Politique
Entretien

Nathan Batto : à Taïwan, "le Kuomintang fait face à un problème structurel"

Eric Chu (朱立倫) au siège du Kuomintang à Taipei après l’annonce de son election à la tête du parti nationaliste chinois, le soir du 25 septembre 2021. (Copyright : Adrien Simorre)
Eric Chu (朱立倫) au siège du Kuomintang à Taipei après l’annonce de son election à la tête du parti, le soir du 25 septembre 2021. (Copyright : Adrien Simorre)
Ce samedi 25 septembre, Eric Chu a été élu secrétaire général du Kuomintang (KMT), le parti nationaliste chinois et première force d’opposition à Taïwan. Avec 46 % des votes, celui qui incarne la position traditionnelle du KMT, la coopération avec Pékin, devance Chang Ya-chung (32 %), ouvertement pour la réunification, et Johnny Chiang (18,6 %), le dirigeant sortant qui a échoué à réformer le parti. Nathan Batto, l’un des meilleurs observateurs étrangers de la vie politique taïwanaise et chercheur à l’Academia Sinica à Taipei, revient sur les enjeux du vote.

Entretien

Titulaire d’un doctorat de l’Université de Californie à San Diego, Nathan Batto est arrivé pour la première fois à Taïwan en 1989. Il est aujourd’hui chercheur à l’Institut en sciences politiques de l’Academia Sinica, ainsi qu’au Centre d’études sur les élections de la National Chengchi University. Ses recherches se concentrent sur les systèmes électoraux, les politiques législatives et les partis politiques. En 2016, il a co-dirigé l’ouvrage collectif Mixed Member Electoral Systems in Constitutional Context: Taiwan, Japan, and Beyond, avec Chi Huang, Alexander Tan et Gary Cox. In his free time, he writes the blog Frozen Garlic. Il est considéré comme le chercheur étranger qui comprend le mieux les élections à Taïwan. Il alimente aussi Frozen Garlic, un blog réputé sur les élections dans l’archipel.

