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Entretien

Cinéma chinois : "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan, entre rêve et réalité

Le film "The cloud in her room" explore la fragilité des relations humaines. (Crédit : Norte Distribution)
Le film "The cloud in her room" explore la fragilité des relations humaines. (Crédit : Norte Distribution)
Après un passage remarqué dans plusieurs festivals en France, The cloud in her room, le premier long métrage de la réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan sortira en salles ce mercredi 22 décembre. Succès d’estime au Festival du cinéma d’auteurs chinois Allers-retours en septembre dernier, le film explore la fragilité des relations humaines dans un noir et blanc photogénique. The cloud in her room prend place à Hangzhou, en plein hiver, alors qu’une jeune femme, Muzi, trouve refuge dans l’ancien appartement de ses parents désormais séparés. Dans cette ville si familière mais qui a tant changé en son absence, Muzi replonge dans ses souvenirs et tente de trouver des repères en multipliant les rencontres avec sa famille, ses amis et son amant. Tiraillée par l’incertitude du futur et l’impermanence du passé, l’ici et maintenant est sa seule échappatoire. Rencontre avec une réalisatrice qui explore la frontière entre onirisme et réalité.

Entretien

Zheng Lu Xinyuan est née en 1991 à Hangzhou, dans le Zhejiang. Fille de l’art – son père est professeur à l’Académie des arts et sa mère paysagiste -, elle prend l’habitude de fréquenter les milieux artistiques à travers les amis de la famille. Après le lycée, elle part faire une licence de multimédia à Pékin, puis quitte le pays pour la Californie où elle suit des études de cinéma. Elle réalise de nombreux courts métrages, explorant la limite entre fiction et réalité documentaire : Dinner (2012, court documentaire), Women on Islands (2014), Running in a Sleeping River (2016), 5′ Funeral in the Rain (2016), Niu and the last Day of Fall (2017, court documentaire), Smokers die slowly together (2017) et Feverish (2018).

Elle revient alors en Chine et prépare son premier long métrage, The cloud in her room, pour lequel elle rencontre la jeune photographe et modèle Jin Jing qui deviendra son actrice principale. La mise en production du film étant un peu plus longue que prévue, elles tournent ensemble un court métrage, A white butterfly on a bus (2018), galop d’essai de leur future collaboration. En 2019, Zheng Lu Xinyuan peut enfin tourner The cloud in her room et l’œuvre parcourt dès lors les festivals internationaux et remporte même en 2020 le prestigieux Tiger Award au IFFR de Rotterdam. Ne s’étant pas confronté au bureau chinois de la censure, le film ne peut sortir sur le territoire national de la réalisatrice. Après un passage remarqué à Paris au Festival du cinéma d’auteurs chinois Allers-Retours ainsi qu’au Fema de La Rochelle, le film sortira dans les salles françaises le 22 décembre prochain.

La réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
La réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
C’est en toute simplicité que la réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan accepte de nous rencontrer après notre coup de cœur pour The cloud in her room au festival Allers-Retours. Inlassable cigarette à la bouche, elle prend notre appel depuis son bureau, pour discuter non pas de « son film », mais de « notre film » comme elle le répète de nombreuse fois. Loin des réalisateurs tyranniques et démiurges, la jeune femme est plutôt de l’étoffe des chefs d’orchestres qui permettent à chacun des membres d’une équipe de s’exprimer au meilleur de ses capacités. Pour elle, poser des mots sur une expérience, c’est déjà « tuer » cette expérience et le cinéma est un conteneur dans lequel on peut expérimenter et faire bouger les lignes entre fiction et réalité.
Voir la bande-annonce du film The Cloud in her room de Zheng Lu Xinyuan :
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Mes souvenirs de cinéma sont plutôt des souvenirs de vie de tous les jours. L’envie de faire du cinéma est arrivée bien plus tard à l’université. Quand j’étais petite, il m’arrivait de me réveiller au milieu de la nuit et de rejoindre mes parents devant la télévision. Mais il n’y a jamais eu un film en particulier qui m’a fait penser : « C’est ça que je veux faire. » Je suis plutôt inspirée par les arts, la littérature et la musique. J’ai plutôt des souvenirs de rassemblements avec différentes personnes de l’Académie des arts. Ces rencontres se sont transformées plus tard en cinéma.
Un souvenir en particulier vous a marqué ?
Je ne sais pas si cela a influencé mes films mais je me souviens d’un voyage que j’avais fait avec mon père. Comme il était professeur à l’Académie des arts, parfois, il allait étudier le motif des tissus de la route de la soie. Il m’avait d’abord emmenée à Dunhuang, une ville dans le nord-ouest de la Chine où il y avait de vieilles grottes avec des peintures sur les murs. Comme mon père faisait partie de l’équipe de recherche, je pouvais avoir accès aux parties qui n’étaient pas ouvertes au public et tandis qu’il discutait avec des archéologues, je regardais une petite plume qui datait de 3000 ans. Elle était si fragile que je me suis dit que si je la ramassais, elle disparaîtrait. Ce genre d’expériences m’a fait prendre conscience de combien les choses peuvent changer en un instant, sans que l’on s’en aperçoive.
Durant ce voyage dans le Xinjiang, le directeur des fouilles était un Ouïghour qui avait étudié en France un certain temps. Il avait en lui une combinaison de culture qui m’a marquée. On montait à cheval, il était 8 heures du soir mais comme on était dans l’Ouest, il faisait jour comme s’il était 3 heures de l’après-midi. C’était comme si je vivais une expérience du temps différente, comme si le temps devenait une notion plus fluide. Ce genre de choses m’est revenu quand j’ai commencé à faire mes propres créations. J’ai essayé de me dire qu’il me fallait oser aller quelque part, seule, et être toujours ouverte aux personnes que je rencontre ou aux situations nouvelles. Lorsque l’on prend la décision d’aller vivre quelque part, on s’expose à l’inattendu.
Pourquoi avez-vous choisi de partir à Los Angeles ?
Quand j’étais en licence, j’ai commencé à prendre des photos et à filmer des petites choses. Mais je voulais trouver ma propre communauté créative et ne pas faire cela toute seule. Je ne savais pas grand-chose de Los Angeles mais une amie avait postulé là-bas et je n’ai pas plus réfléchi que ça. Je voulais aller quelque part qui m’était moins familier que l’Académie des arts et voir si j’allais m’en sortir dans un environnement où 80 % des films sont fait de façon industrielle. Cela a été dur pendant un moment, j’ai beaucoup douté mais finalement, j’ai pu apprendre par le training dans un contexte hollywoodien et confirmer mes goûts en matière de cinéma.
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : Muzi cherche des repères à Hangzhou. (Crédit : Norte Distribution)
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : Muzi cherche des repères à Hangzhou. (Crédit : Norte Distribution)
Pensez-vous qu’il soit nécessaire, pour un artiste, de vivre ou de faire des études à l’étranger ?
