Histoire
Analyse

Corée du Sud : Park Chung-hee, la dictature capitaliste et le "miracle de la rivière Han"

Carte commémorative de l'investiture de Park Chung-hee à la présidence de la République de Corée en 1971 après sa troisième élection. (Source : Artsandculture)
Carte commémorative de l'investiture de Park Chung-hee à la présidence de la République de Corée en 1971 après sa troisième élection. (Source : Artsandculture)
Le 26 octobre 1979, le président à vie de la Corée du Sud, Park Chung-hee, est assassiné par le chef de ses services secrets. Si son nom est oublié, voire inconnu, son héritage perdure avec Hyundai, Samsung ou LG.

Le militaire

De tous les hommes forts qui ont conquis le pouvoir en Asie pendant la Guerre froide, le général Park Chung-hee émerge du lot. Physiquement frêle, ce militaire était incontestablement intelligent. Sa frugalité est restée légendaire. Aucun scandale financier n’entache sa mémoire.
*Korea’s development under Park Chung Hee, RoutledgeCurzon, 2004.
L’universitaire Kim Hyung-a, une de ses biographes, voit dans un poème qu’il a écrit dans sa jeunesse une clé de son tempérament :
Comme le soleil, même s’il ne brille qu’un jour
Comme les vagues, même si elles ne vivent qu’une nuit,
Satisfait, tranquillement,
Je dis adieu au jour qui passe
Et j’accueille le suivant.*
De ces vers, se dégage une personnalité tournée vers l’avenir, et comme le révèle sa carrière, un homme d’une volonté de fer qu’aucun obstacle n’arrête.
Né en 1917 dans un village du sud-est de la péninsule, Park a brodé sur son enfance mêlant le vrai à la légende. Il est acquis, cependant, que sa famille était très pauvre – de petits riziculteurs. Ses origines modestes lui ont donné du flair pour sentir les préoccupations de l’homme de la rue et trouver les mots pour gagner les cœurs bien qu’il ne fût pas un tribun et ce en dépit du rejet résolu de sa politique chez les intellectuels.
« Fils du peuple », il avait une profonde aversion pour la séculaire hiérarchie confucéenne traditionnelle. Il l’a remplacée en instituant une méritocratie technocratique faisant fi de l’âge et de l’origine sociale, basée exclusivement sur la capacité à exécuter ses ordres.
Ce militaire autoritaire était, en ce sens, un révolutionnaire qui a bouleversé l’ordre établi, a mené à son terme sa vision de l’avenir, tout en étant dénué de scrupules pour achever ses ambitions.

La jeunesse du général

À l’âge de quinze ans, Park est sélectionné par les autorités japonaises qui ont annexé la péninsule en 1911 pour devenir instituteur. Mais lui entend être soldat. En 1939, il démissionne de l’enseignement et, quelques mois plus tard, intègre l’Académie militaire du Mandchoukouo.
En 1942, il est envoyé à l’Académie militaire de Tokyo, une distinction rare pour un Coréen, généralement confiné au rang de supplétif.
Selon les témoignages de ses camarades, ses modèles sont Napoléon et les putschistes de « Niniroku », les jeunes officiers responsables du coup d’État raté à Tokyo du 26 février 1936.
Après avoir servi pendant les derniers mois de la guerre du Pacifique en Chine, il retourne dans la Corée libérée et rejoint une force para-militaire. Suit un épisode énigmatique. Son frère communiste est exécuté pour communisme. Park est arrêté pour ce motif, mais au lieu d’être fusillé – ce qui était la sentence habituelle pour crime politique – une cour martiale le condamne à la perpétuité. Dégradé, redevenu civil, il continue cependant à travailler dans les services de renseignement à titre bénévole.
Cette mansuétude s’explique par la désorganisation de la Corée du sud à la veille de la guerre avec le Nord (1950-1953). Son armée est squelettique. À cause du manque d’effectifs, les anciens officiers coréens de l’armée impériale japonaise en sont le noyau.
Park ne commande pas en première ligne pendant la guerre de Corée. Rétabli dans son grade, il organise à l’arrière les services du renseignement militaire.