Nathan Batto, chercheur à l'Institut des sciences politiques de l'Academia Sinica à Taipei.
Nathan Batto, chercheur à l'Institut des sciences politiques de l'Academia Sinica à Taipei. (Crédit : DR)
Quels étaient les principaux enjeux du scrutin du 25 septembre pour la direction du Kuomintang ?
Nathan Batto : Le Kuomintang a été le parti au pouvoir pendant longtemps, et a dominé la politique des années 1950 jusqu’aux années 1990. Ces dernières années, il s’est retrouvé tour à tour dans l’opposition et au pouvoir. En 2016, il a perdu pour la dernière fois le pouvoir lorsque le parti démocrate-progressiste (PDP) a pris le contrôle du gouvernement et du Parlement. La division politique majeure à Taïwan est en lien avec l’identité et la relation avec la Chine. Le Kuomintang a traditionnellement une identité chinoise, et défend de meilleurs liens et une plus forte intégration avec la Chine. Ces dernières années, cette position est devenue de moins en moins populaire, car il y a une inclination nette au sein de la population en faveur d’une identité taïwanaise, et non chinoise. Les sondages récents montrent que plus de 60 % de la population a une identité exclusivement taïwanaise, alors que seul 30 % a une forme d’identité chinoise. Cette tendance de fond est un problème structurel pour le Kuomintang, puisque le bloc qui les soutient est justement composé de personnes qui ont une forme d’identité chinoise. Il se trouve donc dans une très mauvaise posture s’il veut un jour récupérer le pouvoir.
*Le « consensus de 1992 » est un accord tacite auxquels sont parvenus les représentants de Pékin et de Taipei en 1992, lors d’une rencontre informelle à Hong Kong. Les deux parties se sont alors entendues pour reconnaître que l’île de Taïwan et le continent chinois font partie d’une seule et même Chine – libre à chacun de considérer de quelle « Chine » il s’agit. En l’occurrence pour Pékin, la République populaire de Chine ; pour Taipei, la République de Chine.
Dans ce contexte, on pourrait imaginer que le Kuomintang adapte sa position pour séduire l’électorat centriste, qui est de plus en plus tourné vers Taïwan. Pourtant, ce n’est pas le cas ! Le Kuomintang a réaffirmé son attachement au « consensus de 1992 »*, qui est en fait la vieille position de Ma Ying-jeou [président taïwanais de 2008 à 2016], et qui vise à intégrer davantage Taïwan à l’économie chinoise, et – éventuellement – à se diriger vers l’unification avec la Chine. Et le challenge à l’orthodoxie ne vient pas de ceux qui voudraient tirer le Kuomintang vers une identité taïwanaise davantage marquée, mais il vient d’un autre extrême, celui qui souhaiterait emmener le Kuomintang, et Taïwan, vers une position encore plus prononcée sur l’identité chinoise, l’intégration avec la Chine, et l’ouverture de négociations politiques avec Pékin.
Justement, la campagne aux élections internes du Kuomintang a donné lieu à des débats très vifs entre un candidat favorable à l’unification, Chang Ya-Chung (張亞中), et un autre défendant la position traditionnelle du parti, Eric Chu (朱立倫). Est-ce que cela représente une fracture plus large au sein du parti ?
Le Kuomintang a construit sa proposition politique sur l’idée qu’il est en mesure d’avoir des relations constructives avec la Chine. Mais dans ce cas, il a besoin d’un partenaire coopératif. Le problème, c’est que la Chine n’évoque déjà plus le sens initial du « consensus de 1992 », qui était de dire qu’il y avait une seule Chine, mais avec plusieurs interprétations possibles de part et d’autre du détroit. Aujourd’hui, Pékin ne tolère aucune autre interprétation du consensus de 92 que la sienne. Le Kuomintang est donc poussé dans des directions opposée entre, d’un côté, le besoin de recevoir l’approbation tacite de la Chine, et, de l’autre, celui de convaincre les électeurs taïwanais, qui acceptent de moins en moins la position officielle du Kuomintang.
Comment expliquer la popularité d’Eric Chu face à Johnny Chiang, le secrétaire général sortant, alors même qu’il est une vieille figure du parti ?
Chiang est devenu l’an dernier le plus jeune secrétaire général de l’histoire du parti, avec cette idée qu’il voulait changer l’image du KMT. Après son élection, il a tenté de remettre en cause le « consensus de 1992 », en le réorientant sur Taïwan. Mais il a perdu cette bataille au sein du parti, notamment parce que l’ancien président Ma Ying-jeou, qui est en réalité toujours le leader effectif du parti, s’est opposé à toute tentative de réviser, ou de revoir à la baisse, le « consensus de 92 ». Chiang a donc échoué à réformer le parti. Et pendant la campagne, il défend ce même consensus qu’il vient juste d’essayer de renverser ! Pour cette raison, il n’est pas vu comme un leader très efficace, ni comme un candidat présidentiel solide. De son côté, Chu est le candidat consensuel, bien intégré aux réseaux locaux du parti, sur lequel tout le monde peut se mettre d’accord. Il a été candidat aux élections présidentielles, et il va certainement se représenter. C’est une vraie figure nationale qui pourrait un jour prendre le leadership du parti des mains de Ma.