Je pense que cela m’a aidée de voir les choses avec un regard différent. Notre regard se construit par nos expériences et la façon dont on regarde notre passé. En revenant, j’ai vu les choses différemment de mon départ, cela m’a permis de douter, de rester critique tout en vivant ici [en Chine, NDLR]. Peut-être que ce que j’ai le plus appris n’est pas tant des techniques professionnelles que d’apprendre à rester ouverte et à comprendre les gens. Ce n’était pas seulement étudier le cinéma mais c’était aussi faire l’expérience de vivre à l’étranger, à la fois voir une autre partie du monde et comprendre comment les gens nous voient.
Après vos études, vous êtes rentrée en Chine pour y réaliser votre premier film. Aviez-vous considéré de rester vivre à l’étranger ?
C’est-à-dire que le marché est un peu « saturé » à Los Angeles. L’environnement créatif parle de certains problèmes particuliers comme le genre, le racisme et de nombreuses personnes s’emparent des mêmes thématiques. En Chine, il y a une autre énergie. Les choses n’y sont pas aussi politiquement correctes et il y a plus de matières premières à exploiter. C’est un bon moment pour la création en Chine parce qu’il y a beaucoup de choses à y faire. D’un autre côté, la censure y est vraiment difficile et je ne sais pas encore ce que je ferai dans le futur.
Le noir et blanc donne un aspect irréel au film "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
Le noir et blanc donne un aspect irréel au film "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
En quoi les façons de travailler en Chine et aux États-Unis sont-elles très différentes ?
Aux Etats-Unis, puisque tout le monde apprend la méthode « industrielle », tout le monde parle le même langage professionnel sur le plateau. Il y a une certaine « grammaire », certaines procédures communes qui permettent de travailler efficacement. En Chine, il faut souvent tester les personnes au préalable. Certaines personnes ont beaucoup d’expérience mais ne sont pas vraiment intéressées pour créer quelque chose de nouveau avec toi. Pour ce projet, les membres de l’équipe travaillaient ensemble pour la première fois mais la plupart sont mes amis. Comme on passait au moins douze heures par jour ensemble, j’ai essayé d’être raisonnable et de ne pas en demander trop à l’équipe. Nous avions un petit budget, il était compliqué de mobiliser tout le monde pendant la pré-production donc il est souvent arrivé que nous améliorions les choses directement sur place. Cela a demandé au casting de rester sur le qui-vive et nous a forcé à capturer l’instant. Le tournage n’était pas vraiment un tournage « standard » par bien des aspects. [Rires]
Comment avez-vous rencontré l’actrice Jin Jing ?
Je l’ai trouvée sur Instagram, elle vient de la même ville que moi. Elle a un père vraiment cool. Quand elle avait 16 ans environ, elle lui a dit : « Je veux aller à Pékin pour explorer le monde par moi-même. » Elle est donc parti là-bas et a rencontré un groupe de photographes. Elle a entre autre travaillé avec le photographe Lin Zhipeng. Il y avait quelque chose de « fragile » dans ses yeux et j’ai trouvé ça spécial, alors je lui ai envoyé un message pour lui proposer de tourner ensemble. Je l’ai rencontrée à Pékin et j’ai passé quelques jours chez elle à dormir sur le canapé pour apprendre à se connaître. Je lui ai parlé du projet sans lui proposer directement le rôle parce qu’il fallait voir si l’alchimie avec les autres acteurs pouvait opérer, puis on a tourné un court métrage ensemble [A white butterfly on a bus, NDLR].
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : l’actrice Jin Jing a une présence hypnotique. (Crédit : Norte Distribution)
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : l’actrice Jin Jing a une présence hypnotique. (Crédit : Norte Distribution)
Pourquoi avoir choisi de tourner en noir et blanc ?
Lorsque j’ai écrit le script, le film n’était pas en noir et blanc. Mais il pleuvait beaucoup quand j’ai commencé le repérage et il y avait de nombreux travaux d’urbanisme dans la ville. Ce n’est pas que je n’aime pas les belles choses mais le noir et blanc « néglige » certaines informations comme la couleur et en renforce d’autres comme la texture, l’air, l’humidité… Je trouve que les villes d’aujourd’hui sont une juxtaposition de politiques pragmatiques qui sert les « fonctions » de la ville. Cela ne laisse plus la ville grandir de façon organique, or je voulais que le film puisse avoir quelque chose d’organique. Donc j’ai utilisé le noir et blanc pour renforcer les textures. Je voulais aussi qu’il créé une certaine distance. J’espère qu’il aide les gens à voir les choses plus honnêtement, qu’il donne un peu un sentiment irréel, qui colle avec le scénario qui n’est pas linéaire. Cela demande plus d’implication de la part du spectateur mais je pense que cela ouvre plus de portes à l’interprétation.