L’homme fort bâtisseur

Le 16 mai 1961, un putsch le porte au pouvoir. Dans les semaines qui suivent, il pose les fondements de la « démocratie à la coréenne » (dixit son vocabulaire).
Le général Park Chun-hee, dictateur de la Corée du Sud et ancien officier de l’Armée du Kwantung, lors du putsch qui le porte au pouvoir le 16 mai 1961. (Source : Myth20c)
Le général Park Chun-hee, dictateur de la Corée du Sud et ancien officier de l’Armée du Kwantung, lors du putsch qui le porte au pouvoir le 16 mai 1961. (Source : Myth20c)
La Korea CIA – le service d’espionnage extérieur et de surveillance intérieure – est conçue en juin de cette même année. Dotée de pouvoirs extraordinaires, cette police secrète est l’ossature de son régime.
Immédiatement, Park procède à des « opérations chirurgicales » (un de ses euphémismes). Des milliers de fonctionnaires sont virés, des centaines d’opposants emprisonnés, des milliers d’autres interdits d’activités politiques. Pour faire bonne mesure, il fait rafler des trafiquants du marché noir, des membres de la pègre, des hommes politiques corrompus.
La Corée est alors au bord du gouffre. Le film Obaltan, un chef-d’œuvre du cinéma coréen réalisé en 1960, donne un aperçu du dénuement général. Le pays, parmi les plus pauvres au monde, est de facto en faillite et l’immense masse de la population vit dans une misère noire.
Voir le film Obaltan (Aimless bullet) de Yu Hyun-mok :
Park reforme de fond en comble l’administration en proie à la désorganisation et à la corruption. Le sommet est confié à des militaires venus de l’intendance, du génie ou des forces aériennes – des techniciens. Ils sont là pour insuffler le sens de discipline aux jeunes technocrates nouvellement recrutés.
En 1962 est lancé le premier plan quinquennal inspiré du Mandchoukouo et de la mobilisation économique du Japon pendant la guerre. Ce « capitalisme guidé » (dixit Park) repose sur la fermeture du marché intérieur, le soutien financier via des emprunts levés à l’étranger et garantis par le gouvernement à une poignée d’entrepreneurs sélectionnés selon leur capacité à remplir les objectifs de production qui leur sont assignés.
Les syndicats, interdits ; les salaires, fixés administrativement très bas. Les futures industries (raffineries, ciment, chimie…) sont réparties entre sociétés monopolistiques qui deviennent des « chaebols » (conglomérats) poussés à se diversifier dans de nouvelles activités. Samsung, dans le textile, devient du jour au lendemain producteur d’engrais.
Les hommes d’affaires doivent se soumettre ou sont écartés. La porte de sortie pour les réfractaires est l’exil. LG Electronics est fondé en 1966, Samsung Electronics en 1968.
La construction de la première autoroute du pays – décidée en passant outre l’opposition de la Banque Mondiale qui juge le projet trop onéreux pour la Corée du Sud – inaugure l’ère des grands projets. Casque sur la tête, Park se rend en hélicoptère inspecter personnellement la progression du chantier.
Le décollage de la Corée est fulgurant. Les exportations d’à peine 50 millions de dollars dix ans plus tôt franchissent la barre du milliard de dollars en 1970.
Le pays reste néanmoins fragile. L’une des principales recettes de devises étrangères sont les retombées financières de l’envoi de 310 000 soldats combattre au Vietnam.
La rapidité de la mise en place de la « démocratie administrative » (un autre de ses mots) indique que Park ne s’est pas lancé à la légère. Il a mûri sa décision. Il sait quoi faire, comment le faire. Il a conscience que la réussite économique est la condition sine qua non de son maintien au pouvoir.

La menace nord-coréenne

L’urgence explique ce démarrage sur les chapeaux de roue. Riche en ressources minières dont est démunie le Sud, soutenue par le camp socialiste, la Corée du Nord a plusieurs longueurs d’avance.
La menace que fait peser Pyongyang est permanente. En 1968, au pic des tensions qu’on qualifie parfois de « seconde guerre de Corée », les infiltrations de soldats nord-coréens sont quasiment quotidiennes. 518 soldats sud-coréens et américains le payent de leurs vies. Cette même année, un commando nord-coréen est éliminé en Corée du Sud avant de parvenir à la Maison Bleue – la présidence – et de tuer Park.

« Yushin », la tentation totalitaire

En 1972, Park fait tomber la façade de parlementarisme exigée par les Américains. L’état d’urgence est décrété. L’Assemblée est dissoute. Toutes les libertés constitutionnelles sont suspendues. La population entière est embrigadée dans les réserves militaires. Une nouvelle constitution est promulguée. Park se proclame président à vie.
Il nomme ce virage « Yushin » (traduit par « revitalisation » ou « restauration ») que résume ce slogan: « Construction d’une main, défense nationale de l’autre ».
En 1973, pour mettre au pas la jeunesse contestataire, une campagne est lancée contre les mini-jupes et les cheveux longs. Les policiers, mètre à la main, mesurent les robes des demoiselles et, armés de ciseaux, coupent les tignasses trop « rock and roll ».
Policier mesurant la longueur des mini-jupes dans le cadre de la campagne lancée en 1973 pour mettre au pas la jeunesse contestataire en Corée du Sud. (Source : Naver)
Policier mesurant la longueur des mini-jupes dans le cadre de la campagne lancée en 1973 pour mettre au pas la jeunesse contestataire en Corée du Sud. (Source : Naver)
La KCIA étend ses activité à l’étranger. L’opposant Kim Dae-jung est enlevé au Japon. Les agents de la KCIA entendaient faire disparaître son cadavre en mer. L’opération provoque un scandale international qui sauve la vie de ce démocrate qui finira par être élu président de la République de Corée en 1998.
En décembre 1974, Park Chung-hee est victime d’un nouvel attentat. Un agent nord-coréen tire sur lui. Son épouse, Yuk Young-Soo, est tuée au cours de l’échange de coups de feu.
En 1975, pour étouffer la contestation des milieux universitaires, Park fait pendre huit dissidents au terme d’un procès monté de toutes pièces.

Un partenaire peu conciliant

Ce raidissement politique se nourrit du retrait américain du Vietnam en 1972. Les États-Unis protègent militairement la Corée du Sud par le jeu de bases installées dans la péninsule et au Japon. Mais peu enclin à la servilité, Park cherche à tourner cette alliance à son avantage, d’où des tensions souvent vives avec Washington. Le désengagement américain d’Indochine renforce sa méfiance envers son allié d’Outre-Pacifique.
La perceptive de la chute de Saïgon, que Park prévoit inévitable, le convainc qu’il est vital de disposer d’un complexe militaro-industriel supérieur à celui du Nord pour se passer des Américains. Ce qui le conduit à vouloir l’arme nucléaire et des missiles à longue portée. Cette fuite en avant détériore les tensions entre Séoul et Washington. Les Américains jugent, non sans raison, qu’une Corée du Sud nucléarisée déstabiliserait la région Asie-Pacifique.
À l’intérieur de la Maison Bleue, l’ambiance est martiale. Ministres et ministères sont confinés à des rôles d’exécutants dociles. Park ne fait confiance qu’à ses secrétaires, des ingénieurs enthousiasmés par les prodiges apparemment irréalisables qu’il exige. L’ambiance est celle d’un état-major en temps de guerre. Ses secrétaires se mettent au garde-à-vous devant leurs supérieurs. Se contenter d’une soupe de nouille à midi, le met préféré de Park, est vu comme gage de « bon esprit ». Partager ce modeste plat du peuple à sa table est la meilleure gratification. Mais au moindre échec, les têtes roulent. Et de haut en bas, la KCIA veille.

Le « miracle de la rivière Han »

Avec « Yushin », la Corée émerge en petit dragon. C’est le « miracle économique de la rivière Han », le fleuve qui coule à Séoul.
Le sidérurgiste Posco, enfanté ex nihilo à peine quatre ans auparavant avec moins de quarante salariés, symbolise la démesure du programme industriel de Park. Fin 1972, les premières coulées sortent des hauts fourneaux de Posco à Pohang. Ce site, jailli du néant a été conçu d’emblée pour être la plus grande aciérie du monde. Posco est aujourd’hui numéro un mondial de l’acier.
Park Chung-hee inaugure l'acierie de Pohang fin 1972. (Source : Posco)
Park Chung-hee à l'acierie de Pohang fin 1972. (Source : Posco)
Les chantiers navals Hyundai sont portés par le même souffle prométhéen : ils acceptent les commandes d’un armateur grec alors qu’ils n’ont jamais lancé le moindre navire et n’ont même pas de forme de radoub. Les cales sèches sont aménagées en même temps que les bateaux sont assemblés, une prouesse unique.
Le « miracle de la rivière Han » est le résultat de méthodes d’une économie de guerre. Exporter est une bataille ; les produits, des munitions ; la main-d’œuvre, une armée. La croissance explose au rythme annuel de 16,6 % entre 1972 et 1977. Cette année-là, les exportations crèvent le plafond de 10 milliards de dollars.

La chute du régime

Cependant, la contestation n’a pas désarmé. Les universités s’embrasent épisodiquement, aussitôt occupées par l’armée. Des grèves éclatent. Les Églises se mobilisent contre la répression.
Malgré la censure – la KCIA valide les articles des journaux avant publication – et le climat d’intimidation, au cours des élections organisées pour légitimer son monopole sur le pouvoir, il peine à remporter la majorité des suffrages.
En 1975, un rival de Park meurt au cours de ce qui est officiellement classé en accident : Chang Chun-ha serait tombé au fond d’un ravin au cours d’une excursion.
En octobre 1979, disparaît à Paris Kim Hyung-wook, un ancien directeur de la KCIA, certainement victime d’agents de Park. Tombé en disgrâce et réfugié aux États-Unis, l’ancien policier en chef menaçait de faire des révélations embarrassantes. Son cadavre n’a jamais été retrouvé.
Dix jours plus tard, Park est assassiné par Kim Jae-gyu, le chef de la KCIA.
Reconstitution de l'assassinat de Park Chung-hee par Kim Jae-gyu, chef de la Korea CIA (au centre avec le pistolet au poing). (Source : Subin.kim)
Reconstitution de l'assassinat de Park Chung-hee par Kim Jae-gyu, chef de la Korea CIA (au centre avec le pistolet au poing). (Source : Subin.kim)
Comme une bonne part de l’histoire contemporaine de la Corée, les circonstances de cet assassinat sont confuses. Ce qui est certain, c’est qu’alors que Park exigeait d’envoyer les parachutistes tirer sur des manifestations qui prenaient de l’ampleur à Busan, Kim Jae-gyu aurait déconseillé cette répression afin de ne pas aggraver les relations avec les États-unis, au plus bas depuis l’élection de Jimmy Carter. Ensuite, les théories divergent. Park se serait emporté et aurait insulté le maitre espion, lequel, aussi aviné que le président, aurait lavé l’affront à coups de pistolet. D’aucuns présentent l’assassin en héros qui se serait sacrifié – il a été pendu – pour hâter le retour à la démocratie. Enfin, il y aurait derrière cette élimination la main des Américains.

Son ombre hante la Corée

L’héritage de Park est omniprésent via les produits coréens de grande consommation vendus aux quatre coins du globe.
En Corée, une partie de l’opinion, celle qui espère un sauveur providentiel et à poigne, le porte toujours aux nues. Il y aussi la nostalgie des années 1970, des temps pourtant très durs que la mémoire embellit. Ces sentiments ont porté à la Maison Bleue sa fille, Park Geun-hye, en 2012.
Incontestablement, Park a laissé une empreinte indélébile. Mais autant le succès de son industrialisation à marche forcée, ce qui marque la Corée du Sud est l’opposition massive à l’état-caserne qu’il avait décrété. Sans le démantèlement de l’appareil répressif et l’instauration de la démocratie, la modernisation du pays n’aurait jamais été achevée. La résistance à son pouvoir a ancré dans les consciences la nécessité de préserver les libertés, l’importance des droits de l’homme, de la liberté de la presse, d’avoir des contre-pouvoirs.
Aujourd’hui, la justice sud-coréenne est indépendante, à l’abri des pressions politiques. À telle enseigne que Park Geun-hye, qui voulait marcher dans les pas de son père, a été destituée par le parlement et un tribunal l’a condamnée à vingt années de prison en 2017 pour divers abus de pouvoir.
Par Bruno Birolli, avec Park Joon-gyun à Séoul

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.