Politique
Entretien

Fête nationale à Taïwan : la République de Chine n’est plus qu’une "coquille", selon Wu Rwei-ren

(Source : SCMP)
(Source : SCMP)
Ce dimanche 10 octobre, Taïwan célèbre sa fête nationale, celle de la République de Chine, proclamée en Chine continentale, et réduite après 1949 à l’archipel taïwanais. Paradoxalement, elle est célébrée par la présidente Tsai Ing-wen, au pouvoir depuis 2016, dont la formation politique s’est construite autour d’une idée d’identité taïwanaise, en opposition à la République de Chine, et alors qu’aujourd’hui plus des deux tiers de la population ne se définit plus du tout comme chinoise. Entretien avec Wu Rwei-ren, chercheur à l’Institut d’histoire de Taïwan.

Entretien

Wu Rwei-ren (吳叡人) est chercheur associé au sein de l’Institut d’histoire de Taïwan, à Taipei. Spécialiste des questions de nationalisme et d’identité nationale, il a suivi de près les différents mouvements sociaux taïwanais des dernières décennies et la montée en puissance du sentiment d’identité taïwanaise.

Le professeur Wu Rwei-ren dans son bureau de l’Academia Sinica à Taipei. (Copyright : Adrien Simorre)
Le professeur Wu Rwei-ren dans son bureau de l’Academia Sinica à Taipei. (Copyright : Adrien Simorre)
Comment voyez-vous cette contradiction entre cette fête nationale de la République de Chine et une population qui en majorité ne se donne plus une identité chinoise ?
Wu Rwei-ren : Il s’agit d’un processus dialectique, c’est-à-dire en chinois Bianzhengfa (辯證法) ! Le fait que nous utilisons toujours le « double 10 » [10 octobre 1911, date d’anniversaire de la rébellion qui aboutit à la chute de la dynastie Qing et à la proclamation de la République de Chine en janvier 1912, NDLR] comme jour national montre que la formation de Taïwan en tant qu’État-nation est un processus de convergence de deux éléments. D’un côté, il y a le régime de la République de Chine, venu du Continent, et de l’autre, le territoire et la société taïwanaise, disons « native ».
Le régime de la République de Chine a été chassé de la Chine continentale par les communistes en 1949. Il s’est réfugié à Taïwan en tant que régime extérieur, sans aucune base sociale autre que le million de réfugiés chinois venus avec lui. Pourtant, en 1950, lorsque la guerre de Corée a éclaté, les États-Unis ont choisi de protéger Taïwan, et de soutenir le régime de la République de Chine. De manière très intéressante et inattendue, un nouvel État a émergé de cette guerre froide, et cet État se nommait : la République de Chine à Taïwan.
Il a fallu cinquante ans pour que cet État, créé par les États-Unis, fusionne avec le territoire et la société taïwanaise. Ce processus a eu lieu à travers la démocratisation de Taïwan, débutée à la fin des années 1980, et qui a permis à la population de participer aux prises de décision. Ce n’était plus un régime étranger ou extérieur, mais un État qui avait une base sociale solide. À travers ce processus, la République de Chine à Taïwan s’est taïwanaisée et est devenu d’une certaine manière un État taïwanais ! Aujourd’hui, Taïwan est de facto un État indépendant, et la conscience d’être citoyen taïwanais atteint les 90%.
Mais il reste un élément qui n’est pas résolu : ce sont les symboles nationaux, qui sont toujours ceux de « la République de Chine ». Même si Taïwan est un État-nation mature, en passe de devenir complètement indépendant, le gouvernement est dans l’incapacité de changer le nom officiel du pays en raison des menaces de la Chine communiste. Or, tant qu’on se déclare en tant que « République de Chine à Taïwan », on doit continuer à utiliser ses symboles, on doit conserver cette « coquille » de la République de Chine. Et si on n’a pas de jour national, alors on doit continuer à utiliser celui de la République de Chine pour représenter Taïwan en tant que nation souveraine. Mais en fait, l’État taïwanais emprunte ces symboles à la République de Chine.
Un autre facteur, c’est la situation interne. La majorité des gens sont aujourd’hui d’accord sur le fait que Taïwan est un pays indépendant, mais ils ne sont toujours pas d’accord sur la manière de nommer ce pays. Il reste encore une minorité non négligeable de la population qui insiste pour conserver le nom de la République de Chine, qui veulent conserver des éléments chinois dans le nom de Taïwan. Le parti démocrate-progressiste utilise donc un pragmatisme qui lui est très propre, en utilisant comme dénominateur commun la République de Chine à Taïwan. Politiquement, ce serait trop coûteux de provoquer des divisions internes.
Si un jour le consensus est encore plus clair sur l’identité taïwanaise, alors on pourrait peut-être abandonner cette fête nationale. Mais ce n’est pas le cas pour l’instant. C’est pour cela que la meilleure stratégie pour le gouvernement, quand cela touche à la fête nationale, est de continuer cette tradition. Mais, en même temps, nous devons faire face à la réalité que cet État a été taïwanaisé ! Donc le gouvernement essaye aussi de taïwaniser ce jour national, emprunté à la République de Chine. On le voit bien, dans la vidéo du ministère des Affaires étrangères consacrée à la fête nationale, ils ont utilisé comme symbole la montagne de Jade [Yushan, 玉山, plus haut sommet de Taïwan, NDLR]. Taïwan est une île-nation avec beaucoup de montagnes, donc la montagne devient un symbole parfait pour cette nation plutôt que de faire appel à des figures historiques plus controversées.
