Société
Partenariat

Chine: "Aux racines de la société chinoise" de Fei Xiaotong ou l'ordre sans l'égalité

Cultivateurs de riz dans la province chinoise de l'Anhui, à l'ouest de Shanghai. (Asia Times)
Cultivateurs de riz dans la province chinoise de l'Anhui, à l'ouest de Shanghai. (Asia Times)
Fei Xiaotong (1910-2005) a transformé les sciences sociales en Chine en présentant une analyse comparative de la société chinoise, fondée sur « le modèle d’ordre de la distinction des statuts ». Quels concepts Fei Xiaotong développe-t-il dans son analyse ? Comment influence-t-il le processus de transformation de la société rurale chinoise dans les années 1980 ? Quelle lecture peut-on faire de son œuvre dans la société chinoise contemporaine ? À l’occasion de la parution aux Presses de l’Inalco de son livre Aux Racines de la société chinoise, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a débattu de toutes ces questions lors d’une conférence le 4 octobre, dans le cadre de ses « Rencontres du lundi », avec trois de ses membres : Catherine Capdeville-Zeng, Xiaohong Xiao-Planes et Guibourg Delamotte.

Partenariat

À partir de 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

L’ouvrage Aux Racines de la société chinoise, de Fei Xiaotong, paru initialement en 1948, a été cette année traduit en français par Yann Varc’h Thorel et Huang Hong, et publié aux Presses de l’Inalco, avec une préface par Catherine Capdeville-Zeng anthroplogue spécialiste de la Chine et professeur des universités à l’Inalco. « Le projet a pour ambition de transmettre cet ouvrage aux étudiants et chercheurs en proposant une traduction mise au jour et qui retranscrit les concepts anthropologiques clairement », explique l’anthropologue. À travers cet ouvrage, Fei Xiaotong développe des concepts clés pour comprendre la singularité de la structure sociale chinoise, et en établir ses limites.

Qui est Fei Xiaotong et quel était le contexte politique de sa pensée ?

« Fei Xiaotong est un grand anthropologue et sociologue chinois, très influent depuis les années 1930-1940 », souligne Xiaohong Xiao-Planes, spécialiste d’histoire contemporaine de la Chine et professeur des universités émérite à l’Inalco. Formé en Chine puis en Grande-Bretagne avant la Seconde Guerre mondiale, il est en outre influencé par un mouvement de réflexion sur la condition paysanne qui se développe chez les lettrés chinois dès le début du XXème siècle, y compris dans son entourage familial. La pression entre terres cultivables et croissance démographique est déjà présente dans les campagnes chinoises de l’époque.
Dès 1930, en parallèle à ses enquêtes de terrain, Fei Xiaotong mène des activités sociales et politiques. Après la fin de la guerre, il s’engage politiquement aux côtés d’autres intellectuels en faveur de la création d’un régime constitutionnel, qui réunirait toutes les représentations politiques : les partis nationaliste et communiste, et en dehors d’eux, une « troisième force ». « Malgré l’échec de cette entreprise, elle révèle l’investissement de Fei Xiaotong dans la vie politique », remarque Xiaohong Xiao-Planes.
Suite à la mise en place du régime communiste en 1949, Fei Xiaotong voit sa discipline supprimée, considérée par le Parti comme bourgeoise et occidentale. En 1957, il est l’un des premiers intellectuels déclaré « droitier », c’est-à-dire ennemi de classe, pour avoir appelé le PCC à couter les voix du peuple et des intellectuels. Pendant vingt ans, il lui est impossible de faire avancer ses recherches anthropologiques et sociologiques, ni de participer aux activités socio-politiques.
Il revient sur la scène scientifique chinoise lors des réformes entamées à partir des années 1980. Il lie alors ses recherches à une analyse des besoins de développement économique et social locaux. « Il a beaucoup soutenu les paysans et les petits entrepreneurs, et ses travaux ont eu un impact très important tant sur le plan académique que sur le plan socio-politique, insiste Xiaohong Xiao-Planes. Il a amplement contribué aux réformes de modernisation de la société chinoise. »
L'anthropologue chinois Fei Xiaotong. (Source : Cread)
L'anthropologue chinois Fei Xiaotong. (Source : Cread)

Quels sont les concepts anthropologiques élaborés par Fei Xiaotong ? Comment ont-ils été utiles à l’amélioration la condition paysanne en Chine ?

