles contentieux territoriaux interétatiques (mers de Chine du Sud, frontières sino-indiennes, Cachemire) qui font défaut… Du reste, ces derniers jours, l’Inde, la Chine et la Corée du sud manifestaient de diverses manières leur appétence pour ce nouvel outil (performant et n’impliquant pas de risquer la vie de personnels) à disposition des forces armées et des services de renseignements. Chacun a exprimé ses besoins – acquisition programmée de plusieurs dizaines d’unités – pour surveiller les mouvements de troupes des voisins à proximité des frontières (New Delhi), pour prévenir malveillances et provocations d’une dictature irascible (Séoul), ou en exposant lors du récent Dubaï Airshow 2017 ses drones de combat de dernière génération (Pékin).
Dans son édition du 7 décembre, le quotidien chinois Global Times revenait en des termes univoques sur « l’importance » de la faute commise par l’Inde plus tôt dans la journée, exigeant comme il se doit de la fautive quelque excuse en bonne et due forme. « India must apologize for drone intrusion », titre la tribune, en s’étonnant notamment « qu’en l’état délicat de la relation bilatérale [sino-indienne], le manque de scrupule de l’Inde est surprenant ». Très en verve, l’éditorialiste invite New Delhi à « sortir de son arrogance », et, en élargissant le champ des « coupables », y associe sans détour les États-Unis : pour leur « stratégie indo-pacifique », pour la récente édition du Quadrilateral Security Dialogue (associant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde), enfin, pour encourager le voisin indien à s’appuyer sur la puissance de son nouvel allié nord-américain pour défier la fière République Populaire.
Précisément deux mois plus tôt, lors du 9e Sommet des BRICS organisé dans la cité portuaire chinoise de Xiamen le 4 septembre, Xi Jinping et Narendra Modi avaient convenu que les bonnes relations entre Pékin et New Delhi étaient dans l’intérêt des deux parties. Des efforts seraient portés à l’avenir pour éviter de futures disputes territoriales aux frontières. Des propos bienvenus et rassurants alors que venait tout juste de prendre officiellement fin un épisode militaire tendu – 73 jours durant – aux confins des territoires himalayens de la Chine, de l’Inde et du Bhoutan (plateau de Doklam/Donglang). De toute évidence, de part et d’autre de la chaîne himalayenne, il reste encore un peu de chemin à parcourir pour atteindre le but recherché.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz), de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'' (L'Harmattan, Paris, décembre 2021) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.