Le film n’est pas sorti en salles en Chine. Pourquoi ?
Lorsque j’ai écrit le script, la censure n’était pas aussi sévère qu’aujourd’hui. Mais lorsque nous avons commencé la production, je pense que la situation s’était déjà resserrée. J’avais compris depuis le début que le film aurait des difficultés à passer la censure donc je me suis concentrée sur le film que je voulais faire et voir par la suite ce qu’on me réserverait.
Vous n’avez pas essayé de soumettre le film au comité ?
Je ne l’ai pas fait mais mon producteur y réfléchit parce qu’il pense que c’est triste que les gens ne puissent pas le voir. Quand on regarde le film, on sait déjà que de nombreuses parties ne passeront pas la censure et on ne veut pas l’abîmer. La nudité, le sexe, on sait que c’est impossible.
Et le sortir en salles à Taïwan ?
C’est un autre processus mais ce n’est pas facile non plus parce qu’il y a un quota de films qui peuvent entrer à Taïwan. Je ne sais pas, c’est compliqué. Je pense qu’il est important que le film existe maintenant. Peut-être que dans quelques années, les choses seront différentes et que les gens pourront le voir. Je ne sais pas quand ce sera, mais je crois qu’il est important que ce cinéma existe.
Affiche "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
Affiche "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan. (Crédit : Norte Distribution)
Montrer de la nudité dans un film est-il possible en Chine ?
[Longue hésitation] Concernant la censure, les personnes autour de moi ont fait l’expérience que c’était impossible. Cela dit, on ne peut jamais en être certain, parce que le problème avec la censure, c’est qu’elle n’a pas de règles aussi précises et qu’elle interprète votre « idéologie ». Pourquoi mettre du nu ici, quel message cela fait-il passer ? C’est très complexe, il n’y a pas de directives claires, donc je n’ai pas essayé de m’y conformer. Je ne voulais pas que la censure abîme mon film, particulièrement celui-ci. Chaque film poursuit un but différent, artistique ou tourné vers le marché. Mais ce film, on l’a fait avec un petit budget, on savait d’avance qu’on n’en ferait pas un grand succès commercial. Donc il était plus important de conserver le film tel qu’il est.
Pourquoi avez-vous choisi de montrer de nombreuses scènes de sexe et de nudité ?
Mettre du sexe, c’était avoir une certaine honnêteté dans les rapports entre les gens, et d’une certaine façon, la distance physique, le contact physique, vous exprime profondément quelque chose. Je crois que c’était approprié pour les personnages, leurs sentiments et états d’esprits. Les relations que Muzi entretient avec les autres personnages ne sont pas si claires et ce n’est pas quelque chose qu’elle essaye de clarifier à travers les conversations. Chacun a ses propres problèmes « en cours » et ils ne peuvent pas communiquer facilement par des mots. Ils sont présents physiquement en même temps et elle peut faire le choix de se rapprocher ou de s’éloigner des gens.
Sa relation avec son petit ami n’est pas non plus très claire. On ne sait pas ce qu’il va advenir d’eux. Mais elle choisit de coucher avec lui dans un endroit qui a du sens pour elle. Je crois que le fait qu’ils couchent dans cet endroit, sans s’exprimer par les mots, leur permet de ressentir les liens qui existent entre eux et cela permet aussi au spectateur de l’observer. Cela génère de nombreuses émotions. Je ne crois pas que le film essaye d’expliquer comment la relation entre les personnages évolue mais plutôt de faire ressentir physiquement le moment présent.
Que diriez-vous pour résumer votre film à un spectateur ?
Je lui dirais d’aller le voir et de se faire sa propre idée. [Rires] J’ai rencontré la réalisatrice malaisienne Tan Chui Mui et elle disait : « Si un film peut être résumé en une seule phrase, quel est l’intérêt de le faire ? » Je crois que je suis assez d’accord avec ça. Il y a quelque chose qui est amené par le cinéma qui est assez unique et qu’il faut expérimenter directement. Je sais que « vendre » le film est une partie de mon travail, mais ce n’est pas réellement mon travail. Je ne sais pas vraiment comment je peux expliquer mon film en une phrase, donc chaque fois qu’on me pose la question, je réponds qu’il faut juste aller voir le film et en faire l’expérience.
Par Gwenaël Germain
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : la mère de Muzi a un petit ami étranger. (Crédit : Norte Distribution)
Extrait de "The cloud in her room" de Zheng Lu Xinyuan : la mère de Muzi a un petit ami étranger. (Crédit : Norte Distribution)

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.