Fei Xiaotong se rend compte des limites des concepts théoriques occidentaux qu’il a appris durant sa formation pour décrire la société chinoise, et crée donc de nouveaux concepts pour étudier la singularité de cette structure sociale. « La comparaison entre la Chine et l’Occident est au cœur de la réflexion de Fei Xiaotong et il crée donc deux concepts clés pour en rendre compte, explique Catherine Capdeville-Zeng. « Tuanti geju » (团体格局) qui désigne la société occidentale, à laquelle il oppose le système social chinois nommé « chaxu geju » (差序格局). » La traduction de ces concepts est fondamentale à la compréhension de l’ouvrage Aux Racines de la société chinoise et plus largement à la pensée de son auteur. « Nous avons longtemps débattu et proposons « modèle collectif » pour « Tuanti Geju » et « modèle d’ordre de la distinction des statuts » pour Chaxu Geju. »
Pour Fei Xiaotong, l’organisation des sociétés occidentales est fondée sur des relations d’égalité entre leurs membres. Différemment, chaxu (差序) est un néologisme pour exprimer les différences de statuts, à la base de la société chinoise, et de la société rurale en particulier. Il illustre ces concepts par une analogie : le modèle collectif peut être comparé à des brins de pailles ou de bois liés ensemble formant des bottes ou des fagots, tous de la même taille. Au contraire, le modèle d’ordre de la distinction des statuts peut être comparé à des ondes concentriques produites dans l’eau lorsqu’on y lance une pierre, où chaque personne est un centre, entouré de ses relations sociales.
Cette description conceptuelle peut s’étendre pour mener une analyse anthropologique de l’évolution politique du pouvoir du Parti communiste chinois, et plus particulièrement du pouvoir de Mao. Ce pouvoir se concentre de plus en plus autour de Mao, devenant plus personnel, patriarcal et statutaire. Mao purge successivement les élites intellectuelles, politiques et militaires pour se maintenir au centre, conserver son rôle de « leader suprême ». Pendant sa Révolution culturelle (1966-1976), il ne fait plus confiance aux cadres du Parti et se replie donc sur son clan familial, et sur sa « clique militaire » qui l’a porté au pouvoir à la tête du Parti. Il distribue les faveurs en fonction de la proximité relative des relations avec lui-même. « Le modèle d’ordre de la distinction des statuts est donc reflété dans le pouvoir politique : Mao retourne vers cette forme d’organisation traditionnellement rurale qui lui est familière pour se maintenir », analyse Xiaohong Xiao-Planes. Dès lors, le modèle se répand à l’ensemble des niveaux du pouvoir politique, puis dans toute la société. « Chaxu geju n’est donc pas qu’une organisation de la société rurale, elle devient un mode de fonctionnement politique, sociale et économique, note Catherine Capdeville-Zeng. Les relations statutaires se manifestent dans tous les domaines. »
Pour aider les paysans à sortir de « l’ordre de la distinction des statuts », dès 1948, un débat a été lancé autour du chemin de modernisation que doit emprunter la Chine. Pour Fei Xiaotong, la société rurale doit tendre vers le modèle collectif, en changeant les conditions paysannes à travers la diversification de leurs activités économiques. À travers ses enquêtes, il démontre que le problème n’est pas la redistribution de la terre, comme le réclame le programme du Parti communiste, mais le manque de terres cultivables comparé à la pression démographique des campagnes. Selon lui, l’État devrait donc aider les paysans à développer de nouvelles ressources de richesse, et à promouvoir des activités non agricoles. Le Parti adopte cependant le modèle de collectivisation soviétique, ce qui ne change en rien l’ordre des statuts. Son échec dans la modernisation agricole a même créé un nouvel ordre de distinction des statuts entre les urbains et les ruraux. Les idées de Fei Xiaotong ne seront reprises par le gouvernement qu’à partir des années 1980, lors de la réforme économique et de l’ouverture du pays.