Eric Chu a défendu bec et ongles le « consensus de 1992 » lors de la campagne. Est-il sincèrement convaincu que ce consensus peut guider les relations avec la Chine ?
Le « consensus de 92 » est l’orthodoxie du parti, et c’est cela qui va gagner lors des élections. Il y a plein de problèmes avec ce consensus : Ma Ying-jeou était d’ailleurs très fier de dire que c’était un « chef d’œuvre d’ambiguïté » ! Cela marchait bien en 2008, lorsque personne ne savait vraiment ce qu’il voulait dire. Mais aujourd’hui, après dix ans d’expérience, chaque partie se rend compte que ce n’est pas vraiment ce qu’il voulait. La Chine, en particulier, a été très déçue avec le « consensus de 1992 ». Elle pensait qu’il y aurait des avancées très concrètes vers l’idée d’une seule Chine et une forme d’intégration politique. Or, de son côté, l’électorat taïwanais du KMT a compris : « Il suffit de brandir le consensus, et on peut accéder au marché chinois et devenir riche, mais on ne veut pas de cette intégration politique ! » Je ne sais pas si Chu croit vraiment que ce consensus soit une base viable pour interagir avec la Chine, puisque Pékin demande davantage d’engagement par rapport à 2008. Mais pendant cette élection, cela ne lui a pas semblé profitable d’ouvrir ce débat.
En face de lui s’est présenté un candidat qui bénéficie d’une popularité inattendue, Chang Ya-Chung, dépeint comme « pro-unification ». Est-ce correct de le décrire ainsi ?
Chu n’a cessé de l’attaquer ces dernières semaines en le taxant « d’unificationiste rouge » (紅統). Chang n’aime pas ce label, car cela sonne mal à Taïwan. Mais en même temps, il ne l’a pas rejeté ! Je pense que c’est en fait une évaluation assez juste de sa place dans le spectre politique. Chang a des connexions actives avec de nombreuses personnes en Chine, et il était très clairement le favori de Pékin dans cette course. Il ira beaucoup plus loin que n’importe quel autre responsable du KMT dans les négociations politiques avec Pékin. Dans les débats, dans les forums, il a dit : « Le consensus de 92 n’est pas suffisant, ce n’est pas une base pour une paix durable ! nous avons besoin de davantage. » Je pense que c’est correct de le caractériser comme étant un candidat pro-Chine et « pro-unification ».
Chang représente-t-il une tendance plus large parmi les électeurs du Kuomintang, voire au sein de la société taïwanaise ?
Je ne crois pas qu’il représente une tendance au sein de la société taïwanaise, mais plutôt un petit fragment du KMT qui a toujours été viscéralement attaché à l’idée d’une unification avec la Chine. En fait, il y a certaines personnes au sein du KMT dont la loyauté première va à la République de Chine [aujourd’hui réduite à Taïwan, NDLR], et d’autres à la Chine, à « l’idée de Chine ». Cette contradiction est apparue de plus en plus claire ces dernières années, puisqu’on a réalisé que si la Chine doit être unifiée, alors ce sera la fin de la République de Chine. Quelqu’un comme Chang Ya-Zhang a fait face à ce dilemme, et il a choisi qu’il préférait l’unification. Quelqu’un comme Chu n’a pas fait face à ce paradoxe, mais semble préférer la République de Chine à l’unification. Ce qui, je pense, reflète la position de la majorité du KMT. La base qui soutient Chang est donc sans contexte un fragment du Kuomintang, mais à mon avis il n’est pas si grand que cela.
Pensez-vous que le KMT soit en mesure d’attirer de nouveaux électeurs sans avoir à faire face à cette question que soulève le « consensus de 1992 » ?
Non ! Chu est en faveur de la position traditionnelle du KMT, et il ne souhaite pas la changer. Or, la raison pour laquelle le KMT est si impopulaire chez les jeunes [3 % des membres du Kuomintang ont moins de 40 ans, NDLR], c’est peut-être en partie parce que ses dirigeants sont vieux, et qu’ils ont des problèmes de corruption, mais c’est fondamentalement en raison de leur position sur l’identité chinoise. Or, les jeunes sont encore plus nombreux à défendre une identité taïwanaise que les plus âgé. Si le KMT n’avance pas là-dessus, il n’arrivera pas à attirer de nouveaux électeurs.
Propos recueillis par Adrien Simorre, à Taipei

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A propos de l'auteur
Adrien Simorre est diplômé en sociologie urbaine de Sciences Po Paris et titulaire d'un M1 en Sciences de l'environnement. Devenu journaliste sur le tas, il est installé depuis 2019 à Taipei où il collabore notamment avec Radio France Internationale et Libération.