Cette « taïwanisation » des célébrations se retrouve aussi dans le vocabulaire officiel. Sur les banderoles déployées à Taipei ces derniers jours, on lit en anglais « jour national de Taïwan » alors qu’il est écrit en mandarin « jour national de la République de Chine »…
Effectivement, nous faisons face à beaucoup de contraintes politiques, donc le gouvernement essaye de faire passer discrètement des éléments taïwanais au sein des représentations officielles de notre pays. La traduction est une de ces stratégies ! C’est un peu « insidieux », mais c’est une des seules stratégies qu’il nous reste.
Les Taïwanais, notamment les jeunes, ont-ils le sentiment qu’il s’agit de leur jour national ?
Non, je ne crois pas. La plupart des gens ne sont pas sensibles à ces célébrations, et c’est encore plus marqué chez les jeunes. C’est trop éloigné de leur expérience, et de leur mémoire. Les jeunes n’ont aucun attachement à ces symboles, qui sont même vus comme étrangers. Et en même temps, c’est intéressant de regarder l’exemple du drapeau national. Il y a quelques semaines, une apnéiste taïwanaise a voulu arborer le drapeau national lors d’une compétition internationale, mais en a été empêchée : et il s’agissait bien sûr du drapeau de la République de Chine ! Même si les jeunes ne sont pas attachés à ces symboles, ils vont les utiliser comme des substituts : lorsqu’ils ont besoin de se présenter comme représentants d’une nation, ils n’ont que ce drapeau à utiliser. Donc de manière intéressante, ce drapeau, qui vient d’un État-parti chinois, est approprié et internalisé de manière inconsciente par les jeunes. Ils vont dire « le drapeau national » sans réfléchir à son origine. Alors, pourquoi pas, un jour ils deviendront de véritables symboles taïwanais, par la pratique. Je ne l’approuve pas personnellement, mais c’est une réalité !
Qu’en est-il du parti démocrate-progressiste au pouvoir ?
Pour le gouvernement actuel, ces célébrations sont uniquement un jeu d’acteur (表演), c’est stratégique. La présidente Tsai Ing-wen est issue de la même génération que moi, nous avons la même expérience des mouvements démocratiques. Lors de ces mouvements, nous considérions les symboles chinois comme quelque chose d’externe, c’était « les autres » (他人). C’est donc forcément très difficile pour quelqu’un issu des mouvements sociaux de s’identifier aux symboles de la République de Chine, par exemple en chantant l’hymne national. En revanche, après la démocratisation, les jeunes ont grandi dans un contexte où il n’y avait plus de répression politique, donc ces symboles ont une connotation négative moins marquée. Pour beaucoup d’entre eux, le drapeau national représente Taïwan. Pour l’hymne en revanche, cela me paraît plus compliqué, car ses paroles sont trop explicites et encore très controversées.
Comment ces célébrations ont-elles évolué avec le temps, et notamment par rapport aux premiers souvenirs que vous avez de cette fête nationale ?
Quand j’étais enfant, le jour de la fête nationale, on devait aller à l’école, où il l y avait une photo géante de Sun Yat-sen et de Chiang Kaï-sheck, ainsi qu’un drapeau géant de la République de Chine. Et on devait chanter l’hymne nationale. Le président, que ce soit Chiang Kaï-sheck ou Chiang Jing-guo, faisait un très long discours de propagande, et on devait étudier ce discours, et même en mémoriser certaines parties… Ensuite, on devait regarder la parade militaire devant le palais présidentiel. Cela ressemble vraiment à ce que fait Xi Jinping aujourd’hui en Chine ! Ce jour national était pour moi terrifiant, je n’en ai aucun souvenir joyeux. Il symbolisait quelque chose de très sérieux, de très puissant. C’était comme un long avertissement du danger, soit de la guerre, soit de la répression du régime.
Aujourd’hui, les célébrations ont toujours lieu devant le palais présidentiel, mais l’ambiance est tout à fait différente. Il n’y a par exemple plus la parade militaire. C’est un choix politique, car nous sommes un petit pays, donc nous ne pouvons pas montrer notre capacité militaire, ou alors le strict minimum. Nous voulons montrer l’essence de notre nouvelle nation, qui est la démocratie, la paix et la prospérité.
Et si un jour Taïwan devait avoir son propre jour national, quelle pourrait être cette date ?
C’est dur de répondre ! Beaucoup de gens diraient certainement la date du massacre du 28 février 1947. Mais la formation de Taïwan en tant qu’État-nation n’est pas un événement soudain, c’est un processus. C’est donc très dur de déterminer un moment décisif sur lequel tout le monde pourrait se mettre d’accord. Les Taïwanais sont très pragmatiques : je pense qu’ils essayeraient de trouver une date qui ne soit pas politique, comme par exemple le jour où Taïwan gagne la coupe du monde de baseball. En revanche, si un jour nous avons l’opportunité de changer le nom de notre pays, ou par exemple le droit d’entrer aux Nations Unies, peut-être que cette date deviendra notre jour national ! Mais pour l’heure, choisir un nouveau jour national serait trop coûteux politiquement.
Propos recueillis par Adrien Simorre, à Taipei

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A propos de l'auteur
Adrien Simorre est diplômé en sociologie urbaine de Sciences Po Paris et titulaire d'un M1 en Sciences de l'environnement. Devenu journaliste sur le tas, il est installé depuis 2019 à Taipei où il collabore notamment avec Radio France Internationale et Libération.