Quelle est la pertinence actuelle des enseignements de Fei Xiaotong ? Comment nous permettent-ils de comprendre les changements sociaux depuis les années 1980 ?

L’analyse comparative de Fei Xiaotong reste encore pertinente : les sociologues et anthropologues chinois s’appuient toujours largement sur ses notions pour étudier les transformations de la société chinoise. « La modernisation chinoise a touché le développement économique, technique et technologique, mais pour ce qui est des relations sociales, il n’y a pas encore eu de changement fondamental », souligne Catherine Capdeville-Zeng. La société chinoise n’a pas véritablement intégré la notion d’égalité dans les rapports sociaux et les statuts structurent toujours les relations entre personnes, mais aussi entre groupes.
Dans le cas des paysans, bien qu’ils aient pu progresser sur le plan économique, de nombreuses limites les confinent encore dans leur statut. Le hukou ou livret de résidence en est le meilleur exemple. Ce carnet définit le statut en fonction du lieu de résidence. Avoir une résidence rurale est encore un stigmate important. Les classes urbaines conservent un mépris flagrant des ruraux, malgré une migration massive des ruraux vers les pôles urbains. « Le gouvernement n’a pas intérêt à œuvrer pour tenter de supprimer cette organisation sociale puisqu’il règne en s’appuyant sur celle-ci », conclut Catherine Capdeville-Zeng.
Par Pauline Couet et Guibourg Delamotte
Couverture du livre "Aux racines de la société chinoise" de Fei Xiaotong, traduction Yann Varc'h Thorel et Huang Hong, paru aux éditions Inalco Presses en 2021. (Crédit : Inalco presses)
Couverture du livre "Aux racines de la société chinoise" de Fei Xiaotong, traduction Yann Varc'h Thorel et Huang Hong, paru aux éditions Inalco Presses en 2021. (Crédit : Inalco presses)

À lire : les publications des intervenantes

Xiaohong Xiao-Planes :
« The Origins of ‘Status Politics’ : Family clans and Factions in CCP’s Top Leadership During the Cultural Revolution, 1966-1976 », version anglaise de l’article en chinois publié dans la revue électronique Jiyi zazhi (Remembrance), N°163, 15 août 2016, p. 11-32.
– « Le 18e Congrès du PCC : institutionnalisation du Parti et jeu des factions », le 30 mai 2013, in SinoPolis.
« Codification constitutionnelle des rapports sociaux du PCC (1931-2018) », communication présentée à la Journée d’études « Où situer le communisme, entre démocratie et totalitarisme ? », le 16 mai 2018, UPD.

Catherine Capdeville-Zeng :
– « Préface », Aux Racines de la société chinoise, Fei Xiaotong, Presses de l’Inalco, 2021 (à paraitre en juin 2021)
– « Encens, fleurs et applaudissements – Quelques théâtres chinois traditionnels dans la modernisation », in L’ethnographie : Créations, Pratiques, Publics, N°1 (2019).
– « Discussion autour de la notion de patriarcat, en Chine et en anthropologie », in L’Homme, 229 (2019), pp. 99-134.
– « La place des maternels dans la Chine patrilinéaire – Enquête dans un village du Jiangxi (Chine du Sud-Est) », in Dimensions sociales, rituelles et politiques de l’ancestralité, Les Presses de l’Inalco, pp. 179-202.
Les Institutions de l’amour : Cour, amour, mariage – Enquêtes anthropologiques en Asie et dans l’Océan indien, (codir. Delphine Ortis), Les Presses de l’Inalco, 2018.
« Relations sociales en milieu rural chinois – de chef de village à plaignant : le cas de Wu Boliang », in Perspectives chinoises, 2017/2, pp. 63-72. –

Guibourg Delamotte :
Géopolitique et géoéconomie, (codir.) (manuel), La Découverte, septembre 2021.
Géopolitique du Japon (manuel), La Découverte, septembre 2021.
Le Japon dans le monde, (dir.), CNRS Editions, 2019, 254 pages.
Japan’s World Power. Assessment, Outlook and Vision (dir.), Routledge, Londres, 2017, 196 pages.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE